le Lucky Cat
L’air est frais, humide ; le ciel est couvert. Fort à parier que si on ne se trouvait pas en ville, le brouillard serait également présent pour venir égayer ce somptueux tableau digne d’une soirée d’automne. Danh, il shoote dans un un caillou qui se trouve sur le trottoir - probablement un morceau de pavé qui s’est décollé d’on-ne-sait qu’elle allée… Il soupire. Il fait froid. Il ne sait même pas l’heure qu’il est… Danh ne sait de toute façon jamais l’heure qu’il est. Il ne sait pas quelle lubie l’a pris d’aller à l’autre bout de la ville à pied, et d’avoir traîné si longtemps. Oh, s’il y avait été habitué, il aurait commandé un Uber - ou un taxi - mais de là où il vient, ça n’existe pas, tout ça, alors l’idée ne lui a même pas effleurée l’esprit.
Il shoote une deuxième fois dans le morceau de pavé, qui vient rouler dans la rigole… Et finir par tomber par une plaque d’évacuation des égouts. Soupir. Super, il n’a plus aucune distraction. Obligé d’avancer dans ces rues mal éclairées, froides et moches de la ville. Danh n’aime pas la ville. Vraiment pas. Et pourtant il y reste. Peut-être parce qu’il commence à y trouver un point d’accroche. Ce qu’il ne connaissait pas trop avant. Peut-être. Ou peut-être pas. A vrai dire, il n’a nulle part d'autre où aller. Alors… Mains enfoncées dans les poches de son manteau, il avance, Danh. Il croise des gens dans la rue ; mais il ne distingue pas leurs visages, tout est flou. Et pour une fois, ce n’est pas parce qu’il a bu, non, simplement parce qu’il est perdu dans ses pensées, Danh.
Tellement perdu, qu’il se surprend à arriver si rapidement dans sa rue. Et c’est tant mieux, qu’il se dit. Il n’a plus qu’à ouvrir la porte de chez lui, et se jeter - se morfondre - sur le canapé. Le mauvais temps le déprime, à Danh. Le froid le fait succomber à la mélancolie. La nuit l’attire dans les ténèbres. Et… Oh, tiens, elle est encore ouverte cette boutique ? L’attention est piquée au vif. Depuis qu’il a emménagé ici, Danh n’a jamais pris le temps d’aller voir plus en détail l’intérieur de la boutique qui lui fait office de voisine. Il lui apporte même une importance telle qu’il n’en connaît même pas les horaires d’ouverture… C’est pour dire. Au moins, Danh, c’est pas ce voisin chiant qui va venir rouspéter contre le propriétaire parce que les clients font trop de bruit, où que le cling-cling bien répétitif signalant l’arrivé d’un client dans la boutique le dérange.
Il pousse la porte, Danh. Il n’y a personne. Enfin, pas de client. Du moins, il suppose ? Faut dire, il explore par chaque recoin de la boutique pour vérifier, hein ; c’est qu’il a pas que ça à faire… Ok, peut-être si, j’ai rien d’autre à foutre... Il avise un gars, qu’il suppose être le vendeur. Peut-être qu’il l’a déjà vu, Danh ? Probablement s’il travaille ici.
cling !
le bruit familier de la porte qui s’ouvre
assis derrière le comptoir, il est occupé à compter la recette du jour. pas phénoménal, ça ne l’était jamais de toute façon, ce n’était pas le but, et au moins ça permettait des caisses rapides. quand cyllène ne se trompait pas, mais à force de colères comme des tempêtes, des erreurs, elle n’en faisait plus du tout.
son regard se lève rapidement vers l’horloge accrochée pas loin, sur un mur.
vingt-et-une heures cinquante-cinq.
fermeture dans cinq minutes.
oh, merveilleux. tout simplement merveilleux.
On ferme dans cinq minutes.
Non seulement il arrive quasi pour la fermeture (même moi j’ai la décence de ne pas le faire), mais en plus il me cause.
Fais ton petit tour et barre-toi, j’ai ma caisse à finir et une boutique à fermer et je n’ai pas envie de parler au moindre imbécile assez stupide pour venir se perdre ici. Qu’est-ce que je fais ici à cette heure-là ? Je travaille. Tu t’attendais à quoi, exactement ? Tu crois que je suis là par plaisir ? Tu crois que je m’amuse, à être là à presque vingt-deux heures, alors qu’il fait nuit noire dehors et que j’ai sans doute mieux à faire que de traîner ici, c’est à dire absolument tout ? Non je suis pas là par passion non, non je bosse, on tient la boutique depuis quelques années, tu vois, faut bien maintenir les façades et c’est moi qui tient le rôle, tu parles, j’aurais préféré me salir les mains, ceux qui servent de bras armé pour quelqu’un d’autre n’ont pas à se taper une journée de clients, oh mon dieu les clients, mon pire cauchemar. Si l’enfer existe j’y suis, fidèle au poste depuis… je sais même plus combien d’années. Trop.
