Vendredi après-midi, Astèr n'a pas de cours à donner au lycée. Que faire ? Comment passer son temps ? Et si elle allait rendre visite à son amie Madie, puis qu'elle emportait avec elle son attirail professoral. C'est parti, aujourd'hui, c'est subjonctif présent.

C'est même pas pour l'argent que j'ai envie de faire ça, juste pour passer du temps avec quelqu'un que j'apprécie, lui partager un morceau de savoir, parce que c'est surement ce que je fais de mieux dans la vie. Autant profiter de cette excuse pour aller la voir, puis l'embêter un peu. Puis si elle avait pas la force de réfléchir, alors on discutera, peut être jusqu'au coucher du soleil, on profitera du temps toutes les deux en souriant et en se rappelant des choses de nos vies. C'est vrai que ça a été assez soudain, cette hospitalisation, puis c'est vrai que ça l'a pas mal changée, mais est-ce qu'on peut vraiment lui en vouloir ? J'ai jamais vécu de situation pareille, mais ça doit assurément beaucoup changer quelqu'un.
J'avais pris un peu de temps pour me préparer, un peu plus que d'habitude, j'avais un peu d'appréhension, c'est vrai, les hôpitaux... c'est pas la joie de vivre là-bas. C'est difficile de se dire qu'on va à l'hôpital de bonne humeur, on va visiter des malades, des gens qui vont pas bien. Et je culpabilisais un peu de sourire, parce que je savais pertinemment que l'hôpital, c'est l'empire de la tristesse.
Perdue dans mes pensées, mes pieds m'avaient ammenée jusqu'à l'hôpital sans que j'en sois vraiment consciente. L'ambiance a changé d'un coup une fois le sas d'entré passé. Je me sentais un peu comme en apnée ici. J'ai demandé à la chambre où elle était en cramponnant mon sac jusqu'à en faire blanchir mes phalanges, mais tout s'est bien passé. J'ai eu un rapide flash d'une réalité alternative fictive où on me jetais dehors parce que je venais pour un motif aussi trivial. Je choisis les escaliers, pour me faire un peu de mal, puis profiter de ces rapides flashs de mondes parallèles où tout est parfait.
Devant la porte, je prend une bonne respiration, puis une autre, et je me décide à ouvrir la porte

— Coucou madi-chou !

Dès que la porte s'est ouverte, mon sourire est revenu, autant parce qu'il fallait que je l'aie ce sourire, sans quoi je risquais d'attrister Madie, puis parce que j'avais sincèrement envie de sourire en la voyant. Puis mon visage rougit lorsqu'elle me dit que je suis magnifique. Pourtant, j'ai rien fait de spécial. Vraiment rien, j'ai mis des habits un peu au hasard sans trop y réfléchir. Enfin, j'avais choisi quelque chose d'à peu près comfortable. Un jean, un t shirt blanc un peu large, des baskets. Rien de plus. Ca me faisait vraiment plaisir qu'on me complimente alors que j'étais habillée si simplement. Ca me donnait l'impression d'être belle sans artifices, je pense que c'est le plus beau compliment qu'on puisse faire à quelqu'un. Je balaie le début de gêne en lui demandant :

— Comment ça va, aujourd'hui ? Pas trop mal ? Pas trop de soucis ? Les infirmières sont gentilles avec toi ? Tu manges assez ? Tu veux quelque chose ?

Oui, c'est un flot de questions, littéralement, qui s'est abattu sur la pauvre Madie convalescente. C'était surement pas le plus judicieux, mais ces questions me brûlaient les lèvres et je n'avais pas eu d'autre choix que de les libérer et de voir ce qu'en disait Madie. J'étais prête à remonter mes manches et aller me battre sur un ring avec quiconque oserait la maltraiter. Et je ferais pas ça pour n'importe qui. C'est vrai, Madie est spéciale, c'est assez bizarre comme sensation, à vrai dire. Un spécial que je n'ai jamais ressenti avant. Me rappelant que j'étais plantée debout comme un piquet, je m'assois sur le lit d'hôpital de madie en faisant attention à ne pas lui faire mal.

— J'ai ramené des exercices de Français, pour qu'on travaille ensemble. Enfin, c'est pas obligatoire, hein. Puis si tu veux faire ça, pas besoin de payer, c'est gratuit. C'est pour te changer les idées quoi ! Et si tu veux faire autre chose, tu me dis, c'est toi qui vois, c'est toi la cheffe.

