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on t'a emmenée par la peau du cou jusqu'au bureau du propriétaire - sans savoir que c'était exactement ce que tu souhaitais. tu te laisses faire, jeune fille de la campagne au milieu des videurs et de la sécurité du casino. tu n'as pas l'air à ta place. tu es arrivée il y a peu en ville avec un but, une détermination : tu vas retrouver ceylan alterra. parce que c'est ce que ta mère veut. tu as un frère. tu ne le savais pas. mais ce n'est pas pour toi que tu fais ça, n'est-ce pas ? tu n'as jamais su faire les choses égoïstement. tu as toujours voulu remettre ton bonheur à quelqu'un - ici, ta mère, la seule personne que tu n'as jamais vraiment connu. tu as déjà oublié les prénoms des autres adolescents d'ameratu.

tu as des vêtements trop grands et ton portable allumé sur l'appareil photo dans les mains. tu as refusé de le lâcher quand on a essayé de te l'arracher, et tu as mordu la main qui essayait de te prendre ton téléphone portable. alors on t'a laissé le garder. mais on t'emmène voir le patron avec des ricanements, et surtout en se disant que tu n'es pas une menace; oh, tu n'en es pas une.

au bout de quelques minutes, on t'a laissé devant la porte du bureau - après avoir toqué, mais l'intention de se débarrasser d'un travail bâclé est bien présente. ils pensent sûrement que tu vas t'enfuir sans demander ton reste, terrifiée de cette soudaine expérience, et ne pas déranger ceylan alterra. mais tu veux déranger ceylan alterra, toi. alors tu toques, poliment. puis après avoir toqué, deux, trois fois. tu entres. en tous cas, tu ouvres la porte et tu fais un pas dans le bureau, presque timide. tu n'es pas une fouine. ou alors ? tu n'es pas encore armée.

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Les coupures s'amassent, devant tes yeux, tes doigts parcourent le papier jauni, le journal abimé, déchiré à la hâte. Tu penses à ta mère, tu penses à son annonce, il y a des années de ça. Vous étiez ici même mais ton père n'était pas là, sûrement occupé quelque part, alors personne ne s'asseyait dans le grand fauteuil. Elle était droite comme un i, les yeux plein de larmes, comme si elle avait fini par croire à ses propres mensonges. Et toi, assis dans cette place vide, en face. Et elle avait dit : « Le domaine a brûlé. Le domaine a brûlé, Ceylan. Tous ces enfants, tous ces gens que tu as connu... Que se serait-il passés si nous n'étions pas venus te sauver ? » Maman, sauveuse. Toi tu avais dix ans, sûrement. Onze, peut-être, et on te disait que tous les enfants dont tu te souvenais à peine avaient brûlé. Mais ses yeux plein de larmes n'avaient rien changé à ce sentiment prenant qui avait fini par se faire une place dans ta tête, dans ton poitrail. Ce vide immense qui avait commencé à se creuser, à cette époque, sans savoir que les fissures dataient d'il y avait bien plus longtemps. De souvenirs dont tu n'avais même pas conscience.

On frappe, tu relèves les yeux. Tu te tends un peu, range les coupures de journaux et te relèves. Tu n'attends personne, et personne n'a pensé à te prévenir.

─ Entrez.

A cette époque, tu te complais encore dans la lumière artificielle du grand bureau. Il est à toi. Tu as assez trimé pour l'obtenir. A cette époque, il n'y a pas de méduses, que des poissons tropicaux dans le grand aquarium, des poissons déjà là à l'époque de ton père.

─ Qui es-tu ?

Oui, qui est-elle ?

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tu contemples le visage de l'homme qui t'a demandé d'entrer. tu te dis qu'il ressemble à ta mère, en tous cas, bien plus que toi tu lui ressembles. alors, tu comprends pourquoi elle t'a dit de le ramener, elle a dit qu'il était celui qu'elle aimait plus que tout. tu absorbes le rejet avec une flegme sincère. tu n'es pas fâchée contre ta maman. tu ne l'aimes pas non plus après tout. tu n'aimes personne, cyllène. tu n'as jamais su comment faire.

alors tu t'inclines bien bas devant l'homme plus âgé que toi - tu es pliée en deux devant lui. tu vas lui réciter le texte que tu as appris par coeur. tes doigts minuscules sont crispées contre l'appareil photo.

ceylan alterra, je suis cyllène fossegrim. je viens d'ameratu. ma mère, calypso fossegrim, est votre mère biologique. elle aimerait vous revoir une dernière fois. elle est faible à cause d'une maladie qui ne peut être guérie et elle m'a envoyée vous chercher. tu ne relèves pas les yeux du parquet sous tes pieds. tu détestes. tu détestes tout. vous n'êtes pas obligé de le faire. tu ajoutes à demi-mots. tu sors du script que tu as retenu, effrontée. peste. tu n'as pas envie de satisfaire ta mère. tu n'as pas envie qu'elle soit heureuse.

