Night gets darkest right before dawn

La montre à son poignet indique plus de cinq heures.
Le personnel en fin de service sortait sans se presser, allumant ci et là une cigarette. Quelqu’un fit tourner un bédot, qui circula entre quelques mains fatiguées, et quelqu’un bailla à s’en décrocher la mâchoire juste à côté de lui.
C’était une de ses jeunes collègues cheffe de table, fraîchement promue, qui encaissait le contrecoup d’un long week-end particulièrement chargé.

- Tu devrais rentrer, on a besoin de toi en forme, lança-t-il d’une voix douce. Tu t’es vraiment bien débrouillée, tu peux être fière.
- Je sais ! C’est grâce à tous vos conseils, ça. Tu rentres comment ?
- Je vais essayer d’avoir le premier bus. Sinon, à pieds.
- A pieds ? s’étonna-t-elle, mains dans les poches. Mais ça va te prendre un temps de ouf. Tu veux que je te dépose ?
- La voiture est au garage, il fait bon, du coup je marche, répondit-il, pragmatique. Ne t’en fais pas pour moi.

Elle acquiesça lentement, les sourcils soucieusement froncés, et ils se séparèrent tous après s’être dit au revoir. Certains récupérèrent leur voiture, d’autres, habitant dans la quartier, repartirent à pied.

Nadir salua les traînards, enfonça les mains dans les poches de sa veste et se mit en route d’un pas rapide.
La périphérie n’était pas toute proche, et si par malheur il n’arrivait pas à l’arrêt de bus à temps, il ne serait pas rentré avant plusieurs heures.
Enfin.
Pas que ça ait une quelconque importance, de toute façon.

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Night gets darkest right before dawn

Nadir s’arrêta net.
Le jour allait se lever ; l’aurore hésitante pourrait bientôt rivaliser avec les quelques lampadaires grésillants qui fonctionnaient encore.
Il n’était pas du genre craintif. Il en fallait beaucoup pour le surprendre vraiment. En temps normal, il n’aurait même pas fait particulièrement attention à cette silhouette, incongrue à une telle heure.
Mais cette fois, c’était différent.
Quand il croisa son regard, et qu’il n’arriva pas à en déchiffrer la lumière, il se sentit harpé.
Ses jambes se mirent en marche vers l’inconnu avant même qu’il ne s’en rende compte.
Mains dans les poches, il s’en approcha, respectant tout de même une légère distance.
On n’était jamais trop prudent, surtout pas dans ce quartier.

- Bonjour, lança-t-il, hésitant.

Était-il trop tôt pour souhaiter le bonjour à quelqu’un ?

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Night gets darkest right before dawn

Nadir s’arrêta net, une seconde fois, plus brusquement encore que la première.
Interdit, il dévisagea l’homme qui lui faisait face, tout sourire.

Nadir avait une excellente mémoire. C’était un critère essentiel dans son métier, et, sans volonté de prétention, il y excellait.
Rien ne lui échappait, et il retenait (presque) tout.
Et cet homme ne lui disait rien. Il ne connaissait pas ce visage.
Il n’était sur aucun réseau social, c’était à peine si son portable était fonctionnel, il n’évoluait dans aucun cercle extravagant, il avait toujours préféré une vie calme, tranquille, dans l’ombre. Aucune chance qu’il ne le connaisse.
Alors par quel miracle s’adressait-il à lui par son prénom, comme s’ils étaient amis de longue date ?

- … je n’ai pas l’impression qu’on ait déjà été présentés, énonça-t-il d’une voix un peu éteinte.

Il s’approcha d’un pas supplémentaire.
Tant pis pour toute la route qu’il lui restait encore, tant pis pour l’heure qui tournait, quelque chose chez cet homme qu’il ne connaissait ni d’Eve, ni d’Adam, ni de Madonna l’attirait inexorablement.

- Moi j’ai cru comprendre qu’il allait pleuvoir. Mais oui, je suppose, ajouta-t-il en regardant le timide ciel qui rosissait lentement. Un peu fatigué. Pas tant que ça. On s’habitue à vivre la nuit.

Il s’arrêta, une fois de plus.
Il serra les mains, les poings enfoncés dans ses poches.
Un léger vent faisait voler ses mèches courtes, il était cinq heures dix-sept du matin, et il parlait de la météo avec un gars dont il ne savait rien.
Soit.
Soit.

- Est-ce que…

Il avait la bouche sèche, comme s’il avait déjà posé d’une seule traite toutes les questions qui se bousculaient au bord de ses lèvres, toutes celles qui dansaient dans sa tête depuis tant d’années déjà.

- Est-ce que je peux vous aider ? commença-t-il, il fallait bien une première question, et ça lui sembla être la moins stupide.

Ou peut-être était-ce la pire, il n’en savait rien.

as-tu les réponses à ses questions ?

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Night gets darker right before dawn

Nadir se fige.
Chaque muscle de son corps se tend si brusquement que ça le choque. Il n’avait pas l’habitude de ce genre de réaction physique. Il s’était toujours cru tranquille, imperturbable.
C’était sans compter sur le fantôme qui le hantait depuis…
… cinq ans déjà ?

