THE DOOR
Tu as pleuré toute la journée. Et tu ne sais pas pourquoi. C'est bien ça le problème - et si on te disait que ce ne sont que les hormones, la jeunesse, l'âge, alors tu ne le croirais pas. Pourquoi, alors, est-ce que cela ferait aussi mal ? Pourquoi est-ce aussi douloureux ? Ces riens du tout. Ces petits tracas, qui font tout dérailler, incontrôlables, terribles.
Aujourd'hui, pour rien du tout, pour aucune raison en particulier, tu as fugué. En tous cas, tu supposes que c'est une fugue. En tous cas, les faits sont là: tu as fais le mur. Tu as fais attention à ce que personne ne te voit partir alors que tu te faufilais hors de la maison, la hanse de ton sac à dos dans une main, ton portable dans l'autre. Et tu as refermé la porte, et tu as franchi les quelques pas qui te séparaient de la rue, et tu es montée dans le premier bus que j'ai trouvé.
Tu trouves ça ridicule. Et sûrement, ça l'est. Et tu te rends compte de ton erreur, et, pire! Des conséquences de ton erreur. Tu vas te faire enterrer. Tu es trop jeune pour mourir, et pourtant. Tu t'apitoyais de ton hubris éhonté dans un Mcdo encore ouvert, assise seule à une table en face d'un burger qui refroidissait à vue d'œil. Et les larmes, les larmes, bon sang. Incapables de s'arrêter, comme un robinet qu'on aurait laissé ouvert - tant et si bien que l'employé qui t'avait apporté ta commande t'avait demandé timidement si tout allait bien, ce à quoi tu avais répondu une affirmative encore plus timide, te faisant violence pour que les robinets ne deviennent pas les portes soudainement ouvertes d'un barrage.
Et il pleut. Et ton portable n'arrête pas de vibrer, alors que tu essaies de te distraire comme tu peux. Je vais me faire buter, tu te répètes en boucle, incapable de penser à autre chose. Pourtant, tu le savais. Tes sorties étaient, après tout, un sujet de discussion houleuse ces derniers temps. Effectivement, un tueur traîne en ville. Effectivement, il a assassiné une jeune fille sur le chemin de l'école. Cela est vrai. Mais est-ce que tu devais pour autant rester enfermée chez toi, à te morfondre et à craindre un tueur qui ne frappe peut-être que les sans le sou ? Il ne viendra peut-être pas jusqu'aux Clématis, et toi, tu ne comptes pas t'éloigner des quartiers qui t'étaient les plus familiers.
Tu envoies des messages à quelques unes de tes amies, et à quelques uns de tes amis - dans le doute. Hors de question de rentrer à la maison ce soir, mais en même temps, tu n'allais tout de même pas te payer une chambre d'hôtel. Ce serait... étrange. Impersonnel. Triste. En fait, après réflexion, peut-être que ce qu'il te fallait, c'était... de la compagnie. Isak, peut-être ? Personne ne te répond, ou alors pas avec une réponse qui te convient. Soupir. Capitulant, tu croises les bras sur la table... quand tu repères à l'extérieur du restaurant une voiture, phares allumés, qui se gare et surtout, qui t'est terriblement familière. Et merde.
mcdo des Clématis
Encore et encore, Niels compose le numéro du téléphone portable de Anja. Sans un instant d’arrêt, alors que ça semble bien infructueux. Au bout d’une énième tentative, il manque presque d’envoyer valdinguer à l’autre bout de la pièce son téléphone à lui. Oh, à cet instant, Niels, il bouillonne de rage. Le minimum du minimum reste de répondre quand on appelle. Surtout quand on part sans rien dire. Encore plus quand on part sans rien dire. Et… Encore plus quand on sait que les rues de Polaris sont tout sauf sûres. Niels, il le lui avait pourtant bien répété, encore et encore, qu’elle ne devait pas sortir sans prévenir. Ni sortir seule. En fait même, il lui avait dit que le mieux était encore de ne pas sortir du tout. Et voilà que c’était tout l’inverse qui se produisait…
Sans perdre davantage de temps, Niels embarque ses trois autres filles qu’il dépose chez ses parents. Non sans se prendre sur le coin de la figure une avalanche de reproches de la part de son père ; que ce soit envers lui, ou envers le comportement - ou même encore plus simplement : envers - sa fille. En temps normal, le ton aurait sans doute fortement monté entre les deux hommes. Mais Niels avait tout sauf la tête à ça. Vraiment, là, il y a plus important que de se prendre le bec avec un vieux grincheux… Il s’est contenté de l’ignorer, Niels ; et il a juste… Vérifié la localisation du portable de Anja. Qui n’avait visiblement pas bougé. Niels, il ne savait pas si c’était une bonne ou une mauvaise chose ; alors sans attendre, il a tracé, filé, en direction du McDo des Clématis ; sous une pluie de plus en plus torrentielle.