— Je vais bien ! Les médecins disent que je pourrais bientôt rentrer chez moi.
— Mais c'est super cool ! Je suis trop contente pour toi ! Ca sera mieux que l'hôpital

Ce sera mieux que l'hôpital. Mieux que l'hôpital ? Mh. Bizarre. Ca me tracasse. Je suis pas certaine de vouloir qu'elle rentre chez elle. Chez elle, c'est pas surveillé. Ici, les médecins et les infirmières passent de temps en temps. Quelqu'un garde un oeil sur elle quand je suis pas là. Mais chez elle ? Qui va la surveiller ? Vérifier qu'elle va bien ?

Puis pourquoi ça me traverse la tête, ça ? Je suis pas sa mère, à Madie. Juste sa prof de Français, puis aussi un peu sa pote, enfin on se connait vaguement quoi. Quand j'enseigne en particulier, c'est un peu plus vivant et sympathique que devant une classe de lycée. Surtout quand la personne en face a à peu près mon âge.

— C'est gentil, j'ai besoin de m'entraîner, j'ai l'impression d'oublier de plus en plus de choses quand je pratique pas.
— Naaaan, mais faut pas que tu t'inquiètes, vraiment. C'est du Français, même moi j'oublie à force. C'est le bordel cette langue, du début jusqu'à la fin. Ca sonne romantique. Rose, amour, Paris (en Français). C'est sûr que ça sonne bien, mais derrière c'est je sais pas combien d'années de types qui savent rien qui dictent des règles en pensant tout savoir et qui laissent pas les choses évoluer comme ça devrait

Franchement, c'était difficile de lui en vouloir, surtout qu'elle était à l'hôpital, c'est pas le lieu le plus propice pour réviser son Français. Puis j'avais vraiment aucune raison de lui en vouloir de toute façon. Et c'est pas comme si je pouvais ne serait-ce que considérer l'idée de lui en vouloir

— Tu fais beaucoup pour moi, je te revaudrais ça d'une façon ou d'une autre.

Au moment où j'allais répondre, un oiseau a foncé droit dans la vitre, ou le volet, je sais pas trop. J'ai sursauté et je me suis remise debout et me suis précipitée à la fenêtre pour voir ce qui s'était passé. Le cri de Madie a comme enclenché quelque chose à l'intérieur de moi, un instinct protecteur qui, bien que peinant à se dissimuler avant, était resté en retrait. Respiration après respiration, chacune plus lourde que l'autre, je me calme légèrement.

— Oh ! Oh bon sang c'est le troisième cette semaine.
— C'est surement ta beauté qui les éblouit ou quelque chose comme ça

Sacré parade. Surtout que la blague, si on peut considérer ça comme une blague, passe beaucoup moins bien quand je suis à moitié essouflée et que mon coeur tambourine dans ma poitrine. J'essaie de détendre l'atmosphère, mais faut croire que ça a pas exactement fonctionné. Madie a l'air terrifiée, et ça me sidère mais ça me touche quelque part à l'intérieur, toujours ce même instinct, parfaitement nouveau pour moi.

— Est-ce que tu penses que... Est-ce que tu penses qu'on pourrait aller voir, s'il va bien ?
— En temps normal j'aurais pas hésité à te dire oui, mais là, je me demande si c'est vraiment une bonne idée, tu as l'air de pas te sentir bien du tout. Puis tout à l'intérieur de moi me crie de te protéger, alors que factuellement c'est juste un piaf qui s'est éclaté contre la vitre. C'est bizarre, non ? J'ai jamais, jamais, jamais vécu ça. J'ai jamais eu trop d'attaches aux gens. Puis là d'un coup, c'est alerte rouge dans ma tête.

Je déglutis, je reprend ma respiration et je reprend plus calmement.

— Enfin, c'est toi qui décide, je suis pas ta mère de tout façon. Si tu veux y aller, on peut aller regarder ensemble. Il se passera rien de toute façon. J'espère, en tout cas.

Je m'écarte de la fenêtre pour me rapprocher du lit et de Madie, pour pouvoir lui donner l'aide dont elle aurait besoin pour s'extirper du lit d'hôpital.

— Je comprends. J'ai envie de te protéger moi aussi.

