Le tumulte inexprimable des festivités, où chacun et chacune allait et venait pour se retrouver autour d’une flûte de champagne et échanger embrassades et effusions brûlantes, avait peu à peu laissé place à l’ivresse voluptueuse des fins de soirées ; les corps claudicants et avinés des convives s’étaient effondrés sur les fauteuils dépareillés, sur les chaises branlantes et dans les lits de fortune, comme s’ils étaient déjà à moitié partis.

Arden, qui avait la tête en feu et la conscience trouble, jugea bon de prendre le frais à la fenêtre de la cuisine. Elle l’ouvrit d’un seul coup pour se pencher au-dehors, laissant échapper une plainte au contact de l’air froid extérieur. Il en avait toujours été ainsi. Quand les uns trouvaient du réconfort dans les heures les plus austères de la nuit, bercés par l’alcool qui se substituait aux bras enivrants d’une mère, Arden vivait ces dernières comme un châtiment plus qu’une grâce.

L’odeur d’un mégot lui provoqua un haut-le-cœur.
Arden tourna lentement la tête et observa curieusement une silhouette voisine, l’esprit encore embrumé… avant de réaliser tout à coup qu’il ne s’agissait pas d’un rêve. En proie à un tumulte d’émotions contraires dans sa poitrine, ce fut finalement l’épouvante qui prit le dessus, lorsqu’elle se rendit compte que l’inconnue flirtait avec le vide et caressait la mort avec le détachement d’une résignée :

« Que le Seigneur soit loué… ! » C’était bien la première fois qu’elle se trouvait dans une position aussi scabreuse, et force était de constater que les premiers mots qui lui venaient à l’esprit étaient emplis d’une maladresse crasse. Alors, elle emprunta ceux de sa sœur, qui elle trouvait en tout temps les mots justes pour chaque désagrément : « Attendez ! Je comprends ce que vous ressentez, mais… est-ce que je peux vous aider… ? » à vous convaincre de descendre de là, oui !

« Foutez-moi la paix, j’ai pas envie de discuter là tout de suite. »

Arden, respirez profondément et regardez-moi.

Arden se pencha en avant, les coudes appuyés sur le rebord de la fenêtre et le vent jouant dans ses cheveux, pour mieux voir son interlocutrice — mais ses yeux, rougis par le fouet de l’alcool, apprécièrent à grand-peine les linéaments incertains du visage de la femme, ses traits distordus par les vapeurs nocturnes. Arden laissa échapper un malheureux commentaire, faute de trouver les mots pour partager son ennui.

« Oh là là, vous avez vraiment mauvaise mine… »

Qu’il était difficile de tirer des conclusions, éthérisée par le mélange de mauvais goût des liqueurs qu’elle avait consommé ! Arden, qui manquait de sa lucidité usuelle, ne trouva rien de mieux à dire que ceci ; heureusement, la sagesse qui animait au quotidien sa pensée lui fit réaliser immédiatement que l’inconnue irradiait, certes, d’une tristesse mêlée de désarroi, mais qu’elle n’apparaissait pas parée au plus pressé.

… N’est-ce pas ?

Le doute s’emparait d’elle : elle ne pouvait pas la quitter des yeux sans la certitude qu’elle faisait fausse route !

« Je peux te tutoyer ? Nous devons avoir le même âge ! Tu profites de la vue ? » dit-elle, sans conviction aucune sur la tranche d’âge de son interlocutrice — elle ne devait pas avoir trente ans, mais ses traits paraissaient avoir été creusés par la fatigue, et lui donnaient un air inabordable et ravagé. ( Compte tenu de son propre état, ses observations étaient peut-être exagérées. )

« Nous n’avons pas été trop tapageurs, ce soir ? » s’enquit-elle dans la foulée, en lui lançant un regard inquisiteur.

Elle savait que c’était sûrement le cas.

Ses hôtes aimaient se donner bonne conscience en se livrant à quelques exercices oratoires ; les esprits brouillés, ils avaient déclamé des discours un peu subversifs avec une grandiloquence assumée pour partager la sagacité et la justesse de leurs croyances avec leurs voisins de palier — entre deux refrains pour égayer les blancs et les descentes d’alcool. « Tu es douée d’un merveilleux talent d’équilibriste », souffla-t-elle sans détourner les yeux.