Alors, Niels, il arrive sur le parking du McDo. On peut même dire qu’il déboule plus qu’autre chose, heureusement que l’endroit est quasi désert... Il se gare sur la place la plus proche de l’entrée - et si on regarde un peu mieux, on se rend compte qu’il ne s’agit pas d’une place, mais d’un passage piéton ; mais de ça, Niels, il s’en fiche complètement - et sitôt la voiture arrêtée, il sort précipitamment. Et entre tout aussi précipitamment dans le restaurant. Il ne lui faut pas beaucoup de temps, à Niels, pour trouver celle qu’il cherchait depuis le début de cette soirée. Il s’approche, le pas rapide.
THE DOOR
C'est la honte. Tu caches ton visage rougi par les pleurs en observant par la fenêtre où la pluie tape, et en évitant soigneusement le regard de ton père, qui te paraît peser une tonne. Tu te sens coupable, et surtout, la situation est beaucoup moins glorieuse maintenant qu'il t'a rattrapée. Sachant qu'elle ne l'était déjà pas des masses à la base... qui fugue pour se réfugier dans un Mcdo ?
Tu te retiens de sursauter quand il reprend la parole. Là, voilà. Il n'y a plus de soulagement, d'inquiétude, de pitié, de tu-ne-sais-pas-quoi qui te donne tant envie de bondir et d'exploser. Là, tu entends surtout du reproche, du venin - ce que tu détestes mais que tu ne peux t'empêcher de copier. Tu as envie de faire une scène, mais dans le Mcdo, ça ne te paraît pas approprié.
Alors tu te lèves, en silence. Tu remets ton manteau et tu attrapes ton sac, tu ranges ton téléphone dans ta poche. C'est le signal qui signifie que tu ne cracheras pas le morceau avant que vous soyez en privé - tu sais qu'il le connaît bien. Tu n'as jamais changé. Tu as toujours été comme ça. Par contre, les fugues, c'est nouveau.
C'est juste que tu te sens si vide. Tu empruntes la direction de la sortie et t'extirpe du restaurant après avoir rangé ton plateau. La pluie te pousse à trottiner jusqu'à la voiture, et tu plisses les yeux en constatant où il s'était garé. Ton regard est le jumeau du sien alors que tu le juges. Sérieux, sur un passage piéton ? Tu crains. Tu ne rajoutes rien et va t'asseoir sur la plage passager. Ton portable n'a même plus de batterie. La loose. J'ai pas envie de rentrer, tu murmures après un silence.
mcdo des Clématis
Il n’y a aucune réponse qui vient jusqu’à Niels. Aucune. Il s’impatiente un peu, Niels. Il a envie de lui demander - de l’obliger - à répondre immédiatement. Il ne peut pas. Parce qu’il culpabiliserait déjà, une fois qu’un peu de temps aurait passé. Et ensuite… Il connaît sa fille, il sait que ce n’est pas ça qui l’a fera changer d’avis. Et puis, elle attrape ses affaires, se lève, part. Cette impression de snober. Il bouillonne, Niels. Le genre de comportement qui, s’il ne s’agissait pas de sa fille, ne pourrait tolérer. Mais, à son tour, il l’a suit. En silence également. Le reflet l’un de l’autre… Après tout, c’est lui qui l’a élevé, hein… En soit, il ne récolte que ce qu’il sème… Mais là, encore une fois, Niels connaît sa fille. Il trouvera un moyen - très bientôt - de lui parler. Le temps de laisser gentiment la colère en lui redescendre à un point plus acceptable.
La porte du restaurant s’ouvre vers l’extérieur, la pluie est toujours là. Niels reste à deux foulées derrière Anja - au cas où elle tenterait de repartir ailleurs, peut-être ? Honnêtement, il n’y croit pas, Niels, mais il préfère se méfier, après tout, elle a bien tenté la fugue aujourd’hui… Le pas se hâte à cause du mauvais temps. Et puis, le regard de jugement, les paroles de jugements. Niels, il ne dit rien. Il ne dit rien, parce qu’il sait qu’elle a raison, Anja. Qu’il s’est garé au premier endroit venu - pour sa défense, c’était bien là parce qu’il souhaitait s’assurer qu’il n’arrivait rien de malheureux à sa fille. Alors, toujours en gardant le silence, il attend qu’elle entre dans le voiture, avant de s’y installer à son tour. Les gouttes d’eau venant raisonner sur la carrosserie dans une douce mélodie. La colère est un peu retombée.
