Dans la grande cuisine ensoleillée, il y a un verre en cristal qui trône fièrement en haut d’un meuble. Niels, il aime passer du temps à l’observer. Parce que ça l’intrigue. Parce que savez-vous que quand on le regarde sous un certain angle, on peut voir le soleil briller de mille feux dans son éclat ; mais quand on le regarde sous un autre angle, toute trace d’éclat à disparu, il ne reste qu’une transparence neutre, infinie, à travers laquelle on a l’impression de voir à travers tout.  Mais à choisir, Niels, il préfère regarder le soleil à travers. C’est plus lumineux, plus chaleureux, plus… Il ne sait pas trop, c’est juste plus joli.

Et Niels, il aime bien aller l’observer sous tous ses éclats, ce verre en cristal. Parce que parfois, il change de couleur aussi, et c’est encore plus beau. Et dans son esprit d’enfant de quatre ans - d’accord, bientôt cinq, Niels aime à rappeler qu’il n’est bientôt plus si petit que ça - il a un peu cette impression d’être un magicien. Un magicien capable de faire changer la lueur d’un verre en cristal… C’est… Disons que tous les humains peuvent le faire ; mais dans le regard d’un enfant, ça ne sonne pas pareil.

« Niels, descends de cette chaise, tu vas tomber. »

La voix grave derrière lui, le fait sursauter et se retourner rapidement. Trop rapidement qu’il en perd un peu l’équilibre, et se rattrape un peu par miracle sur le bord du meuble. C’est un sourire pur, qui vient illuminer le visage de l’enfant. Un sourire d’enfant, innocent, qui n’aspire qu’à la joie.

« Mais non, t’as vu ?! Je vais pas tomber ! »

Le regard que l’adulte lui porte reste inchangé, voir son petit-fils manquer de chuter, où tout simplement le voir rire ne semble lui faire ni chaud, ni froid. Impassible.

« Descends.

Mais si je descends, je peux pas regarder le verre, il est trop haut…

Niels… »

Il soupire. Un peu trop fortement. Un dernier coup d'œil au précieux verre. Avant d’effectivement, descendre de la chaise - en s’asseyant, plutôt qu’en sautant, parce qu’il a beau être courageux, Niels, il n’en est pas moins téméraire, et probablement que sauter d’une chaise, ça lui fait un peu peur.

« Et arrête de soupirer.

Dis papi, pourquoi il change de couleur le verre ? Et pourquoi parfois il fait pas du tout de couleur ? »

L’homme garde le silence. L’enfant est curieux. Mais c’est un enfant, on ne peut pas lui en vouloir pour ça. Il y a même de grandes chances que la réponse ne l’intéresse pas ; c’est simplement poser des questions, qui l’intéresse.

« Tu sais pas la réponse ? C’est pas grave, moi parfois aussi je sais pas les réponses à l’école. Tu dois peut-être aller à l’école toi aussi pour le savoir ?

C’est le spectacle de la lumière, c’est comme ça. »

L’homme s’est vraisemblablement retrouvé piqué dans son égo, puisqu’il s’est empressé de répondre, avec un air un peu plus tendu qu'auparavant. La réponse, bien que vague satisfait Niels, il n’a pas besoin de plus pour être content. Il hoche la tête. Avant de tenter de poser une nouvelle question - visiblement, pas si satisfait que ça de la réponse.

« C’est quoi un pestacle de lum…

Spectacle.

Euh… Pesta…

Spectacle.

Ben oui, mais arrête de dire des mots qui sont durs ! »

Et il boude, Niels. Un peu. Juste cinq secondes, histoire d’afficher son mécontentement. Parce que c’est juste un enfant. Et puis il repart, l’air plus joyeux, parce qu’il a déjà autre chose en tête, et qu’il a déjà oublié aussi qu’elle a été la première question qu’il a posée.

Alors que derrière lui, brille encore l’éclat du verre, éclairé par un doux rayon matinal.

Ce jour-là est un jour qui a commencé comme n’importe lequel. Niels, dans son apparat habituel, celui du costume trois pièces qui ne le quittait jamais, à tel point qu’on peut presque qualifier cet apparat comme un trait de personnalité chez lui.
L’allure impassible ; qu’est-ce qui ressemble plus à un homme d’affaire qu’un autre homme d’affaire, mh ? Cette idée de s’être fondu dans une masse.
Dans un rôle qui ne le satisfait pas, à Niels, et pourtant, qui semble lui convenir comme un gant.
Une façade ? Peut-être.

