Lorsque le chat te guide jusqu'à l'appartement, tu finis par te dire que bon, au pire, peut-être que Fray a oublié, parce que t'as planté un moment dans le parc pour enfant à regarder l'heure passer, et l'heure de rejoindre Fray est dépassée. Tu te dis que si tu n'as pas eu de nouvelles réponses, c'est sûrement qu'il a eut d'autres choses à penser. Tu te décourages pas quand tu trouves pas de nom qui correspond sur l'interphone et appelle quelqu'un au pif en disant que t'es désolé et que t'as oublié tes clefs - ça marche tout le temps à la résidence - et une fois dans le couloir, tu commences à faire tous les étages pour trouver un appartement avec son nom, ou son prénom, ou n'importe quel indice. Huit étages. Tu montes huit étages à pied. Pour trouver.

Et finalement, ses initiales sur la sonnette d'une petite porte à l'écart te laissent penser que c'est lui. F.Y. Alors, tu tente, la main dans ta poche solidement accroché à ton téléphone, désespéré, sans doute. T'as aucun moyen de te défendre si tu tombe subitement sur un taré et t'as le coeur qui bat la chamade. Il va se demander comment ça se fait que t'es là. C'est sûr. Mais t'attend. Tu sais pas si la sonnette a marché, alors tu toques, une fois, deux fois, plus bas. Et tu restes plusieurs longues secondes planté là à espérer qu'il ouvre et ... ? Et tu n'en sais rien. Des retrouvailles joyeuses, sans doute.

Il ouvre, mieux : il te laisse entrer. Il dit que ça fait plaisir de te voir et loin de calmer ton coeur ça le fait tambouriner encore plus fort, brusquement, comme s'il voulait sortir de ta poitrine. Putain Sen. Putain Sen. Putain putain putain, tu pourras jamais lui dire. Regarde le. Qu'est-ce que tu vas bien pouvoir lui dire, même ? Pourquoi t'as disparu si soudainement ? Pendant des mois ? Tu préfères tâter un peu la température, y aller doucement.

« Tu m'as manqué. Super t'as l'air fleur bleue au possible maintenant. Tu vas bien ?

Tu restes silencieux, quelques instants. T'es jamais venu dans cet appartement que tu découvres. C'est pas bien grand, clairement, mais c'est toujours mieux que ta chambre étudiante, tu te dis. Et puis c'est Fray ! Donc c'est forcément ... Nouveau, et cool. Fray est cool, rien qu'à sa façon de te regarder de haut et de jauger, il est trop cool.

« J'ai papoté avec un chat sur la route, ça m'a mis en retard.

Menteur.

Alors qu'il te fait t'installer, tu le suis du regard, pensif. Il est beau Fray. C'est loin d'être la première fois que tu te le dis, c'était même assez récurrent à l'époque où c'était ton tuteur. Il pouvait te parler d'un bail d'histoire super compliqué avec un air super vénère et toi tu le regardais avec un filtre rose et un air ahuri, presque la bave aux lèvres. J'exagère à peine. M'enfin, se voir ici, dans un contexte si personnel, c'est autre chose. Et pourtant, il a déjà visité ton appart étudiant. A plusieurs reprises, mais...

« Hu ?

Tu reviens à toi alors qu'il te demande ce qui lui vaut l'honneur de ta visite, tu rosis instantanément, pense au projet initial, tu supposes que même tes oreilles sont rouges là.

« Tu me manquais.

Super. Un regard vers la fenêtre et l'obscurité de l'extérieur te permet de t'esquiver un peu.

« Je veux dire, je m'inquiétais, et tout.

Oui, bien sûr.

Je crois que je t'avais déjà dit de ne pas t'inquiéter pour moi. Un frisson léger te parcourt, t'as plus tellement faim, maintenant. Tu sais que s'il dit ça, ça veut dire qu'il y a toutes les raisons de s'inquiéter. Tu n'es ni stupide, ni aveugle Sen, et même si tu fais comme si, parfois ce n'est juste pas suffisant.

« La fac c'était pour toi.