THE DOOR
Tu te détestes ; mais tu le détestes encore plus. Et tu ne sais même pas pourquoi. Parce qu'il a gâché ta petite soirée en tête à tête avec un plateau sale du Mcdo ? Pitié. Parce qu'il te fait la morale ? Tu mérites.
Tu ne sais même pas où tu veux aller. Tu ne sais même pas ce que tu veux faire. Tout ce que tu veux, c'est rester en sécurité dans la voiture, inconsciente que tu infliges à ton père la corvée de devoir rouler de nuit, sous une pluie torrentielle. Tu ne veux pas rentrer. Tu soupires, baisses la tête, triture tes doigts nerveusement, puis ton téléphone portable - que tu ne déverrouilles pas, de peur de te prendre une remarque, sûrement.
J'sais pas... Tu peux pas genre, juste rouler ? On peut faire une balade. Tu lui souris faiblement, te préparant mentalement pour la remarque sur le prix du carburant, remarque qu'il te sort systématiquement quand tu lui proposes de faire une balade en voiture. J'suis désolée... pour tout ça. Je sais pas ce qui m'a pris. Tu renifles un peu, regardes par la fenêtre de la voiture qui se met en mouvement. Tu peux me priver de ce que tu veux, je mérite. Tu capitules finalement en déposant le téléphone portable dans le porte-gobelet, invitation à ce qu'il le prenne. C'est peut-être de la manipulation, c'est peut-être sincère. Tu n'as pas encore décidé.
mcdo des Clématis
Les portes de la voiture sont verrouillées. Niels, il ne détache pas le regard de sa fille. Il a sans doute conscience que c’est probablement un regard un peu trop lourd, qu’il lui porte, mais elle le mérite un peu. C’est un soupir d’exaspération qu’il a Niels, quand Anja vient demander une balade en voiture. Il aurait dû s'en douter, d’ailleurs, ce n’est pas la première fois qu’elle lui fait ce genre de demande.
Accompagné d’une phrase, Anja dépose son portable dans le porte-gobelet. Niels, il le voit, il ne note ; mais il n’agit pas. Il laisse un instant de silence. A la recherche de la sentence. Est-ce qu’il veut vraiment priver sa fille de quelque chose ? Est-ce qu’au moins, s’il le fait, quelque chose va changer ?
Le feu repasse au vert, les rues sont bien désertes. Ce qui est logique, au vu de la pluie et de l’heure… Il tourne sur une route qui mène vers la périphérie ; la route qui fait le tour de la ville par l’extérieur.
THE DOOR
Tu sens la colère faire bouillir ton sang. C'es une colère insidieuse, qui te donne envie de hurler, ou peut-être, de descendre de la voiture. En fait, tu te débats avec ton instinct, avec ta conscience pour ne pas répondre, parce que tu sais que ça ne ferait qu'empirer les choses, et vous allez vous hurler dessus dans la voiture, et au final ce sera lui qui aura l'avantage, parce que ton père ne fait qu'entendre que ce qui lui plaît, et est-ce que tu as vraiment la patience et le cran pour t'engueuler avec lui ce soir ?
Tu t'apprêtes à cracher ton venin sans la moindre sorte de pitié,
quand une phrase te fait t'arrêter et le regarder, bouche-bée.
Alors, Anja ? Est-ce que c'est lui qui a fait quelque chose de mal ? Ou est-ce que c'est juste toi ? Est-ce que c'est simplement ta crise d'adolescence ? Tu restes silencieuse, la gorge sèche, soudainement incapable de parler.
Tu soupires et pose ton coude contre la portière pour caler ta tête, la main contre la joue. Ca secoue un peu, mais pas trop. Tu cherches tes mots, tu cherches ce que tu as envie de dire. Tu ne sais pas. Il t'a pris de court.
Je suis désolée d'être nulle en cours, tu annonces de but en blanc. Si Isak t'aurait sûrement serrée contre lui en te disant que ce n'était pas grave et que tu faisais de ton mieux, tu sais que ton père ne sera pas de son avis. Parfois, tu avais l'impression qu'il n'y avait que ça qui importait. J'arrive pas à m'améliorer. Il y a un long silence. Ca te stresse, et tu enlèves ton coude de la porte pour venir tordre tes doigts, les triturer, tu es étrangement nerveuse. Tu as l'impression qu'il est en train de te demander de justifier tout ce qui ne va pas -et Dieu sait qu'il y en a, des choses qui ne vont pas !- devant un tribunal ou quelque chose du genre. J'veux pas te faire honte, mais je... je sais pas. Tu as rien pour toi Anja. Tu espères que les petites s'en sortiront mieux que toi, pour qu'au moins vous ne soyez pas un poids et une déception sur toute la ligne. Et en même temps, si elles s'en sortent actuellement mieux que toi, ça te ferait hurler.
mcdo des Clématis
Il y a un temps, un silence, après que Niels ait légèrement entrouvert cette porte sur une possible discussion. Silence à tel point qu’il se demande si elle va lui répondre un jour… Il en est presque au point de demander à Anja de lui répondre, bien que s’il le fait vraiment, il se doute que le résultat ne sera pas idéal. Oh, vraiment pas. Mais elle prend finalement la parole. Enfin, ce n’est pas trop tôt. Elle dit qu’elle est désolée d’être nulle ?