Mais ce jour-là, enfiler un costume n’a pas suffit. Parce que Niels est un homme rongé par une foule de craintes et de peurs, certaines étant infondées, d'autres plus fondées. Un stress et des angoisses persistants. C’est à croire qu’il ne connaît que le fait d’être tendu et crispé - un ostéopathe se régalerait avec son corps, tient…

Alors ce jour-là, Niels il ne supporte plus la neutralité pure de son bureau, il ne supporte plus de croiser le regard hypocrite des autres, les épées de damoclès qui pèsent au-dessus de tout le monde, les faux-semblants - Niels, dans ces cas là, il ne se supporte même plus. Il se déteste.

Il laisse tout en plan, ordonne qu’on le laisse pour la journée, ne répond plus à rien, à personne. Il retourne chercher sa dernière fille, Elisabeth, chez la nourrice. C’est bien la seule qu’il peut garder, quand les autres sont à l’école. Et, avec elle, il retourne dans la maison.

C’est bien là le seul endroit où il n’a pas l’impression de se détester, Niels. D’être chez-lui. D’être lui. Simplement ? Ce n’est pas simple, parce qu’il ne sait même pas ce qu’il est, lui, Niels.
Oh, faudrait-il qu’il songe à parler ouvertement un jour, fort à parier qu’il ne pourrait en tirer que du bénéfique.
Mais bon. On ne va pas se voiler la face. Il ne le fera pas.
Probablement par manque de courage.
Certainement.


Les heures défilent jusqu’à l’après-midi. Niels, ça lui a fait du bien de s’occuper de sa fille ; au moins à attirer ses pensées ailleurs, l’espace d’un moment. Mais vient toujours ce moment où il doit se retrouver seul. Comme là, alors qu’il vient d’envoyer Elisabeth faire une sieste. Qu’il se retrouve à nouveau seul. Seul avec lui-même.

Il s’écroule sur le canapé, Niels. Oh, ce qu’il aimerait réellement être, au plus profond de lui, ce qu’il monte en extérieur. Oh, ce qu’il aimerait être cet homme impassible, froid, distant, qui n’a que faire des autres, et dont seulement lui l’intéresse. Il aimerait. Les choses seraient plus simples. Mais Niels, il n’est pas capable d’être ainsi. C’est comme ça, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Il se déteste. Et c’est tout.

Alors, à défaut d’avoir une existence qui lui plaît, à Niels, à défaut d’aimer ce qu’il fait ; il préfère encore œuvrer pour que ceux qu’il aime, lui, aient une vie, une existence, qui leur plaise ; même si ça l’oblige à devoir mettre un costume, se former une façade, se détester. Il s’agirait probablement de ce qui lui ferait le plus plaisir, à Niels.
Non, ce n’est pas probablement. C’est certain.
Le fait étant que, même ça, Niels n’est pas certain d’y arriver. Parce que Niels, c’est un homme qui a parfois plus d’angoisses qu’il ne veut bien le montrer, où même l’admettre. Bien plus de craintes, de peurs. Un peu de stress. Trop de négativité, aussi, ça c’est certain.

Parce que même ça. Il n’est pas certain d’y arriver. Où du moins, pas de la bonne manière. Non, en fait, il sait qu’il n’y arrive pas, Niels.
Même la chose la plus simple, que d’exprimer son affection, d’exprimer des sentiments positifs.
Tout ça. Niels, il n’en est pas capable. Ou il ne sait pas faire. Ou il le fait mal. Ou… Même ça, il arrive à le rater - il suppose. Il ne sait pas ?

« Papa, je peux venir avec toi ? »

Niels, il se redresse du canapé, alors que devant lui se trouve Elisabeth. Qui n’aurait pas dû se trouver ici, plutôt à faire la sieste dans sa chambre. C’est un sourire un peu triste qui lui adresse, Niels. Mais un sourire, tout de même.

« Bien sûr, ma princesse… »

Et c’est avec un empressement certain que la petite fille monte sur le canapé, où, de là, elle vient se blottir contre les bras de son père. Elle lui parle de tout ce qui peut bien lui passer par la tête durant quelques minutes, avant de s’endormir, posée ainsi. Et Niels, autant par crainte de la réveiller s’il venait à bouger, que par envie de garder sa fille près de lui ; il ne tarde pas non plus à s’assoupir.

