C’était dans les circonstances les plus singulières que leurs chemins s’étaient croisés ; il somnolait, replié sur lui-même, assis sur un banc de pierre dans une aire de repos disposée non loin des toilettes publiques. Les promeneurs allaient et venaient devant lui comme s’il n’existait pas, mis à l’écart du reste de l’humanité, comme on écarte les laissés pour compte qui incarnaient les déconvenues. Et cette vision causa chez Arden un inexprimable tourment dans la région du cœur, qu'elle n'avait pu se résoudre à ignorer.

Était-ce par commisération qu’Arden choisit de s’asseoir à ses côtés, faisant abstraction de la prudence circonspecte des passants ?

Par un intérêt absurde pour ce misérable sans éclat, dans l’océan des âmes bienheureuses ?

Ils formaient un contraste si étrange que les badauds se retournèrent un temps sur eux, mais leur voyeurisme morbide s’atténua aussi rapidement qu’il s’était manifesté. Le spectacle d’un adolescent harassé et d’une jeune femme ayant simplement posé un sac de courses près de lui, sans apparente volonté de troubler son repos, n’attira plus leurs considérations indiscrètes.

À sa respiration profonde et lente, Arden soupçonna le garçon grandement assoupi — les traits de son profil, où venaient se perdre les mèches de sa frange grossièrement taillée, témoignaient d’une assurance ingénue, qui avait quelque chose d’attendrissant. Par conséquent, lorsque la tête du jeune garçon bascula contre son épaule, prisonnier de son sommeil, Arden s’immobilisa : elle tourna légèrement son visage vers lui et lui sourit.

Sous l’emprise de la mélancolie, elle se surprit à fredonner une petite chanson qu’elle avait entendu chanter par sa mère.

( Les paroles ne lui venaient pas.
Ce n’était qu’un simple air qui ne signifiait rien.
Quelques fragments mélodiques qui ne se souciaient pas d'être entendus. )

Arden n’avait sûrement pas cru que sa présence était à même de produire un tel effet ; lorsque ses yeux plongèrent dans le regard papillonnant de l’adolescent, elle se heurta à une exécration à peine réprimée qui souleva son cœur et lui arracha un cri de surprise :

« Oh mon Dieu ! Qu'est-ce que— »

Sa question resta en suspens : au travers d’un enchaînement de mouvements pour le moins cocasse, qui se solda par un demi-tour digne d’un artiste de cirque, le garçon heurta le béton poli au sol, laissant échapper un râle de supplice qui n'avait pas besoin d'une longue explication.

« Oh non, mon pauvre ! » s’écria-elle, sa gestuelle marquée d’une emphase théâtrale, les deux mains jointes et appuyées contre sa bouche pour s’empêcher de s’exclamer une fois de plus. Il était tombé à la renverse d’une façon fracassante ( tout du moins à ses yeux, car il était bon de garder à l’esprit qu’Arden possédait un goût prononcé pour la dramatisation ) ! La jeune femme se leva, avec une certaine précaution, et pendant qu’elle y était, pria pour que le garçon ne soit pas blessé : son sens du devoir était trop profondément inscrit en elle pour ne pas venir à son secours, mais elle se serait bien passée d’un détour par l’hôpital.

« Rassure-moi, tu n’es pas blessé ? Peux-tu te lever ? » Au regard de son adresse, il était impensable de lui tendre une main secourable pour le remettre sur ses deux jambes ; Arden ne voulait pas courir le risque de se retrouver dans sa posture, s’il décidait de commettre maladresse par-dessus maladresse.
Ainsi, elle se contenta de graviter autour de lui, légèrement confuse, avec ses questions et ses inquiétudes. « As-tu mal quelque part ? »