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C'est beaucoup à assimiler pour une seule fois, pour un seul homme. Tu fronce un peu les sourcils, plisse le nez dans une mimique méfiante. Elle n'a pas de raison de mentir, elle a l'air perdue. Elle a ces tatouages étranges sur le visage, est-ce que c'est comme ça, à Ameratu ? Tu n'en sais rien. Tu nages en pleine brume. Une brume si dense que tu as l'impression de t'y cogner.

─ Assied toi.

Tu réponds, finalement. Avant de soupirer profondément. Quelle histoire ! Super. Alors. C'est un peu trop, bien sûr, mais c'est surtout beaucoup à remettre en question. Encore que ... Non.

─ Combien de temps lui reste-t-il, selon toi ?

Oh Ceylan, tu ne devrais pas. Tu ne devrais pas te mêler de ça. Ça ne t'apportera rien de bon. Tu ne cesse de te hurler encore et encore que si elle en avait eut quelque chose à faire, elle t'aurait contacté avant. Tu n'es plus un gamin, maintenant. Elle aurait pu te retrouver si facilement. Elle avait ton nom, de toute évidence. Elle avait sûrement aussi tout le reste. Cette gamine - Cyllène - ta soeur, avait-elle galéré à te trouver ? Tu en doutais. La sensation était amère sur la bouche, mais tu ne pouvais pas lui en vouloir. Pauvre petite.

─ Je lui enverrai une carte.

Quel odieux personnage tu fais, Ceylan ! Et pourtant, tu préfères balayer les pensées intrusives. Tu préfères éloigner la montagnes des Astrales de ta tête, et le pensionnat. Cet enfer dans lequel elle t'avait jeté, sûrement par dépit. Autant être abandonné dans la forêt, la fin aurait été plus rapide. Tu soupires, profondément, puis t'accoude à ton bureau en jetant un regard à la jeune fille.

─ Tu en penses quoi, toi, de tout ça ?

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tu n'oses pas aller t'asseoir. tu restes baissée - prosternée, presque. ça t'ennuie, mais ta mère t'a dit de traiter ton frère avec le plus grand des respects, alors tu le fais. tu as les lèvres pincées en une moue boudeuse que fort heureusement, l'homme plus âgé ne voit pas. tu as envie de repartir du bureau en tapant du pied - et de refaire tout le trajet inverse vers ameratu. mais il n'y a plus rien pour toi là-bas. et il n'y aura jamais rien pour toi ici.

je sais pas. tu réponds. tu réfléchis. il ne faut pas donner de réponses incivilisées. ce n'est pas possible d'être irréfléchie. surtout devant ton frère. tu fronces les sourcils, cille, observe les lignes, les traces. les cicatrices du plancher. le médecin a dit un an ou deux, mais vu qu'elle se fait du soucis, peut-être huit mois... six peut-être. désolée, je ne sais pas... tu te courbes de plus belle, les bras le long du corps. et finalement, il te demande ton avis. tu en relèves la tête pour le regarder, la bouche entrouverte et les yeux un peu écarquillés, trahissant sans mal ta surprise.

ton avis, on ne te le demande pas. tu le donnes volontiers, trop souvent, mais il n'est jamais voulu. tu te confonds en balbutiements et tu rosis, silencieuse le temps de réfléchir à tes mots. je ne sais pas... je... tu détournes le regard à nouveau, honteuse. j'aurais aimé lui suffire. et puis... je m'en fiche un peu..., tu avoues à demi-mots. si elle vous embête, je lui écrirai la carte moi-même. tu conclues finalement, cruelle.

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Tu ne pensais pas voir ce jour arriver. Ta mère est vivante. Ton père ? Tu ne sais pas. Vous n'avez pas l'air de vous ressembler, Cyllène et toi. Se pourrait-il que vous soyiez de deux pères différents ? Ça expliquerait pourquoi elle t'a jeté dans l'orphelinat dès qu'elle en a eut l'occasion. Tu te dis que c'est trop tard, pour renouer. Tu es déjà trop cassé, trop inapte à ce genre de relation. Tu ne peux pas débarquer dans sa vie, et soudainement être l'enfant parfait qu'elle voudrait avoir. D'autant qu'elle avait déjà Cyllène, et à en juger par l'attitude de la jeune femme, son enfance n'a probablement pas été facile non plus. Tu détaille les marques sur ses joues. Du maquillage ? Tu en doutes. Elle rougit quand tu lui demandes son avis, et son avis est cruel, bien qu'à peu près objectif.

─ J'écrirais la lettre.

Finalement tu te relèves, tu fais le tour du bureau. Tu te plante face à elle. Qu'est-ce qu'elle attendait, en arrivant ici ? Est-ce qu'elle attendait de toi des embrassades et un accueil chaleureux ? Est-ce qu'elle s'attendait à vivre une nouvelle vie, à la capitale, avec son grand frère inconnu jusqu'à lors ? Tu en doutes, tu en doutes sincèrement.

─ Et maintenant, que vas-tu faire ?