Je suis étonné qu’il n’y ait pas encore eu de morts ici.
Enfin.
Façon de parler.
Bon qui c’est, ce type, pourquoi est-ce qu’il vient, déjà, je checke, histoire que ce ne soit pas une “livraison” de dernière minute, et le gars est familier. Je l’ai déjà vu et pas moyen de me rappeler où. Hm. On se connait. Ce n’est pas une question, je le sais, mais d’où il sort, encore, et pourquoi est-ce que son visage est si famil-
…
Ah.
T’es pas le gars qui vient de déménager en dessous ?
En tous les cas, il me dérange en plein comptes. Et ça, ça m’emmerde.
Et je sens qu’il va rester. Oh, j’ai le sentiment qu’il va rester. Soupir.
J’abandonne la caisse, j’abandonne la thune, j’abandonne mon espoir sincère d’en avoir fini avec cette putain de boutique pour la journée.
Qu’est-ce que tu veux ?
le Lucky Cat
C’est que c’est pas un marrant, le vendeur. Danh a bien envie de le qualifier de vieux grognon… Il n’est cependant pas certain d’avoir très envie de l’appeler ainsi à voix haute. Il hausse les épaules, quand il apprend que la boutique ferme dans cinq minutes. C’est bien, ça lui fait une belle jambe. Il soupire quand l’autre lui dit qu’il travaille. Faut dire que ça se voit… S’il était en train de faire un ballet, il ne serait pas dans une telle tenue. Bon, en même temps, Danh, il a pas trop aidé en s’annonçant de la manière dont il l’a fait.
Il marche - sans but - dans les allées de la boutique, Danh, il regrette un peu que le vendeur de la boutique qui lui sert de voisin ait l’air si… Chiant. Soupir. Il ne s’attendait à rien, il est quand même déçu. Allons bon… Au moins, il reprend la parole pour dire une vérité.
Et puis, vient la question. La question un peu bête. Que fait-il ici ? Bah, ça se voit, non ? Je fais du tricot… Par chance (?), Danh n’est pas encore assez bête - ou inconscient - pour répondre ça. Alors bon, il garde son honnêteté, mais il dit les choses de manière plus correcte…
Il le regarde tourner dans sa boutique, les sourcils froncés.
Voisin, peut-être, mais il lui semblait extrêmement louche. Il se ravise, jugeant plutôt que c’était un… comment dire. Un original.
Il range l’argent sans se presser, sans vraiment faire attention au fameux voisin. Ses doigts passent sur le couteau accroché en dessous de la table, mais il retire sa main avec un soupir discret. Il était chiant, certes, mais ce n’était pas une raison suffisante puis lui arracher les boyaux.
Si je lève les sourcils plus haut que ça ils vont se décrocher de mon visage.
Le gars me sort un “cool” comme si c’était moi qui avais lancé la discussion.
Un deuxième. Je vais me jeter au dessus de ce bureau et l’étrangler. On a pas idée d’être aussi désagréable.
C’est moi qui suis désagréable dans ma propre boutique, c’est clair ?
Il me sourit, en plus. Est-ce qu’il me prend pour un con ?
Oh mon dieu mais c’est qui ce gros crétin qui vient squatter ma boutique encore.
Mon voisin. Vraiment super.
Sa réponse me laisse sans voix. Ça me fait (presque, et j’insiste) sourire tellement ça me bute.
C’est mort. Dans cet immeuble, c’est chacun pour sa gueule.
Et par chacun pour sa gueule je veux dire qu’à la base j’étais le seul à y vivre, depuis que la famille en face sur le palier a étrangement disparu, et ça m’arrangeait très bien, d’être tout seul, j’avais pas à composer avec ce genre d’emmerdeurs, parce qu’en plus d’avoir l’air chiant au possible, maintenant il prenait la moitié de ma cave, ma réserve, et déjà que c’est pas Versailles en terme d’espace, ici, là ça commençait à devenir vraiment pénible.
C’est bien de connaître les voisins.
Non mais et puis quoi encore.
