Grâce, ayons grâce.
De ces architectures à la sinistrose dégoulinante, de ses âmes oubliées qui s’y effacent. Derrière tes verres sali par la météo capricieuse, s’étend une cours poussiéreuse. C’est la rue des passants, le parking des stagnants, le jardin des enfants. Tout s’y mélange dans le chaos saisissant et dans la diligence la plus codifiée.
Appuyé sur une voiture au propriétaire absent, tu démanges les aspérités de tes mains calleuses, déchiffre sous un regard trop bleu, trop plissé, des formes abstraites, allures de phosphènes.
Et sur l’asphalte claque des chaussures trop pressées, trop cirées pour cet endroit boueux. Si la distance entre vous se rétrécie, tu lances d’un voix rocailleuse,
« C’est votre voiture ? Vous voulez que je bouge de votre capot peut-être ? »
L’évidence au bout de tes lèvres souriantes, étirées bêtement.

Ça persiffle, claque.
Les mots viennent faire tanguer ta posture docile. Tu te décales en un mouvement précipité car tu sens son aura belligérante, ce feulement sec qui se dégage de sa gueule béante.
Cigarette en main, un haussement d’épaule vient secouer ta silhouette de mât de bateau : haute, rigide.
« Et vous ? »
La voix est calme, les yeux passivement mécontentés derrière tes ridules rieuses. Il n’y a que tes commissures, légères pour éviter d’horripiler davantage la jeune femme se dressant devant toi.
« Foulard, lunettes, la seule caisse du quartier qui a pas les vitres pétées et toutes ses jantes. »
Tu l’avoueras volontiers que ta posture peut être considérée à l’excès. Tu l’observes à travers tes mots, les marque par des regards appuyés. De ceux qui savent sans savoir.
« Si je m’étais pas posé sur cette voiture, vous l’auriez pas retrouvé, soyons honnêtes. »
Et elle, elle fait tâche ici.
Dans ses manières, sa tenue surannée, cette tentative de se grimer. Il y a un côté clownesque et pourtant, tout à fait touchant. Qui malgré les remontrances, te donne envie d’appréhender davantage ce caractère à dompter.
« Je m’excuse si vous vous êtes sentie agressée. »
Il y a des mots que l’on pense, à moitié. La furie qui peste à tes côtés, tu refuses de partager sa colère, son agacement tonitruant.

L’hérissement s’assouplit, les traits se dérident sous les excuses affirmées. Et si les boucliers sont toujours levés, tu ne peux en vouloir à la méfiance que tu as soulevée.
Sous ta posture débraillée, tes habits charbons, ton regard clair camouflé par les verres rond et fumeux.
« J’avoue que j’aurais pu trouver un autre spot. »
À l’image des chats errants qui s’accaparent les plus belles carrosseries pour s’y étendre, s’y complaire sous le plomb solaire.
Et tu te retiens d’ajouter que cela fait ton charme, qu’il n’y a pas de mal à rafler les désirs simples qui mènent tes aléas malmenés.
Alors, sans insinuer quelconques états d’âmes privés, tu t’aventures là où ta curiosité te mène.
« Vous avez l’air contrarié. Pas seulement pour la voiture je veux dire. »
Cigarette entre les dents, tu observes la soie nouée, le camouflage imparfait. Assez pour se déguiser de toute identité, trop criard pour se vouloir réfléchi à l’outrance.
« Faut dire que vous détonnez vachement de la zone habituelle. Vous êtes trop élégante pour vous fondre complètement. »
Et à tes mots, un rire léger s’étire.
C’est rare ce genre de personnages par ici, ça titille les questions détournées, tes humeurs ombragées.

Derrière les cellules nébuleuses qui couvrent tes pupilles rétrécies, tu entrevois la fin d’un conflit. La tête penchée pour mieux l’apercevoir de ta silhouette ployée, un haussement d’épaule vient te secouer.
« Des collègues. »
Et tu pointes un balcon délaissé parmi les autres aux rideaux bruns tirés. Comme s’il y avait quelque chose à espérer, à entrevoir derrière la poussière opaque chasseuse d’astre.
« Ils interviennent dans le bâtiment d’en face. »
Tu sais que ta posture trahit ton professionnalisme, qu’on ne voit qu’à travers toi qu’un flegme assumé, porté en étendard. Et à tous ceux qui douteraient, tu ne peux leur en vouloir car ta forme prétend des vices variés. Pourtant tu souris.
« Ce qui me laisse encore un peu pour discuter. Vous traînez souvent par ici ?»
Car son image renvoie milles et un contes.
Celui de la divorcée en disgrâce qui malgré ses allures dorées, n’a que pour elle des vestiges du passé, d’amour mort né. Ou bien encore d’une figure d’autorité, de celles qu’il faut craindre car leur ruse ne réside pas dans leur étincelle.
« Oubliez. Ça casserait le mythe que j’ai de vous. »
Et tes commissures s’étirent sous ton visage penché, vient s’embaumer dans le parfum d’asphalte brûlé de ta cigarette consommée. Est-ce que la réalité aurait tendance à te décevoir ?

Ça clame des choses mais en cache d’autres.
Et tu la sens, cette retenue, tout à son honneur.
La tête se balance vers le côté, tu hésites à t’inventer une vie. De celles où le flegme qui te caractérise serait réalité et non étoilé.
Sous la lumière ambré, tu l’observes avec un sourire, une légèreté.
« Ils négocient. »
Le myocarde est lourd et si tes lèvres naturellement fines ne savent trahir le fait qu’elles soient crispées, un haussement d’épaule vient te secouer. C’est laid, la banalité. À quel point les horreurs finissent par couler le long de ta psyché imperméabilisée.
Et toi, tu les décrédibilises, en parle comme de vulgaire vendeurs de porte à porte.
« Je parle si mal de leur taff, s’ils savaient. »
Et tu ris, comme s’il y avait quelque chose d’hilarant. Pourtant, tu ressaisis bien vite la conversation, cette cigarette qui se consomme du bout de la pulpe de tes doigts.
« Ils négocient la sécurité d’enfants. C’est pour ça que j’attend. Dès que j’ai le feu vert, je partirai terminer ce qu’ils ont commencés. »
Parce que toi, t’es pas autorisé à défoncer les portes, à clamer haut et fort que t’es armé. Tu te faufiles une fois le pire passé, tu viens cueillir la candeur estropiée, tu tentes de la préserver du mieux que tu peux.
« Vous êtes pas la première à me prendre pour un mec louche qui vend des brosses à récurer. »

Transformer le banal en grandes épopées.
C’est ainsi que tu t’exprimes car aussi futile puissent être les interactions, il y a toujours quelque chose à glaner. La voir sourire après la furie étire tes lèvres, comme un doux succès face à la dureté de tes journées.
Il faut savoir être pingre quant à ses objectifs.
« Et vous une manière intéressante de ne rien divulguer. »
Car tu n’as pas oublié derrière tes airs de benêt qu’un monologue s’est construit, vaguement. Sans agressivité ni remontrances, un haussement d’épaule souple vient secouer ta silhouette.
« Vous me trouvez louche ? »
Et tu ris, les yeux clos, frotte ton poignet contre ceux-ci pour te protéger de la fumée qui est venue les menacer. Une hilarité, légère qui tu l’espères sera peut-être communicative.
« C’est vous qui vous déplacez pourtant avec un foulard sur la tête et des lunettes de soleil. »