C'est agréable, comme sentiment. "J'ai envie de te protéger moi aussi". Cette douce chaleur qui nait dans mon coeur se répand bientôt dans tout mon corps. Sans que j'ai le temps de la questionner sur son envie de me protéger, ce qui serait de toute façon une question étrange à poser quand mon propre instinct protecteur est né de je ne sais où et littéralement injustifiable. Elle se lève, déjà habillée. C'est vrai qu'elle est jolie, quand même

— Je veux juste voir s'il n'est pas sonné en bas, il y a pas mal de chats qui passent dans les jardins de l'hôpital, je ne veux pas qu'il lui arrive quelque chose...

Je grommelle un "d'accord", le rouge aux joues. Elle a raison, pauvre oiseau, il a rien demandé, ce serait dommage qu'il se fasse attaquer par des chats. Autant le sauver si on peut, la vie c'est quelque chose de précieux. Madie s'approche de moi, et sa main cherche la mienne. Je me raidis un instant jusqu'à ce qu'elle trouve son chemin. Là, seulement, je me calme et enlace ma main dans la sienne, je l'ancre du mieux que je peux, comme si Madie allait disparaître d'une minute à l'autre et que le seul moyen de sauvegarder son existence était de sentir sa main dans la mienne. Elle me sourit, et je lui rend, les joues toujours aussi rosées. Est-ce qu'elle se comportait comme ça avec moi, avant ? L'hôpital lui fait peut être manquer le contact humain. Qui sait ?

— Je n'ai pas de mauvais pressentiment, si ça peut te rassurer.
— Fais pas attention à ce que j'ai dit à l'instant, je divaguais. Il y a aucune chance qu'il se passe quoi que ce soit, de toute façon. C'était juste un coup de malchance que l'oiseau se cogne

Puis je commence à marcher dans les couloirs de l'hôpital, en avant de Madie, avec cette sensation qui ne me quitte pas. Je scrute le moindre recoin du regard, je fais attention au moindre mouvement, c'en est épuisant. Surtout dans un hôpital avec du passage. Mais malgré tout, on parvient à sortir de l'hôpital

— J'ai pas bien vu dans quelle direction il est tombé, je te laisse me guider, du coup

Mais passer en retrait ne m'empêche pas de toujours observer tout ce qui se trouve autour de moi, bien évidemment sans lâcher la main de Madie, à laquelle je m'agrippe d'autant plus fort.

— Il a dû s'envoler

C'est vrai que j'ai rien vu de ce que semble avoir vu Madie. Peut être que c'était l'oiseau, dans un sal état, un peu loin. Son visage blême. Mon coeur qui s'accélère et qui tambourine. Je serre sa main plus fort

— Tu... euh... ça va ? Tu as besoin de quelque chose ? Il y a un soucis ?

Puis je la force à rentrer à l'intérieur. C'est plus sûr. Mieux vaut être à l'intérieur qu'ici. Ici, il y a moins de gens. S'il arrivait quelque chose à Madie, personne le verrait.

— Tu veux parler de... ce que t'as vu ? L'oiseau était si mal que ça ?

Tremblante, je sors mon portefeuille.

— Tu veux un truc à boire peut être ? Ou on peut juste retourner dans ta chambre... et revenir au sujet principal ?

Je suis un peu, beaucoup désemparée par la situation. C'est inhabituel, puis ma réaction, une réaction aussi forte pour ça ? Jamais avec personne j'agirais comme ça.

Je suis un peu désemparée face à l'attitude de Madie. Je sais plus trop quoi faire, ni où me mettre. Elle a l'air vraiment pas bien. Madie pose sa main sur mon épaule. J'ai du mal à y voir un geste amical là dedans, on dirait une espèce d'accolade qu'un père ferait à son fils, contrairement à sa main dans la mienne toute à l'heure.

— Je vais remonter. Je crois que j'ai besoin de m'allonger un peu. Merci d'être passée Astèr...
— Euh... ouais... ok. Pas de soucis. On fait comme ça. Prend soin de toi, fais attention. Ciao

Je me sens vraiment bizarre, quand je lui fais coucou de la main en allant vers la porte de sortie. Je sais pas trop comment prendre ce revirement si soudain. Mais en même temps je me voyais pas imposer ma présence, ça aurait été déplacé.