Et après quoi, on s’invite pour l’apéro ? On se fait une petite soirée pyjama ? On part en week-end ensemble au spa puis faire un trek à la montagne puis tu viens pleurer sur mon épaule à ta prochaine peine de coeur ? Oh, c’est gentil, mais vraiment, j'insiste : je préfère encore mourir.
Mais pourquoi il me parle encore. T’as pas compris que je veux que tu dégages ? Si t’es assez seul pour venir taper la discute au mec qui ne peut pas s’enfuir parce qu’il est derrière un comptoir (à savoir, moi, là, présentement), aies au moins la décence de venir pendant les heures d’ouverture.
PAS CINQ MINUTES AVANT QUE JE FERME.
S’il me suit jusque chez moi et qu’il continue à me parler je mets feu à son appartement.
C’est la règle chez moi, pas de traitement de faveur.
Si je commence à fermer les lumières il va comprendre et se casser, non ?
Et c’est vraiment… touchant de ta part de penser que j’en ai quoi que ce soit à foutre que les clients reviennent.
Oh, ça se voit tant que ça que j’adore mon métier ? <3
C’est le jour de congé de la gérante. Je suis le propriétaire. Faut bien faire tourner la boutique en son absence.
Même si vraiment, vraiment si ça ne tenait qu’à moi…
le Lucky Cat
Il lève les yeux au ciel, Danh. Ce type, il a tout l'air d'une plaie. Et dire qu'il va se le coltiner en voisin… Bon après, Danh est loin d'être un voisin investi, plutôt du genre : on sait qu'il existe, et ça s'arrête là. Au final, peut-être devrait-il faire demi-tour, oublier ce vieux bonhomme, faire comme avant. La vie était plus simple avant, non ? Long soupir. Oui, effectivement, la vie de Danh a toujours été meilleure avant, limite, à croire qu’il ne fait qu’enchaîner les mauvaises décisions.
Il contourne le comptoir et s’appuie dessus, bras croisés, le regard posé sur Danh, le visage las. Il ne fait pas semblant de contenir un soupir ennuyé, et regarde l’heure, une fois de plus. La boutique devrait être fermée depuis une minute déjà.
Son regard se pose à nouveau sur Danh, presque fiévreux tant il a physiquement envie de le prendre par la peau du cou et de le mettre dehors à coups de pied.
Gnignigni oh ça va hein, range-la toi où je pense, ton ironie. Si tu voulais des voisins avec qui organiser des barbecues, fallait te renseigner avant de déménager ici. T’es au coeur des CDC, petit mec, pour la bonne ambiance fallait pas venir dans ce quartier, même si, hé oui, c’est clairement moins cher, un loyer hors de prix ou un voisin qui va clouer un pigeon mort sur ta porte, il faut choisir, réfléchis bien, petit mec, réfléchis bien.
Tiens, faudrait que j’y pense, au coup du pigeon mort…
Quand j’avais pas de voisins, au moins j’avais pas besoin de faire semblant d’en avoir quelque chose à foutre, c’est assez clair comme ça que sa présence ne m’est que nuisance ou est-ce que je dois être encore plus direct ?
Non parce que je peux. Je peux sans soucis. Je peux insulter sa mère s’il le faut. Et je serai très sincère, merci bien.
Très sympa ouais tu parles. J’espère qu’il est ironique. J’espère qu’il me fait une blague. J’espère qu’il n’est pas vraiment sérieux parce que sinon je vais vraiment péter un câble. Sympa de faire tourner une boutique ? Mon gars j’aimerais t’y voir. Je donnerais ma vie et celle de ta grand-mère pour être partout ailleurs qu’ici.
Je déteste faire tourner une boutique. C’est clair ? Je déteste les clients et je déteste tout ce qu’on vend et je déteste les souvenirs liés à cet endroit et pourtant je suis prêt à le défendre bec et ongle, vraiment qu’est-ce qui ne va pas chez moi.
Y a que moi qui peut critiquer cette boutique.
Oh woaw voilà qu’il fait le voisin bien élevé, trop aimable, il est vingt-deux heures trois et j’aimerais surtout que tu dégages, en fait, oh c’est trop aimable, quel beau geste, j’ai pris la voix la plus désintéressée que possible et dieu sait à quel point je suis facilement désintéressé.
Cette boule à neige ne me dit rien, je suis pas tout à fait à jour sur ma propre boutique, manifestement, mais bon je suis propriétaire, j’ai tout laissé dans les mains de ma gérante, c’est Cyllène qui se charge de tout, dont du stock, et elle a beau être con comme un balais, au moins là elle se débrouille.
