Il franchit les portes de la boutique du pas de l’homme que le luxe n’impressionne pas. Ou n’impressionne plus, sans doute ; pourtant à le voir, habillé d’un très banal pull noir, il ne fait pas figure d’un habitué des lieux.
Mais il ne flanche ni ne réfléchit quand il se dirige vers les costumes rangés impeccablement contre le mur.
Et puis, mains dans les poches, il s’arrête.

Bon. Là, ça se complique.
Ça commence à faire un sacré bail que je n’ai pas dû bien m’habiller. Enfin, non, pas tant que ça, mais la dernière fois, j’avais encore un costume qui n’était pas en pièces détachées, un malencontreux incident, vraiment, trois fois rien, mais ce n’était pas pratique à porter (et puis il avait très rapidement fini à la poubelle. Ou brûlé, je ne me souviens pas bien).
Mais là j’avais besoin d’un costume, un rendez-vous au casino, rien de bien intéressant, mais le patron des lieux insistait pour qu’on soit un minimum présentables, et c’était vraiment tout ce que je voulais bien lui accorder.
Je n’ai aucune idée de quoi acheter.
Je n’ai tout simplement aucune idée de quoi acheter.
Pas de noir, trop austère, parait-il (alors que je suis moi-même le summum du bonheur et de la joie, ça se sait, ça se lit sur mon visage avenant, on me le fait souvent remarquer, vous pouvez arrêter ici les flatteries) et par malchance je ne vois rien de bleu, la couleur qui me va le mieux (je le sais parce qu’elle me l’a répété assez de fois pour que ça s’imprègne à mon cerveau comme à l’encre indélébile), et ça me prend de court.
Je n’aime pas être pris de court et je n’aime pas ne pas être préparé.
En réalité, je sais exactement ce que je veux.
Un costume anglais, ce sont ceux qui vont le mieux à ma carrure, une couleur neutre et sombre, tout ce qu’il y a de plus banal, au fond, je sais ce qui me va, et pourtant, au premier coup d'œil, rien ne me semble convenir.
C’est excessivement énervant.
Je suis venu ici parce qu’on vante la qualité de leurs trois-pièces, mais il me semble que je vais devoir tourner les talons et trouver une autre boutique.
Super. J’avais plus que jamais envie d’une longue tournée shopping. Ma passion, vraiment.
Et puis j’aperçois une vendeuse.
Hm.
C’est tout ce que vous avez, niveau costume ?
Si la réponse est “oui”, je me barre, aussi simplement qur ça.

Son regard se pose sur la vendeuse qui s’est approchée de lui sans bruit. Il ne la reconnaît pas, évidemment, il ne voit en Ysé qu’un visage comme un autre, dans le désintérêt le plus total qu’il porte au monde qui l’entoure, aux gens qui l’entourent.
Il esquisse cependant un sourire si infime qu’il n’y parait rien, si fugace qu’on penserait avoir cligné des yeux, un coin de dents se dévoile et ce n’est pas un sourire de bonheur qu’il affiche un quart de seconde, plutôt un sourire de satisfaction, d’une arrogante satisfaction.
S’il ne reconnaît pas Ysé, il lit dans son regard, qu’il daigne croiser, quelque chose qui n’est ni l'appréhension, ni la peur, ni la colère, trois émotions qu’il était habitué à susciter.
Il décide, pour la peine, de faire l’effort de mémoriser le visage de la vendeuse. Elle réussit, en quelques secondes, à l’intriguer assez pour qu’il accepte de faire cet effort.