Fort à parier aussi qu’ils se feront réveillés par l’arrivée de son aînée, Anja. Mais doit-elle en avoir l’habitude…  

Dans le hall d’entrée de l’hôpital, il y a un tableau représentant un navire, un paquebot. Niels le regarde, et le juge, même. Faut dire, il jure franchement avec le décor… Et en plus de ça, il n’est pas vraiment beau - il est moche. Mais l’attente est longue, et Niels n’a rien d’autre à faire. Sitôt qu’il est arrivé et qu’il s’est présenté à l’accueil, on lui a demandé de patienter, et qu’on viendrait le chercher en temps voulu. Trop long, bien trop long. Mais Niels, il patiente. Il patiente en regardant ce tableau. L’idée de retourner à l’accueil pour dire qu’il est simplement venu connaître un numéro de chambre pour rendre visite aux occupants lui est déjà passée par la tête ; mais faut-il croire qu’il est encore un brin trop intimidé pour le faire - d’ici quelques années, ça lui aura changé.

Parce que, Niels, il est arrivé à l’hôpital un peu sans prévenir personne. Personne n’est trop au courant de sa venue ici. Parce que, Niels, s’il est venu, c’est simplement parce qu’il sait qu’il a un petit frère qui est né il y a deux jours. Mais bon, visiblement, dans la famille Bjorntvedt, il est coutume de laisser la mère seule avec l’enfant… Oui, honnêtement, de ce qu’il en a vu, Niels, c’est plus l’excuse pour faire des fêtes et féliciter le père, sans pour autant que la mère, et le nouveau-né se trouvent dans les parages. Les seules choses dont il était au courant, Niels, c’était quand il appelait sa mère, le soir. Il avait cru comprendre qu’elle était visiblement épuisée, mais aussi terriblement seule. Alors, dès le lendemain, et sans en informer personne, Niels, il s’est rendu à l’hôpital.

Le temps passe, défile devant cet immonde tableau… Jusqu’au moment où la personne qui s’occupe de l’accueil lui demande de venir.

« Bonjour, je suis Niels Bjorntvedt, je voudrais rendre visite à ma mère, Sofia Bjorntvedt. Et… à mon frère aussi. »

Une fois le numéro, et l’étage obtenu, Niels, il s’y dirige tout droit. Il ouvre timidement la porte, sur une pièce à moitié plongée dans l’obscurité. Il craignait, au départ, de réveiller les occupants de la chambre, jusqu’à ce qu’une voix vienne à ses oreilles.

« Niels ? C’est toi ? Tu peux venir, ne t’en fais pas. »

Alors, il s’avance, Niels. Referme la porte derrière lui.

« Tu vas bien ? Je t’ai apporté des trucs. J’ai des gâteaux, c’est moi qui les ai faits, mais je sais pas si tu y as droit ? Et… Euh, un livre, mais j’ai pris le premier, je sais pas trop ce que t’aime lire, moi je l’aime bien. »

Il pose le tout sur le meuble à côté, Niels, s’entame une très courte discussion, jusqu’à ce que Niels se déplace jusqu’au berceau. C’était donc ça son petit frère ?

« C’est lui, Isak ? »

A question bête, réponse douce du hochement de tête de sa mère.

« C’est lui. D’ailleurs, il ne devrait pas tarder à se réveiller pour réclamer son biberon, tu veux le lui donner ?

… Moi ? C’est que je sais pas trop comment on fait.

Ne t’en fais pas, tu y arriveras très bien, Niels. Et je suis là. »

Il n’en est pas vraiment certain, Niels. Mais soit, si sa mère le dit… Il suit ses conseils, alors, et s'assit sur le fauteuil de la chambre, de là où sa mère vient lui mettre le vraiment tout petit bébé entre ses bras.

« … Ils sont un peu bizarre ses cheveux, non ? On dirait presque… je sais pas, un peu comme s’il est chauve ?

Tu étais pareil, Niels, tu sais.

Ah… »

Il fait un peu la moue. Ah...
Mais bon, ça ne l’empêche pas, Niels, de se dire que ce tout petit bout d’être humain, qui n’est autre que son frère, c’est certainement la personne qu’il a le plus envie de protéger, de voir grandir. D’aimer.
En fait c’est ça. Dés l’instant où l’adolescent s’est retrouvé avec l’enfant dans ses bras, le sentiment fort et puissant de vouloir le protéger, de vouloir l’aimer, de vouloir qu’il soit heureux, de vouloir l'accompagner en tout, s’est emparé de Niels.
C’est fou, tout ce qu’on peut ressentir.
C’est donc ça, d’avoir un frère ?

Je t’aime, Isak. Et tu pourras toujours compter sur moi… Même si tes cheveux sont un peu moches, vraiment, c’est super laid un bébé, mais tu es un peu plus beau que les autres bébés.
 