Et Cyllène a, apparemment, commandé des boules à neige. Ah. L’économie polarienne est sauvée, alléluia.
Il me tend un billet et je pense que je vais lui faire bouffer ses godasses par le cul et l’étrangler avec ses lacets.
Tu sais quoi ? Tu m’emmerdes, effectivement. Prends-la, offert par la maison, cadeau de bienvenue si ça te chante.
Je m’approche de lui, on fait presque la même taille, c’est bien, je devrai pas lever la tête, marre de menacer des gens plus grands que moi, ça fait mal au cou à force. Génétique de merde.
Maintenant tu dégages. C’est fermé.
le Lucky Cat
C’est un profond soupir, mélange d’une légère compassion et peut-être un peu de tristesse, que fournit Danh en réaction aux propos du propriétaire de la boutique. Pas qu’il s’attendait à quelque chose en particulier, mais disons… C’est dommage d’avoir une telle pensée. Ah, et dire qu’après, ce sont les vieux qui sont sans cesse en train de râler parce que les jeunes ne sont jamais polis ou souriants. Ce vieux bonhomme, propriétaire du Lucky Cat, il est bien le parfait contre-exemple. Enfin, tant pis, ça ne changera de toute façon pas la face du monde.
Alors qu’il s’apprête à vraiment payer sa fichue boule à neige - et à la rigueur, lui dire aussi qu’il peut garder la monnaie, parce que franchement, Danh, il aura la flemme de ranger quelques pièces jaunes - l’autre lui dit que c’est un cadeau. Franchement, mate un peu la taille du cadeau… Même la bouteille de vin à deux dollars, ça fait moins claqué au sol comme cadeau…
Du coup, Danh, il attrape la boule à neige posée sur le comptoir, qu’il glisse au fond de la poche de son manteau - tout comme le billet froissé qu’il reprend, puisque le gars n’en veut pas, il y aura meilleure utilitée, n’est-ce pas ? - et puis, il revient sur ses pas, se dirige vers la sortie. Mais, il ne peut en rester là, Danh. Il est obligé d’ajouter autre chose.
Ce que c’est chiant, les voisins. Correction. C’est le propriétaire de cette boutique qui est chiant, en fait, et il se trouve que c’est son voisin… Bah. Au moins, c’est qu’il a gagné une boule à neige, Danh.
Il le regarde se diriger vers la sortie sans un mot, bras croisés, mâchoire serrée. Une seconde de plus et il lui sautait à la gorge, ça se lisait dans son langage corporel qu’il ne savait pas masquer.
Il me tend. Tout son être me tend, chaque mot qu’il dit me tend, l’idée qu’il respire me tend, il existe et ça me tend, je le connais depuis cinq minutes et il a déjà réussi à m'agacer plus que je ne l’ai été de toute ma journée, et c’est mon voisin. Mon putain de voisin. Oh, les relations de proximité risquent d’être… tendues. Je suis très mauvais pour faire semblant. Ou alors je fais pas d’efforts, en vrai, mais je sais que je n’apprécierai jamais ce type et que ça risque d’empirer.
Gomelza.
C’est le nom que j’ai lu sur la boîte aux lettres et ça m’a fait tiquer. J’ai l’impression que ce nom est familier, mais bon, j’en connais du monde et j’ai vécu quelques années, je peux me tromper. Je peux confondre.
Mais ce Gomelza en particulier, oh lui, je sens qu’il va falloir que je commence la méditation pour survivre à sa présence.
La méditation.
J’ai failli me faire rire tout seul.
Allez, dégage.
Et il se retourne. Il se retourne le con, putain.
CASSE-TOI.
Il se retourne, il me regarde et il me…
… il me remercie ??
C’était une déclaration de guerre, c’est ça ? Hein ? C’est ça ?? Qu’est-ce qu’il me veut ?? Pourquoi il me remercie ?? “Au plaisir de te revoir” mais de quoi il parle ???
Il me coupe sous le pied l’élan de “moi qui vais lui péter la tronche en direct du pas de la porte de mon magasin” et je me retrouve comme un gros con planté au milieu de la boutique à le regarder comme s’il venait de lui pousser une corne au milieu du front.
Je suis censé répondre quoi à ça, moi ?!
Rien besoin d‘ajouter parce qu’il part.
Il claque la porte et le Lucky replonge dans le silence.
Il est vingt-deux heures six et je viens de rencontrer mon nouveau voisin.