Une exception ? Pour moi ? Comme je suis touché, petite vendeuse. Comme je te crois, vraiment, une exception pour moi et ma thune, ça vous arrange bien, je sais que ça vous arrange bien, je ne suis pas aussi stupide que j’en ai l’air.
Et puis, qu’importe. Qu’importe, au fond. Amène-les, tes pièces exclusives, tiens. Peut-être que vous aurez enfin quelque chose que je recherche. Ça occupera une heure de mon après-midi et ça vous fera perdre votre temps, quoi de mieux, vraiment, votre temps ne vaut rien, tout le monde le sait, vous les premières, ça se lit dans votre regard, vos positions dociles, vous m’écoeurez tellement que j’en aurais presque pitié de vous.
Ha.
Comme si j’avais pas moi-même un putain de shop dans les pattes. Oh, si seulement il pouvait partir en flammes… Mais ils m’en voudraient, ils m’en voudraient beaucoup, ils y tiennent, au Lucky…
Un essaim de vendeuses pressées m’apporte les pièces exclusives, ils sont étalés bien à plat sur une table design, et je regarde lesdits costumes, et la vendeuse est à côté de moi, elle attend ma réaction, alors que les autres se sont prudemment reculées, feignant vaquer à d’autres occupations. Oui, oui, je vous fais peur, on a compris, à force.
Je les passe rapidement en revue, las, je m’ennuie, aucun ne me plait, je lève la main pour les renvoyer, puis je pose les yeux sur un costume posé sagement sur le côté.
Il est bordeaux, une couleur que je ne porte pas, une couleur à laquelle je n’apporte aucune attention, mais celui-là a la teinte parfaite. Sa coupe a l’air impeccable, et je sais sans même le toucher que le tissus est d’une extrême qualité, parce que c’est ce que j’attends d’un établissement de ce genre.
Considérez-moi agréablement surpris. Je vais essayer celui-là.
Je toise la gamine, toujours plantée près de moi, bien joué, bien joué, petite vendeuse, on dirait que tu ne m’as pas laissé te gâcher la journée.
Pour la peine, tu auras peut-être même droit à un merci, en sortant, c’est ton jour de chance.

Il enfile le costume sans faire attention aux vendeuses autour de lui. Le monde n’existait que dans son champ de vision, et son champ de vision se limite pour l’instant au mur de miroirs devant lui. Il s'observe, sourcils froncés, vérifie la longueur des manches, réajuste le col de sa chemise…
et son visage se détend. L’espace d’un instant, son regard se fait moins agressif, son expression moins sévère. L’espace d’un instant, il fait figure d’homme normal, d’un simple client, et pas d’un homme qui s’était mis, seul, en marge de la société, un homme si consumé par la haine que le regard noir de l’expression éponyme prenait chez lui un sens littéral et figuré.
Le noir de ses iris se fait moins agressif. Le noir est calme, un instant.
Puis le noir retrouve une certaine froideur.
Contrôle extrême, émotions minimales. Toujours.

Hé bien.
L’instinct ne trompe jamais, on dirait bien.
Il est parfait ; il ne fallait pas chercher plus loin. Je n’ai jamais été du genre à me lancer des fleurs et je n’ai jamais non plus été du genre à accorder une grande importance à mon apparence physique, mais ce costume avait de l’allure et il m’allait bien, il fallait le reconnaître.
Il fera l’affaire. Il fera parfaitement l’affaire, et j’en prendrai grand soin, même.
Je fais mine de réarranger les boutons ; en réalité, j’aime juste le contact du tissu sous mes doigts.

s o u d a i n e  s e n s a t i o n   é t r a n g e

Il dévie un peu le regard et croise celui d’Ysé, qui l’observe avec attention.
Battement d’une seconde qui semble durer un temps infini, une seconde volée à la courbe du temps qui défile mais cette seconde s’étire, indéfinie, des regards qui se croisent, regard d’ambre et regard d’onyx s’accrochent, se toisent, s'interpellent, se jaugent, et soudain les regards changent, le temps reprend son cours initial, regards tranchés à la pointe du couteau.
Une seconde pourtant a suffi ; c’est trop tard, Ysé l’intrigue, totalement, visage à présent gravé dans le marbre de sa mémoire. Qui est-elle, et quelle était l’expression qu’il vient de croiser ? Il ne sait pas, ne comprend pas, et il est rare qu’il ne comprenne pas.
Ça suffit à le faire se tourner vers elle, lui qui n’aurait habituellement pas daigné ne serait-ce que croiser son regard dans le miroir, qui ne lui aurait sans doute pas adressé la parole, tout simplement.
Mais il se retourne, parce qu’elle l’intrigue, ça se voit dans son regard à lui, qui n’a pas réussi à déchiffrer son expression à elle.

Qui es-tu ?
Je ne comprends pas ce que tu veux. Je ne comprends pas ce que tu es, je ne comprends pas ce que tu cherches, mais il y a quelque chose, je le sens, je le devine, il y a quelque chose en toi qui cherche, mais qu’est-ce que tu cherches, petite vendeuse ?
Quel message veux-tu faire passer, petite vendeuse ?
Te voilà vendeuse à nouveau, c’était si rapide, si fugace, j’ai peut-être rêvé, au fond, même si je sais que non. Bien sûr que non.

Très bien. Tu as gagné.
Tu m’intrigues.

Il est parfait. Je le prends.

Qui es-tu, petite vendeuse ?