Un peu plus tôt dans la semaine, l'idée lui avait traversé l'esprit que Riley était peut-être mort.

Pour commencer, le jeune homme ne s'était jamais affirmé au travers de ses qualités solaires, mais ces derniers temps, il ne répondait même plus à ses appels. L'affront de trop pour Arden : elle effectuerait le déplacement aux premières lueurs de l'aube ! ( En réalité, quelques jours plus tard, sous le soleil de plein midi, avec un empressement au-dessus de tout éloge. )

Le corps vacillant et le souffle rompu, preuves indéniables de sa condition physique, c'était avec toutes les peines du monde que Arden traînait des pieds jusqu'à l'appartement de son vieil ami. Maugréant quelques invectives entre ses dents sur les vestiges de vomissure dans la cage d'escalier : estampilles tenaces de nuits enfiévrées et de matinées de vagabondage, désormais sensiblement imprégnées sous les semelles de ses sandales en cuir ! Était-ce là la récompense qu'on octroyait à ceux et celles qui bravaient la fraîcheur aurorale pour s'enquérir de l'état de santé d'un intime ?

Elle réprima un haut-le-cœur au souvenir des odeurs pestilentielles, passa une main dans ses cheveux pour se recoiffer, tentant de recouvrer une allure respectable. Puis, elle prit une inspiration profonde — une vague répulsion lui monta à la gorge — et laissa agir son zèle contre la porte d'entrée, qu'elle frappa soudainement de coups successifs... accompagnant au geste des exclamations éplorées ( et essoufflées ) :

« Riley, je t'en prie... c'est urgent ! Si tu es là... réponds, dis... quelque chose ! »

« Riley ! »

Arden le gratifia d’un éclatant sourire découvrant toutes ses dents. Elle ne lui laissa pas le temps de se mettre en défense, le serrant promptement dans ses bras : « Ça me fait tellement plaisir de te voir ! C’est fou ce que tu as mauvaise mine... ! » Et profita de cette opportune circonstance pour échanger de place avec lui en se dégageant de l'étreinte, pour se frayer un chemin au cœur de son logement avec subtilité.

Dans la même foulée, elle posa son sac sur le meuble le plus proche, fronçant légèrement les sourcils lorsqu’elle nota une forme se mouvoir rapidement un peu plus loin : « Ne panique pas, je viens de voir un rongeur. Voudrais-tu que je fasse appel aux services d’un artisan pour une dératisation ? »  

La sonnerie de son portable suspendit brusquement cette proposition ; avec un soupir à fendre l’âme, Arden trifouilla son cabas en quête de son Huawei pour — décrocher, sans ambages.

« Oui, allô ! … Oui, je t’entends parfaitement. Je suis chez un ami ! … Non, qui t’a dit ça ? Tu comptes y aller ? … »

Manifestement accablée par la tournure de sa conversation, Arden se laissa tomber sur le canapé du petit salon, pleine de considération pour l’occupant des lieux. De toute évidence, elle était à présent chez elle ! Dans le scénario hypothétique ( mais fort plausible ) où Riley aurait exprimé de l'agacement, peut-être même lui aurait-elle demandé par un geste de demeurer silencieux.

Après quelques longues minutes, et des éclats de rire ponctuels, Arden raccrocha enfin et regarda Riley, les yeux égarés :

« Alors, qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui ? Est-ce que je peux avoir un verre d’eau ? » demanda-t-elle, sans gêne apparente.

Riley, dans son infinie mansuétude, lui apporta un verre, et elle le remercia avec douceur. Elle but une gorgée, mais tira aussitôt une grimace. L’eau était glacée : elle n’aimait pas l’eau glacée. Son expression se figea en une moue incertaine, un brin scandalisée, toutefois, subodorant qu’elle avait déjà trop joué avec le seuil de la patience de son intime — et ne souhaitant pas se prendre un coup de béquille amplement acquis —, elle ravala ses griefs et continua de siroter le contenant.

Ce discernement plein de considération lui valut toutefois la curiosité ( à n’en point douter ) de son allocutaire, et elle sursauta presque de joie à la manifestation de son intérêt !

« Oh ! Je ne veux pas t’ennuyer avec un ramas d’histoires scandaleuses… mais te connaissant, tu persévéras jusqu’à obtenir tous mes plus grands secrets, n’est-ce pas ? Assieds-toi à côté de moi !  »

L’expression de la désaffection profonde de Riley ( encore qu’admirablement authentique ) pour sa personne parut lui passer par-dessus la tête. Arden lui fit une place sur le récamier pour qu’il vienne s’asseoir — juste assez pour s’installer, sans pouvoir se dérober à une promiscuité suffocante avec l’héritière.