Bien qu’il soit concentré sur la route, il l’a voit, du coin du regard, remuer ses doigts entre eux. Il en percevait presque sa nervosité. C’est que ça le fait un peu tilter à Niels ; lui aussi quand il est nerveux, il en vient à inconsciemment jouer avec ses doigts - même si souvent, il finit par se ronger les ongles. Il ne comprend pas ce qui la rend aussi nerveuse. Et puis, sa dernière phrase. Elle lui arrive droit dans le cœur. Jamais tu ne me fais honte, Anja, tu es ma fille…. Il ne dit rien. Enfin, si, Niels il dit, mais pas ça.
THE DOOR
Tu le regardes avec des yeux brillants de larmes et de flammes, le sang bouillant dans tes veines. Le pire, c'est qu'il avait sûrement raison. Peut-être. Ou alors c'était plus facile d'admettre qu'il avait raison et passer à autre chose, c'était plus facile de ne pas s'énerver, c'était plus facile de laisser couler. Tu pinces les lèvres et ne réponds rien au début, observant le paysage sombre par la fenêtre de la voiture. En fait, tu prends le temps de rassembler tes pensées pendant un moment - mais tu es bien obligée de parler, à un moment, parce que tu sens qu'il va s'agacer, sinon. Je sais pas. C'est juste... ça va pas.
Ah voilà, tu l'as dis, tu l'as avoué. C'est peut-être un appel à l'aide, c'est peut-être une solution de facilité pour qu'il te laisse tranquille et te prêtes ton attention, tu n'en sais rien. Tu fermes fort les yeux, comme pour te secouer un peu. Et puis... Est-ce que tu peux lui en parler ? Tu ne sais pas. J'ai un mauvais pressentiment. Mais pas... pas concernant, genre, moi. Plutôt envers toi... Tu sais que son travail n'est pas tout rose, ton père n'est pas un vrai défendeur de la Justice, merci bien. Tu lui jettes un regard en coin, peut-être pour jauger sa réaction. Au fait, je me suis fais un ami. Tu sais qu'il va partir au quart de tour. Un ami ? Un garçon ? Toi qui d'habitude choisis tes amis, et surtout tes amies, avec grand soin, il y a de quoi surprendre. Tu esquisses un petit sourire en coin, bien caché derrière ton poing posé contre ton menton. Tu espères avoir détourné la conversation avec brio, et au pire... au pire, hein. Advienne que pourra.
mcdo des Clématis
Il y a un court instant de silence - qui, pour Niels, semble durer une éternité, si ce n’est même plus - avant que Anja reprenne la parole. Mais qu’elle lui dise presque comme si ça coulait d’une évidence que ça n’allait pas. A cet instant, s’il n’était pas en train de conduire, Niels, il aurait tant voulu pouvoir la regarder en face, sa fille. Malheureusement, il va devoir se passer de ça ; bien qu’il ne peut s’empêcher de lui porter quelques coups d'œil. Parce qu’au fond, c’est une phrase qui fait mal, ça ; qui le touche, mais vraiment pas d’une bonne manière. Ce qu’il voudrait, c’est plus qu’elle lui dise ce qu’il ne va pas, parce que, oh bon sang, c’est certain qu’il est prêt à remuer ciel et terre, Niels, pour qu’elle lui dise que ça va. Mais maintenant, son problème c’est, que répondre à ça ? Il n’en a aucune idée. Et puis… Et puis elle reprend la parole ; comme pour vouloir ajouter quelque chose. Alors, il l’écoute, il essaye d’entendre ce qu’elle a bien à lui dire.
Et ce qu’elle lui dit, c’est qu’elle a un mauvais pressentiment pour lui. Mh. Soit. Une inquiétude, une crainte qu’elle ne devrait pas avoir ; où plutôt que Niels ne veut pas qu’elle ait. Alors évidemment, comme toujours, il a écouté ce qu’elle a dit ; mais l'a-t-il pour autant entendu ? Non, absolument que non, parce que Niels n’entend toujours que ce qu’il veut bien, le reste…