Les quelques mots de l’inconnu résonnent dans sa tête jusqu’à en devenir un bourdonnement insaisissable.
as-tu trouvé ce qu’il manque à ta vie ?
Qui était cet homme ?
Que savait-il ?
Que savait-il ?!
Nadir n’arrive même pas à croiser son regard, il est rivé sur le bitume.
as-tu trouvé ce qu’il manque à ta vie ?
Comment est-ce qu’il pouvait savoir ?
Parce qu’il savait, non ? Aucun risque qu’il ne lui ait posé la question s’il ne savait pas.
Mais que savait-il, putain ?
Qu’est-ce qu’il savait de la disparition de Morgan ?
De la putain d’affaire en cours, comme il disait, qui trainait depuis cinq putain d’années déjà.

Nadir a le cœur au bord des lèvres et les larmes au bord des yeux.
Il prit une longue inspiration, et ses muscles acceptèrent de lui répondre à nouveau, alors il leva la tête vers l’inconnu.
Plus de trace de larmes.
Juste une peine immense qu’il n’arrivait jamais à totalement dissimuler.

- Toujours en cours, répondit-il après quelques secondes. Mais vous le savez déjà, non ? Si vous me posez la question, c’est que vous êtes au courant, pas vrai ?

Il se met à triturer la manche de sa veste sans le quitter des yeux.
Il a tant de questions, tant de questions, ça lui prendrait toute la nuit et tout le jour rien que de les poser.

- Qu’est-ce que vous savez ? Est-ce que vous avez des pistes ? Je vous en supplie, si vous avez la moindre information… Est-ce que vous savez où est Morgan ?

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Night gets darker right before dawn

Un prix ?
Ça lui est totalement égal.
Tout avait toujours un prix, de toute façon, c’était la vie, c’était comme ça, tout marchait par troc, une information contre quelque chose de valeur, ça ne le surprenait pas plus que ça. Ce n’était pas vraiment la chose la plus questionnable de la soirée, de toute façon.
Le voir flotter vers lui, par exemple, étant amplement plus surprenant.
Il décida de l’ignorer, ou alors il n’en dormirait plus jamais. Il mit ça sur le compte de la fatigue. Voilà. Il hallucinait ce flottement, il ne dormait pas beaucoup, ces derniers temps, ses yeux étaient fatigués, il avait louché une seconde et s’était imaginé le voir flotter.
Voilà.
Simple.

- Ça fait tellement longtemps que je cherche que n’importe quelle réponse serait déjà inespérée. Je veux...

Il déglutit avec difficulté.
Il n’avait jamais été aussi près d’effleurer la vérité du bout des doigts, comme les griffes de l’inconnu sur sa joue. Il sent à peine ce contact, n’y réagit pas.
Pouvait-il réellement se plonger tête la première dans les pas du premier inconnu qui prétendait pouvoir lui fournir des indices ? Ce n’était pas raisonnable, n’est-ce pas ?

Mais qu’est-ce que la raison pour un homme qui souffre, finalement ?

- Je veux juste savoir ce qu’il s’est passé, soupira-t-il finalement. Je veux juste savoir si ça vaut la peine que je le cherche.

S’il y avait la moindre chance pour que Morgan soit toujours en vie, alors Nadir remuerait ciel et terre pour le retrouver.

Mais l’inconnu le fit douter.
Il n’aima pas la sensation glaçante qui lui emprisonna le cœur.

- … Comment ça, perdu d’avance ? demanda-t-il dans un souffle.

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Night gets darker right before dawn

Nadir se noie dans les battements de son cœur qui bat à tout rompre jusqu’à résonner dans ses tempes.
Il refuse d’entendre. Il refuse d’envisager. Il refuse de comprendre.
De mauvaises nouvelles ? Quelles mauvaises nouvelles ? De quoi parlait-il ?
Pourtant il lui avait dit qu’il était prêt à tout entendre. Il l’avait encouragé à lui dire ce qu’il savait. Mais ce n’était qu’un bon gros mensonge, bien sûr, et il refusait d’imaginer le pire.
Bien sûr qu’il n’était pas préparé à ce qu’on brise ses illusions, tranquillement, au pied d’un lampadaire, aux petites heures du jour.
Il retrouverait Morgan. Il se l’était promis.

S’il ne retrouvait pas Morgan, il n’avait plus de raison de se lever le matin.
Et que devient-on quand on n’a rien qui ne vaille la peine d’être vécu ?
Il ne voulait pas y penser non plus.

Était-il seul dans sa vie à ce point ?

Nadir se sent blêmir, ses jambes se font faibles.
Ne fléchit pas, ne flanche pas. Reste droit, reste impassible, et pourtant il sent sa lèvre trembler.
Il prend une grande inspiration, bloque, et relâche lentement l’air de ses poumons.
Garde les apparences, c’est ce que tu fais de mieux.
Du bluff, c’est ton boulot.
Ancre-toi dans le réel.
Pourquoi est-ce que ce type flottait, d’ailleurs ? Ça l'agaça

je ne vous crois pas

Ces mots ne franchirent pas ses lèvres.
Il n’avait pas envie de le croire. Mais quelque chose, au plus profond de ses entrailles, lui souffla qu’il avait peut-être raison.
Qu’il était temps d’abandonner la chasse au fantôme.