De longues minutes s’écoulèrent dans ces conditions, cadencées par un ininterrompu flot de paroles rapportées sans queue ni tête. Elle parla de sa mère et de ses nouvelles entreprises commerciales ; de notions financières ( rapportant sans nul doute des propos de son père ) ; qu’elle avait gagné du poids — elle pesait cinquante-trois kilos, maintenant ; tout un fatras incoercible de paroles et de réflexions décousues.

« Tu sais, Riley, je suis vraiment heureuse de te voir  », souffla-t-elle, interrompant tout à coup sa tirade. « Et je suis certaine que c'est réciproque. Sinon, tu ne m’aurais pas écouté aussi longtemps. Alors, dis-moi tout ! Qu’est-ce que tu faisais depuis tout ce temps ? Tu as changé de numéro de téléphone ? »

Tout employé qu’il était à l’étude d’un plafond enfumé par les saisons et les années, Arden saisit l’occasion pour filer en catimini sur son téléphone, pianotant sur le clavier virtuel avec une discrétion louable. Après avoir lu et relu un message qu’elle expédia lestement d’une pression de l’index, elle déposa le Huawei sur une table voisine, à côté de son verre d’eau à moitié vide. « Mm-hmm. Bon, dans ce cas, n’oublie pas de me donner ton nouveau numéro, d’accord ? Si tu n’as rien à dire, est-ce que je peux reprendre ? » demanda-t-elle, avec une candeur ingénue. Elle n’attendit pas de réponse — elle n’en escomptait sans doute pas autant —, reprenant sa tirade emphatique sur quelques faits divers pittoresques sans grande valeur sur Étienne, Callie, Russell et tant d’autres personnalités estimables de son cercle proche.

Une joyeuse cacophonie de mots déroula les flots intarissables d’une parole sautillante, sans structure et sans objet : Arden parlait avec l’empressement fébrile d’une femme en éternel cénacle, qu’elle accompagnait d’une gestuelle excessivement théâtrale.

Emportée par l’un de ses souvenirs qui lui martelaient les tempes, un soudain mouvement de son bras entraîna le verre posé sur la table, lequel répandit son contenu sur le Huawei, avant de rouler jusqu’au bord du support et de se briser sur le sol dans un épouvantable fracas de verre : « Oh mon Dieu ! » s’exclama-t-elle, les yeux ronds.

Elle porta ses mains à sa poitrine, comme pour contenir les battements redoublés de son cœur.

« C’était un cadeau de Papa pour mon anniversaire… »

Arden sentait déjà les larmes lui monter aux yeux : qu’allait-elle faire s’il ne fonctionnait plus ?

L’expression de son émotivité, à laquelle il fallait se garder de donner trop d’importance pour ne pas se risquer à s’engager dans son petit jeu, se heurta au parfait désintéressement de son camarade. Arden ne sembla pas désarçonnée le moins du monde : des sanglots dans la voix, elle acquiesça avec des remerciements empressés tout en se levant pour gagner la cuisine. La remarque désabusée de son interlocuteur lui fit hausser les sourcils, avant qu’un sourire d’une douceur infinie et à la bienveillance insupportable naisse sur ses lèvres : « Oh oui, ne t’en fais pas pour moi… »

Étrange initiative que de baptiser un rongeur ayant élu domicile dans son salon, songea-t-elle en traversant l’appartement telle une flèche, déjà sortie de son profond abattement.
La solitude doit le « ronger » de l’intérieur.

( Arden réprima à grand-peine un ricanement que son grand-père n’aurait pas manqué de juger malgracieux. )

La cuisine était à l’image du salon : de l’électroménager fonctionnel, des meubles quelconques, un évier en inox — l’ensemble, dans un état de propreté irrépréhensible particulière aux consciences scrupuleuses. Quelques verres et assiettes trônaient dans l’égouttoir à vaisselle. « Tu vois une lavette propre, par là ? » Elle eut un moment d’absence. Bien entendu, personne ne lui répondrait… puisque Riley ne s’était pas donné la peine de l’accompagner dans son expédition ; preuve, à n’en point douter, de la confiance absolue de ce dernier à son égard !

Arden ressurgit quelques instants après aux côtés de son ami, visiblement de bien meilleure humeur.

« Écoute, ne le prends pas mal : je viens de voir l’heure, je dois absolument partir — j’ai un repas chez des amis. »

Le ton singulièrement résigné de ses paroles tranchait curieusement avec son expression pleine de ravissement ; si Arden ne disait pas ce qu’elle pensait à haute voix, elle ne cachait manifestement pas ce qu’elle éprouvait à l’idée de quitter la compagnie maussade, pour ne pas dire mutique, de Riley.

« J’espère que tu ne m’en tiendras pas rigueur de te fausser compagnie si vite… Et si tu me donnais ton numéro de téléphone, avant que je parte ? Je t'appelle ce soir ? » demanda-t-elle, un sourire jusqu’aux oreilles, sans lui permettre d’esquiver la question.