Ils étaient ensembles depuis à peu près deux ans. Avant cela, Minuit avait entretenu son célibat pendant un peu plus de dix ans, terrifié à l'idée de tomber à nouveau dans un piège, terrifié à l'idée de gâcher à nouveau tout ce qu'il avait vaguement réussi à construire. Il avait envie de croire à cette histoire improbable, à ce couple qui lui était tombé sur le coin de la tête. Il avait envie d'y croire, mais Minuit avait ses propres démons, ses propres problèmes, et ça lui collait à la peau.

Les rendez-vous étaient encore un concept avec lequel il avait du mal. C'était une difficulté à part entière de le faire sortir de son trou, de son appartement miteux. Il avait traversé une artère principale du quartier de l'Octant les mains dans les poches, progressant rapidement et se glissant dans le quartier commerçant sans poser les yeux sur aucune vitrine et aucun passant. Il pouvait presque sentir la détresse de Graham, qui s'échappait du café dans lequel il s'était réfugié sous la forme de gros nuages de fumée angoissée qui parvenaient à Minuit dans un rythme saccadé - celui de ses pas qui s'accéléraient.

Il avait poussé la lourde porte vitrée du café et sans un bruit s'était faufilé dans l'échoppe, cherchant Graham du regard; un regard fatigué, et, peut-être, un peu angoissé, lui aussi, mais pas forcément pour les mêmes raisons. La situation Sunny était terrifiante, et le bambin était comme son propre enfant. Mais l'idée d'être perçu par Graham le stressait encore et toujours, malgré les années qui se suivaient et malgré l'amour, chaleureux et évident, que lui portaient Graham et Fubuki. Envers et contre tout, ils continuaient à l'aimer.

Il ne parvint pas à esquisser un sourire soulagé en apercevant Graham et se contenta de venir s'asseoir à sa table, décalant la chaise en fer du bout du pied pour se laisser tomber dessus peut-être plus lourdement qu'il l'aurait voulu. Il avait mille choses à lui dire, beaucoup trop de choses d'ailleurs, peut-être qu'au final il aurait dû ne rien dire, peut-être qu'il aurait simplement dû lui dire qu'il l'aimait, et que Sunny se portait sûrement à merveilles. Mais la seule phrase qui sortit de sa bouche, franche et dure, fut:

T'en es à combien de cafés ?

Minuit ne comprenait pas quel était son problème - il n'avait jamais compris, en vérité. Précédemment parce qu'il n'avait jamais cherché à comprendre, et maintenant parce que le fin mot de l'histoire lui glissait habilement entre les doigts.

S'il était amoureux. Il n'avait pas l'impression de l'être assez. Était-il trop dur avec lui-même ? Ou est-ce qu'il ne donnait pas assez ? Il avait l'impression d'être noyé dans les sentiments de Fubuki et Graham. Une bonne noyade, une noyade douce, tumultueuse mais agréable. Et lui ? Un vieux ruisseau sous la canicule. A peine irrigué. Tout du moins, c'était l'impression qu'il avait. Ils avaient tous les deux l'air absolument contentés du peu qu'il pouvait leur donner
Mais lui,
Ca l'embêtait.

Il ne se sentait pas digne. Il ne se sentait pas méritant. Tu mens, il soupire, mais rajoute aussitôt, mais c'est bien de se rabattre sur du thé. Enfin... Il observe la tasse tremblante dans les mains de Graham d'un air morne, c'est mieux.

La question de Graham le pousse à la réflexion. Est-ce que ça allait, Minuit ? Il avait cette fâcheuse manie de cacher ce qu'il ressentait, même aux êtres qui lui étaient chers. Alors, est-ce qu'il allait bien ? Il avait réussi à sortir de son appartement, alors sûrement que oui...

C'est allé, il avait fini par marmonner timidement, fuyant le regard de Graham même si celui-ci l'attirait comme un aimant - mais c'était le combat de deux parties de son coeur que ses sentiments n'avaient pas encore réussi à gagner. D'ailleurs, je me disais... Silence. Temps pour remettre les mots dans le bon ordre, d'aplomb sur le bout de sa langue, temps pour triturer ses mains et tordre ses doigts et mordiller le bout de son ongle de pouce. Je travaille pas avant demain soir. Alors, si tu veux, si vous voulez, 'fin. Tu sais. Comme vous voulez...

Graham, qu'il réussit désormais à lire dans les moindres expressions persceptibles, les moindres tressautements de l'oeil, les moindres pincements de lèvres, lui donne l'impression d'être sur le bord de l'explosion - et pour être tout à fait honnête, Minuit est impressionné, et effrayé.

Il adresse un sourire cassé à son amant ; les joues roses.
Il ne s'attendait pas à ce que sa demande, sa question, sa requête, il ne sait comment qualifier son bredouillage à peine audible, fasse cet effet à l'homme de sa vie.

Et puis, Fubuki est plus réservée, mais elle trouve les mots. Elle trouve toujours les mots, parfois elle les trouve pour Minuit, quand tout devient trop, quand il est incapable de s'exprimer clairement.

Graham, lui... il implose. Explose. Tout en même temps. Il irradie d'émotions. Parfois, c'est trop. Aujourd'hui, c'est juste ce qu'il faut.

Eh ben, hm... Fubu fait quoi aujourd'hui ? On pourrait passer la journée ou la soirée ensembles et je pourrais rester dormir chez vous, oui.