- Je vois, répondit-il finalement, dans un filet de voix qui fut presque douloureux.

où alors ce sera toi qui te perdra
Il ne parlait sans doute pas de sa santé mentale.

- Merci pour… ces informations, ajouta-t-il.

Il n’avait pas envie de le remercier, mais il lui sembla que c’était ce qu’il y avait de plus correct à faire.

Ça, ou frapper le lampadaire, et Nadir n’était pas un homme violent.

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Night gets darker right before dawn

- Vous auriez préféré des insultes ? répondit-il sincèrement. Presque naïvement, en vérité.

Il ne sait même plus s’il doit hurler de rire, fondre en larmes ou s’enfuir en courant. Ou tout à la fois, peut-être. Il ne comprend pas ses propres émotions, il ne comprend pas son corps qui ne bouge pas, qui ne bronche pas alors qu’un inconnu flotte littéralement devant ses yeux, à deux doigts de lui conter fleurette en lui claquant au visage que ça ne sert à rien de continuer à chercher.
C’était globalement ça, non ?

Il se frotte les yeux d’une main, sourcils froncés, retenant avec grand peine le plus long soupir de sa carrière.
Il est fatigué, il est saoulé, il veut rentrer chez lui et oublier tout ça.

Nadir se reprend, relève le visage et  affiche un sourire de façade.
Mais il sent le masque neutre qu’il a enfilé en vitesse, celui du gars qui en a vu d’autres, du gars que plus rien ne peut atteindre, il le sent craqueler, il va finir par se casser la gueule et tomber à ses pieds, et il se retrouvera comme un con avec des émotions qu’il ne comprend pas, parce que Nadir ne ressent qu’en privé, quand il est seul, en public il est toujours impassible, et là il est dans la rue et on ne hurle pas dans la rue, on ne pleure pas dans la rue, on ne se roule pas sur le sol de désespoir dans la rue.
Surtout pas quand on a plus de cinquante ans et qu’on déteste se donner en spectacle.

- Ce que j’en pense ? Mais rien du tout. Je ne comprends rien à cette affaire. Je n’ai… J’ai jamais voulu être mêlé à quoi que ce soit. Je veux juste retrouver Morgan.

ce que je pense de cette affaire ?
c’est trop long
il me manque

- Qui êtes-vous ? demanda-t-il finalement, les mots s’échappent d’entre ses lèvres avant même qu’il ne s’en rende compte.

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Night gets darker right before dawn

Qu’est-ce qu’il en pensait ?
Que c’était un putain de djinn de lampadaire, voilà ce qu’il en pensait.
Mieux encore, al-shaitan venu tout droit des enfers lui péter les burnes. À lui, directement, après une fatigante et complète nuit de boulot.
Qu’est-ce qu’il avait fait pour mériter ce genre de punition divine, au juste ?

Il frotta le pli froncé entre ses sourcils, comme s’il était soudain pris d’une violente migraine. Ce qui n’était pas le cas, mais il ferma les yeux un instant, comme si ça pouvait l’aider à mieux réfléchir.

Mais Nadir, fatigué, retourné par la situation, n’arrivait pas à produire la moindre pensée cohérente.
et merde

Il croise son regard, son sourire faux, et il se demande sincèrement s’il va mourir cette nuit. Il avait la certitude bizarre que sa vie allait totalement changer après cette rencontre, mais il n’arrivait pas à imaginer comment.
Enfin.
Quand on rencontre ce genre d’apparitions, on ne s’en sort généralement pas indemne. Pas vrai ?

- Je n’en ai… pas la moindre idée, lâche-t-il après un court silence, mais il se rend compte avec une certaine stupeur qu’il n’a pas envie de décevoir l’inconnu en ne lui fournissant aucune réponse.
… Hein ?
Alors ça, c’était inédit.

- Mon destin, peut-être, ajouta-t-il. Mais j’ai comme l’impression que ce n’est pas ça, hm ?

Ses yeux ne se détachent pas du regard brillant de son interlocuteur.

Il se rend compte qu’il ne connait même pas son nom.

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Night gets darker right before dawn

Il savait ?
Comment ça, il savait ?
Il avait envie de lui répondre qu’il était toujours aussi largué qu’au début de leur conversation, qu’il n’était pas particulièrement bon ni en mystères, ni en devinettes, mais aucun son ne sort de sa gorge.

Il fatiguait ?
Sans doute, peut-être.
Mais comment est-ce qu’on peut oublier comment s’endormir ?

Nadir ferme les yeux, un quart de seconde.

Quand il les rouvre, il est devant sa porte, clé à la main.
Il bat des paupières, regarde autour de lui, surpris.
La montre à son poignet indiquait plus de six heures, et Nadir n’avait pas le moindre souvenir d’avoir marché jusque là.

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