C'est dit tout bas, tu n'as pas envie de l'embêter avec ça. Fray a déjà ses problèmes, tu n'as pas envie d'en devenir un. Tu penses à toute ta discussion avec Riley, et l'envie de lui demander des trucs d'ado de quinze ans te passe vraiment. Tu sais que tu te feras jeter et qu'en plus tu auras des regrets. Alors, pour le moment, clairement, tu te défile. Est-ce qu'il a quelqu'un dans sa vie ? Sûrement. Regardez le...

Tu manges, plus pour lui faire plaisir que par faim - même si putain y a que Fray pour faire un plat aussi bon avec si peu d'ingrédients, basiquement. Et lorsqu'il relève les yeux vers toi, vous êtes si proches qu'inévitablement ça te fait encore rougir. Regarde le, avec ses boucles et son air fatigué. Tu dois le déranger.

« Est-ce qu'il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour t'aider ?

Tu ne demande pas dans quelle merde il s'est fourré, tu veux juste être là pour lui. Vous êtes au moins un peu amis, non ? Tu n'en sais rien, probablement qu'il te voit juste comme un gamin pourri gâté à qui tout réussi.

Tu ne peux rien faire pour aider. Le silence n'est plus si agréable, et l'appétit est passé, mais tu manges pour ne pas te prendre une remarque et lui faire plaisir. Tu essayes de lui faire plaisir, encore maintenant. Pendant tes partiels, Fray était resté dans un coin de ta tête. Ses encouragements, bien sûr, et puis ses menaces, évidemment. Alors, bien sûr, tu avais fait tout ton possible pour exceller, mais les événements étaient bizarres, ces derniers temps.

« J'ai fais ce que je pouvais. J'ai pas encore eu mes résultats.

Tu marques un petit silence, tu soupires, bien embêté.

« Tu sais, il s'est passé plein de trucs après que tu sois parti.

M'sieur Valentine était déjà parti, mais. God, tu ne savais pas trop comment lui expliquer.

« Maddie ... Tu te souviens de Maddie ? La petite blonde qui trainait souvent avec moi en cours. Bah, elle a eut un accident, on va dire. T'en as sûrement entendu parler.

Ou pas, mais bon, tant pis. T'as l'air triste, d'autant plus que cette dernière ne veut plus rien avoir à faire avec toi. A se demander si c'était ta faute sérieux.. Mais non ! Tu n'y étais pour rien !

La question de Fray te heurte, pire qu'un camion sur une autoroute. Tu reste comme un con, puis décide que finalement ça t'a définitivement coupé l'appétit. Il sait où taper pour faire mal et ne s'en prive pas, tu penses. Il ne pense sûrement pas à mal, juste à te tirer les vers du nez mais... Parfois tu te dis que t'aurais jamais dû quitter le Japon. T'aurais trouvé une bonne école pas trop chère près de la maison, et tu serai resté avec ta famille. T'aurais eu tellement moins de problèmes, comme ça. T'aurais eu tellement moins de problèmes Sen. Mais pourtant non, il a fallut que tu fasses ton caprice pour venir ici, pour étudier à l'étranger, pour faire le kéké. Et voilà comment ça se passe.

« Pas vraiment.

Tu marques un silence, puis tu relèves les yeux vers lui. Finalement tu préfères le regarder dans les yeux. Même si c'est difficile, c'est mieux. Il pensera que tu fais bien.

« Non j'en ai plus. Et non, je viendrai pas ici. T'as déjà de trucs à gérer pour pas avoir à t'occuper d'un petit frère insupportable.

Tu préfère t'auto classer dans cette catégorie, finalement c'est moins déprimant, ça te brise moins le coeur. Tant pis si tu dois continuer à papillonner en secret pour Fray, il n'a pas à savoir. T'as pas envie de gâcher le peu que vous avez.

« Je me débrouillerai tout seul. Et j'aimerai te rendre tout ce que tu as fait pour moi, au moins juste un peu.

Le ton de Fray a le mérite de te faire stopper net finalement, tu te mets à le détailler lorsqu'il se relève pour aller poser et nettoyer son assiette. Tu te dis que tu l'admire à un point qui te fait peur. Tu sais qu'il n'a pas traversé que des bons moments, loin de là, mais Fray est si fort, si solide et pourtant... Pourtant il te semble si seul aussi, à le regarder comme ça. Peut-être bien qu'il est entouré d'amis, tu n'en sais rien, il n'en a jamais trop parlé avec toi mais... Il te semble solitaire. Il suffit de regarder son appartement, ce n'est pas l'idée que tu te fais d'un gars qui vivrait tranquille tout seul, il n'a aucune photos, rien qui te semble spécialement personnel.