1984 (3 ans) L'enfant court dans le salon, milles-et-unes idées en tête qui ne cessent de l'émerveiller. Trop de choses à découvrir, à voir, à apprendre, à faire, tant que sa petite tête ne peut tout retenir ; alors il court, Niels, parce qu'il y a trop à faire.

« Niels, arrête de courir à l'intérieur. »

L'enfant se fige, tourne le regard vers l'homme qui n'a même pas daigné lever son regard du document qu'il était en train de lire. Il n'est pas certain de comprendre pourquoi, Niels. Et ça l'embête un peu, parce qu'il va mettre plus de temps à faire toutes les choses qu'il veut faire maintenant... Il est un peu triste. Mais même s'il ne comprend pas, il sait qu'il ne fera plus.

1986 (5 ans) Assis sur un tapis, à même le sol, Niels s'amuse dans sa chambre. Il s'amuse à la manière d'un enfant, alternant entre des dessins, des jeux plus classiques, des livres qu'il lit et relit, des histoires qu'il invente à voix haute.
La porte s'ouvre subitement, sans que personne n'ait prévenu.

« Tu as un bureau et une chaise, non ? Cesse de rester sur le sol, Niels, tu n'es plus un enfant. »

Mais... Ce n'est pas amusant de rester sur un bureau. Ce n'est pas... Intéressant. Mais il obéit, Niels, parce qu'il sait qu'il ne faut jamais contrarier grand-père...

1990 (9 ans) « J'ai un de mes amis qui m'invite à son anniversaire, je peux y aller ?
Il n'y a pas d'autres choses que tu pourrais faire, plutôt que de prendre part à de pareilles futilités ? »

C'est qu'il n'a jamais trop compris pourquoi on lui interdisait tant de choses, Niels. Ce n'est pas vraiment futile que d'avoir des amis, non ?
Il soupire Niels, discrètement. Parce qu'on ne doit pas soupirer. Ni répondre. Il finira sa journée dans sa chambre, à s'ennuyer lourdement.

1994 (13 ans) Le regard vague, perdu, sur les cahiers d'exercices. C'est qu'il n'y comprend pas tout, Niels. Et surtout, il s'ennui. Des heures qu'il y est dessus, et on ne lui a pas accordé une seule pause.

« Tu crois que tu peux m'aider pour ç...
Jeune homme, je t'aiderai quand tu daigneras avoir une attitude convenable. »

Le geste vif de l'adulte vient retirer la main qui soutient le tête ; la main vient ensuite redresser le dos et rapprocher la chaise de la table. Le tout dans des mouvements bien trop durs, et si peu affectifs. Oh, il a envie de gueuler, Niels, de balancer sa haine, sa rage. Mais il sait qu'il ne doit rien faire, rien dire, sous peine d'empirer son cas. Alors il garde tout en lui.
Et plus jamais il ne va demander de l'aide à quelqu'un.

2000 (19 ans) L'air morose envahit Niels. Il doute sur beaucoup de choses. Sur lui-même, à commencer. Il vient ouvrir le bureau de son père, le regard divague, grande inspiration, c'est ce qui lui faut pour trouver le courage de prendre la parole.

« J'ai besoin de te parler, je ne suis pas...
Parce que tu crois que tes états d'âmes m'importent ? N'oublie pas de fermer la porte en partant. »

Il l'a claque, la porte, Niels. On vient le chercher, le réprimander. Encore, toujours. On ne sait faire que ça.
Il n'a jamais pu s'exprimer librement, Niels. Et il ne le fera sans doute jamais.

2010 (29 ans) « Laisse moi te dire, Niels, que ta fille aurait bien besoin d'une bonne leçon, tu n'es pas assez strict envers elle. »

2021 (40 ans) « Si tu veux mon avis [...] »

Non, j'en veux pas de ton putain d'avis, merde.
Il se lève de la table, Niels. Trop brutalement, le bruit de la vaisselle raisonne un peu, quand il pose sa main sur la table.

« On doit partir, j'avais oublié que j'avais quelque chose à faire. »

Il attrape ses filles, Niels, et il quitte la maison de ses parents. Les repas familial du dimanche, c'est terminé pour le moment.
Bien sûr que non, il n'a pas oublié qu'il avait quelque chose à faire ; simplement, le prochain mot qu'il entend qui est synonyme d'une reproche à son encontre, il n'arrivera probablement pas à se contenir, Niels. Autant partir avant que ça parte plus loin.