Est-ce qu'elle allait rentrer à Ameratu ? Pour rien au monde tu n'aurais remis les pieds dans cette satanée montagne, tu penses. Tu songes aux grands murs réduits en cendre du pensionnat, du domaine. Tu penses à ce qui te semblait immense, et qui aujourd'hui n'est sûrement plus grand chose. Tu pourrais lui poser quelques questions, mais tu n'oses pas, elle n'en sait sûrement rien. Tu le détailles simplement, les bras le long du corps, pensif.

─ Tu vas rentrer chez ta mère ? Tu vas rester ici ?

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oh, il écrira la lettre, alors. cela ne te fait ni chaud ni froid, cyllène; tu te contentes de mordiller l'intérieur de ta joue. tu as faim, ma fille. tu meurs de faim. physiquement et spirituellement. tu pourrais avaler astéria toute entière juste avec ta rage. mais tu le caches bien. et maintenant il te demande ce que tu comptes faire, et tu hésites, le regard longeant les lignes droites des murs, du bureau, de l'aquarium. il n'y a plus de rouge sur tes joues, seulement du blanc, du pâle; du cadavérique, presque. une poupée en porcelaine, triste et sobre.

je ne sais pas, tu répètes, tu détaches chacune des syllabes avec hésitation. tes doigts quittent le long de ton corps pour se rejoindre et tu tritures, enfant, mal à l'aise. je crois que je n'ai pas le droit de rentrer. tu n'es pas sûre d'avoir de quoi rentrer. en fait, en fin de compte, tu te demandes si ta mère ne t'a pas envoyée ici pour mourir de faim loin d'elle. ce serait pratique, silencieux. discret. cela dit, tu te sens prête. il n'y a pas de peur, de tristesse, de colère. seulement de la faim.

tu relèves de grands yeux bleus vers ceylan, tu lui adresses un sourire timide. tu ne te rends pas compte que vous partagez un minimum de sang. il n'y a rien dans vos traits qui vous fait vous ressembler. même la couleur de vos cheveux n'est pas la même. je vais y aller... ? tu ne lui proposes pas de lui donner l'adresse, parce qu'il n'a pas besoin d'envoyer une carte, finalement. ça n'a pas beaucoup d'importance.

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Elle semble vouloir s'en aller, tu fais un mouvement dans sa direction, et te ravise presque aussitôt. Bon sang, Ceylan. Tu ne lui dois rien à cette petite, elle pourrait tout aussi bien te raconter n'importe quoi. Mais. Tu ne sais pas. Elle doit jouer sur les cordes sensibles, tu supposes, regarde la, tu ne peux pas la laisser trainer n'importe où, qui sait ce qui lui arrivera. Tu hésites quelques instants, avant de tirer quelque chose d'un tiroir de ton bureau et traverse le bureau pour le lui tendre. Un flingue et trois cent balles. De quoi trouver une chambre pour quelques temps, assez longtemps pour trouver un petit job, dans les CDC.

─ A deux rues d'ici, y a un gars plutôt clean qui te logera, trouve un job et installe toi à Polaris.

Pourquoi le flingue ? Parce que personne ne lui foutra la paix ici. Tu sais comment ça marche, les CDC, si t'as pas de fric, si t'as envie de te creuser une place sûre, t'as intérêt à savoir tirer. Ou menacer, au moins.

─ Et ça... Le chargeur est pas plein, mais il te tiendra assez longtemps pour faire peur aux connards qui essayent de t'emmerder.

Tu souris maladroitement, tu t'en veux un peu. Tout ce que tu as à donner à ta soeur c'est du fric et de la violence ? Tu ne sais pas, ce n'est sans doute pas ce que t'imaginais, mais vu ton éducation, finalement, ça n'est pas vraiment surprenant. Tu poses le flingue sur le bord du bureau pour qu'elle s'en empare - t'as pas retiré la sécurité, elle va sûrement mettre des semaines à comprendre comment ça marche - et pour les billets, tu les glisses dans sa main. Dans sa main, Ceylan. Tu n'as sans doute pas conscience de ce que tu fais, des conséquences que ça aura, mais tu le fais. Tu heurtes sa main, avec les tiennes.

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la dernière chose que tu vois en étant toi-même, c'est l'arme que te tend ton frère. tu n'as jamais rien vu de tel, et le toucher est froid contre tes doigts - presque aussi froid que les doigts de ceylan qui se posent contre les tiens. c'est comme un coup de jus qui vous fait reculer tous les deux -

et tu oublies. tu oublies tout : le visage de ta mère s'efface et les paysages d'ameratu avec elles. ta mission s'évade de ton esprit et l'identité de l'homme en face de toi aussi. c'est un inconnu, désormais. et il n'y a plus rien sinon ton nom et les choses fondamentales.

tu as reculé de quelques pas et tu le regardes sans comprendre, sur la défensive comme un animal sauvage. tes mains sont crispées sur l'arme dont tu ne connais plus la provenance. tu observes le bureau, alarmée, confuse, perdue. tu vois la porte derrière toi, tu le regardes méfiante,

et tu t'enfuis.

Merci

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