« Je viendrai, alors. Promis.

Pourquoi est-ce que tu promets ? Tu n'en sais rien. Tu te dis qu'au final, si tu ne fais pas ça pour toi, tu pourrais le faire au moins pour lui. Est-ce qu'il comprenait que ça te fait plus mal que tu le voudrais, de le regarder, d'interagir avec lui ? Que ça te ramène à sa disparition, à ton incompréhension ? Oh, tu ne sais pas.

« Dis. Tu veux bien que je dorme chez toi ce soir ? J'ai un peu la frousse de traverser les CDC si tard.

Petit microbe comme t'es, si on te coince dans une impasse, t'es cent pourcent décédé. Tu préférerai éviter, entre nous. Tu préfères changer de discussion. Avec un peu de chance, s'il refuse, tu auras l'occasion de vivre une petite ballade en moto, ça te branche aussi. C'était arrivé qu'une fois...

Tu allais pour dire quelque chose - certainement pas pour répliquer mais au moins dire quelque chose - lorsque Fray rouvre la bouche. Valentine. Tu savais qu'ils étaient proches, sans trop savoir comment, tu pensais qu'il s'agissait d'un genre de mentor. Tu te disais qu'il devait y avoir quelque chose de fort entre eux, comme une sorte de relation de professeur à élève mais en plus intime, plus fort. Presque même comme une relation d'un père à son enfant ? Tu n'en savais trop rien. Mais tu restes silencieux, quelques instants, au moins il t'a cloué le bec, tu penses. Et soudainement tu t'inquiète. Est-ce que M'sieur Valentine va bien ? C'était un prof que t'affectionnait tout particulièrement. Certes il était pas toujours tendre avec toi, mais toujours juste, et il t'avait guidé à travers la fac dès ton arrivée, ce que les profs de ta filière - tu le voyais pour seulement un ou deux cours, dont un en option - n'avaient jamais voulu faire.

« Est-ce qu'il va bien ? Tu as des nouvelles ?

Tu t'enquis, aussitôt, tendu. Il aurait formulé ça autrement s'il avait dû arriver quelque chose au grand monsieur, pas vrai ? C'est que tu te répètes, plusieurs fois, avant de digérer l'information, Fray va te ramener, aussi tu te relèves et attrape tes affaires. Il l'a dit, il travaille tôt le lendemain, tu ne veux pas l'enquiquiner jusqu'à pas d'heure.

La frustration dans la voix de Fray te revient en plein visage, et tu essaye de te faire encore plus petit que tu ne l'es déjà. Tu aurais dû te taire, sans doute, mais tu n'as pas pu t'en empêcher, évidemment. Tu restes quelques instants sans rien faire, avant de venir le suivre timidement, il sort, verrouille la porte avec soin, puis dévale les escaliers. T'as vu sa moto avant de monter, tu sais qu'il va te poser dessus et que vous allez rentrer, et qu'à part un petit "allez, salut, prends soin de toi" il y aura rien de plus. Il sortira de ta vie à nouveau. Non, t'as pas eu le courage de lui demander, Fray a déjà tellement de problèmes que, finalement, ce n'est pas ça que tu devrais dire. En vérité, tu ne devrais rien dire du tout, te contenter du silence tout sauf confortable pour toi, et chercher à l'apprécier. Mais évidemment, c'est mal te connaître.

« Tu sais, si un jour t'as besoin de discuter, je... Je suis là. Vraiment.

Tu sais que Fray n'a pas besoin de discuter et que si c'était le cas il te demanderait pas à toi, sans doute, mais hé, tu te dis que ça te coûte rien de proposer. Tu lui souris, même s'il se retournera probablement pas, et tu enfonce tes mains dans tes poches. T'as tout raté du début à la fin, mais t'as quand même le cœur plus léger d'avoir pu le voir ce soir.