C’était un triste après-midi, gris, d’une chaleur incommode. Le ciel était couvert de lourds nuages noirs, prélude d’un orage en approche que tous attendaient avec lassitude. Peu nombreux étaient les habitants qui s’aventuraient dans les grands boulevards commerciaux, et les quelques personnes qu’ils croisèrent s'écartaient timidement devant eux en silence. Arden jouissait dans le sillage de son grand-père de la même déférence qu’on témoignait à ce vieil homme, dont la distinction naturelle et la coupe des vêtements dénotaient les origines patriciennes.

« Quand te décideras-tu à venir en Angleterre ? » demanda-t-il à sa petite-fille, qui marchait derrière lui avec trois pas de retard.

Pantalon d’homme, chemise à imprimé floral, cheveux relevés en un chignon noué à l’arrière et fourré dans une casquette en tweed multicolore : Arden formait une association pour le moins inhabituelle avec son aïeul, tiré à quatre épingles dans son costume.

« J’ai encore beaucoup de choses à faire ici… » maugréa-t-elle, sans conviction.

« Je ne peux pas te contraindre à quoi que ce soit, Arden, mais s’il t’arrive malheur —  »

Elle l’arrêta avant qu’il ne s’engage sur ce terrain : « Est-ce qu’on pourrait parler d’autre chose, s’il te plait ? »

Un silence gêné se fit aussitôt. Par chance, le malaise n’eut pas le temps de croître : les tribunaux se dressaient au-dessus d’eux, d’impressionnants bâtiments composant le cœur judiciaire de la capitale. Il s’agissait également d’un des nombreux sites où son grand-père exerçait sa fonction d’avocat. Son expertise dans le domaine et son ton persifleur terriblement anglais, lui avait rapidement conféré une certaine notoriété à l’internationale ; d’autant plus que la presse spécialisée se régalait de ses conflits d’intérêts et de ses décharges agressives envers son propre gendre — le père d’Arden.

( Les familles de la haute société avaient un savoir-faire inné dans l’art de se donner en spectacle au travers de prises de parole vétilleuses. )

« Je dois discuter d’une affaire délicate avec un ami juriste. Cela risque d’être long. Veux-tu attendre à l’intérieur ? »

Ce genre d’endroits lui rappelaient des souvenirs de jeunesse qu’elle était heureuse de ne pas retrouver. Elle agita la main comme pour écarter une vision fâcheuse.

« Non, non… Je reste dehors, profiter du bon temps. Amusez-vous bien ! »

Son grand-père lui adressa un sourire plein d’affection avant de pénétrer dans l’enceinte du tribunal ; et tandis que l’on accourait à sa rencontre pour le conduire au trône de sa fonction, Arden se laissa tomber sur l’une des marches de l’escalier, et sans prononcer un mot, enfouit son visage dans ses mains. De longues minutes s’écoulèrent sans qu’elle n’esquisse le moindre mouvement, bercée par les murmures lointains de la foule, les vrombissements sourds des automobiles, les crissements des pneus sur le chemin goudronné, se mêlant aux coups de Klaxon — quand elle sentit brusquement une présence à ses côtés.

« Oui ? » lança-t-elle distraitement, en ouvrant un œil.

Oh, mon Dieu ! cria-t-elle au fond d’elle-même, en prenant brusquement connaissance de l’homme de haute taille à sa gauche. Comment ne l’avait-elle pas entendu arriver ?

Sous le coup de la surprise, l’idée de se lever pour se mettre sur un pied d’égalité ( relatif ) avec son interlocuteur ne lui traversa pas l’esprit un seul instant. Arden n’avait que rarement éprouvé cette sensation de petitesse ; d’émerveillement, aussi, devant cette masse sombre au profil insolite. Il y avait dans son attitude un sens qu’elle ne saisissait pas pleinement, mais ses mots lui parurent sincères — et cette sollicitude à la souffrance d’autrui trouva grâce à ses yeux.

« Excusez-moi si je vous ai inquiété ! Vous devriez vous délasser un peu, vous aussi. Vous avez l’air… au bout du rouleau. » C’était peu dire, tant l’étranger apparaissait écrasé par le poids d’une inéluctable infortune. Une réalisation la frappa si soudainement qu’elle faillit laisser fuir un hoquet de surprise : peut-être qu’un de ses proches avait des démêlés avec la justice ? Ceci expliquerait sa conduite sans énergie, même éreintée, à quelques pas des tribunaux.

« Vous attendez quelqu’un, monsieur ? »

« Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? »

Elle lui adressa un sourire entendu, d’une complicité espiègle — sans répondre directement à la question posée.

Quelle étrange conversation, où l’on essayait de faire parler l’autre sans s’engager, dans un élan de curiosité désintéressée mêlée de vive sympathie, et quel étrange homme ! Il semblait manquant à sa propre réalité, étiolé comme vidé de son humanité. Arden l’observa sans mot dire quelques secondes, prit note de son expression sereine, et reconnut l’abattement qui accablait souvent les sourires de façade.

L’étranger était épuisé. Arden n’était pas insensible à la douleur d’autrui.

« Monsieur, vous avez l’air si triste ! » s’exclama-t-elle soudainement pour le sortir de sa torpeur, ou de ses peurs. La justice punissait les criminels, les dépravés et les bourreaux ; et quelque chose lui disait que ce n’était pas le cas de son interlocuteur ! Et si elle ne savait comment alléger la profonde douleur de ce grand homme, elle pouvait assurément compter sur son sens de l’humour — elle n’aurait pas su faire autrement, elle qui avait en horreur les sempiternels discours de réconfort.

Avec un air de malice, elle poursuivit : « Tenez, écoutez-moi une seconde. Savez-vous ce que vous devez dire à votre médecin s’il se présente en retard à votre rendez-vous ? »

Arden laissa passer quelques secondes de silence, un sourire éclatant dévoilant toutes ses dents, avant de répondre à sa plaisanterie : « Je ne peux vous le pardonner, car je suis impatient ! » Elle n’était pas certaine qu’il partage l’affection de son père pour son humour ravageur, mais que savait-elle faire d'autre pour éclipser des tourments ? Arden s’abandonna à un rire qui se voulait franc, sans doute pour deux, d’une façon qui lui ressemblait bien. La voix légèrement cassée, comme si on retenait une émotion trop forte.

L'étranger s’évanouit comme une de ces visions produites par les ténèbres au contact du jour ; avait-il disparu, sans une trace, dans les remous de la foule ? Cette idée lui parut ridicule — car il ne s’était écoulé que quelques secondes depuis sa dernière prise de parole, mais c’était bien la seule qui lui venait à l’esprit. Devant l’absurde de la situation, l’esprit d’Arden réagit de l’unique manière qu’il connaissait : en faisant fi de cette inintelligibilité.

La jeune femme ferma de nouveau les yeux.
Les mots de l’homme résonnaient encore dans sa tête, comme l’imploration de quelqu’un en mesure de comprendre son angoisse.

Plus tard, Arden narrera cette étrange rencontre à son grand-père.
Il lui tiendra à peu près ce discours, son regard d’une infinie tendresse : « Il existe des âmes torturées en ce monde, auxquelles on ne peut prêter mainforte. » Arden ne put se résoudre à lui demander à qui il s’adressait.