Il fume, accoudé à la fenêtre ouverte. ll s’est réveillé aux aurores, comme tous les jours depuis un long moment maintenant, et il a vu arriver Cyllène dans un froncement de sourcils. On est dimanche, le Lucky n’ouvre pas le dimanche, le Lucky n’a jamais ouvert le dimanche, pourquoi est-ce que Cyllène ouvrait la boutique ?

Mais qu’est-ce qu’elle fout là, cette imbécile ?
De base elle me casse franchement les couilles, mais si elle commence à n’en faire qu’à sa tête je vais vraiment m’énerver.
Pourquoi est-ce qu’elle ouvre la boutique un dimanche, cette idiote ? Depuis quand on ouvre le dimanche ? On a jamais ouvert le moindre dimanche depuis que cette boutique existe, c'est-à-dire un nombre assez élevé de dimanches, quand on y pense, alors pourquoi aujourd’hui et surtout, surtout sans m’en demander l’autorisation.
Ça, vraiment, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase de ma patience, le vase, pardon, l’éprouvette de ma patience, que Cyllène remplissait rien que de sa présence. Et encore.
La simple mention de son nom suffit à m’énerver, quelle idée à la con d’engager cette meuf, mais vraiment, quelle idée à la con.
Un allumée, voilà ce qu’elle est, une espèce de folle et rien de plus et elle tenait les rènes de ma boutique. Je devais être dans un sacré état, quand je l’ai engagée.
La journée commence à peine et elle me la gâche déjà.
Pauvre conne.
Dimanche, huit heures trente et elle me fait déjà descendre pour l’engueuler, elle s’en tirera à très, très bon compte si je ne pète pas un truc au sol.
Elle est là, toute droite, une folle vraiment.
Et elle chiale.
Mais putain de bordel de merde pourquoi est-ce qu’elle chiale, encore ?!
Qu’est-ce que tu fous là ?
Si elle ne me répond pas, si elle se contente de me regarder de son air débile, je vais sans doute lui péter un fémur.

Il appuie les poings sur le bureau, profitant qu’elle soit assise pour la surplomber de toute sa taille, une occasion qui ne se présente pas souvent. Il prend une grande inspiration, comme s’il allait lui hurler dessus, puis… se retient. Sa colère est froide, et exceptionnellement maîtrisée.
Pour le moment.

Elle est si bête. Comment est-ce qu’un être humain (enfin. Être humain. C’est vite dit.) peut être aussi con et quand même réussir à vivre, ça me dépasse. Des fois j’ai envie de l’analyser, style grenouille dans du formol. Un jour, peut-être, si elle dépasse vraiment les limites de ma patience. Je ne comprends pas comment elle fonctionne et je sais qu’elle non plus, elle vit chaque seconde comme un truc nouveau vraiment, faut avoir la tête sacrément vide. Faut avoir la tête sacrément vide pour me saluer comme un client quand j’entre, en me regardant dans les yeux, pendant tout le long, qu’as-tu dans la tête, Cyllène Fossegrim, à part du vent et une mélodie de boîte à musique ?
Des conneries, sans doute.
Elle va me faire péter un boulon. Est-ce qu’elle le fait exprès ? Peut-être qu’elle le fait exprès depuis le début, en fait. Peut-être que tout ceci n’est qu’un plan extrêmement élaboré pour me rendre totalement cinglé depuis le premier jour. Auquel cas, ce serait fort. Vraiment très fort.
Un nouveau regard à ses yeux écarquillés, et décidément, non. Je reviens sur ma pensée précédente, Cyllène est conne, juste conne, ou alors c’est la meilleure actrice que la Terre ait jamais portée et là, je m’inclinerais. Cyllène est con comme un prunier. Et tu travailles… pourquoi ? Je vois que ça cogite dans sa petite tête creuse, wow, vraiment bien joué, Fossegrim, t’y es presque.
Bieeen.
Voilà.
On est dimanche, bien joué Cycy, elle a compris, ça se voit à l’air ahuri qu’elle essaye de masquer, mais tu ne me la feras pas à moi, imbécile, tu es si facile à lire, tu ne sais rien cacher. Tu ne sais rien me cacher.
J’ai envie de la virer sur place. J’ai envie de lui dire de se casser et de ne jamais revenir, t’en fais même pas pour ton préavis, cruche, tu peux partir sans peine, casse-toi je veux plus voir ta gueule tu me gonfles, Cyllène, tu m'énerves profondément, tu m’emmerdes et tu rends ma vie plus compliquée qu’elle ne l’est déjà, tu me fais chier et te croiser me fait chier et ton air idiot me fait chier et ta pseudo-innocence me fait chier et tout chez toi me fait chier et je veux que tu te barres, loin, ne refous plus les pieds ici, jamais, jamais, jamais.
Mais virer Cyllène, ça veut dire engager quelqu’un d’autre. Ça veut dire devoir lui trouver un ou une remplacante. Et ça, plutôt crever. Je préfère mille fois me coltiner Fossegrim tous les jours que de devoir trouver quelqu’un apte à reprendre la boutique, assez fiable et qui n’ira pas foutre son nez partout.
Où est-ce que je trouve ce genre de personnes, moi ? Nulle part. Nulle part et j’ai absolument aucune envie de chercher.
Ou alors c’est à moi à reprendre la boutique.
...
Putain, je vais devoir garder Cyllène.
Non. Jamais un mot ne m’a autant arraché la gorge. Oh qu’est-ce que j’aurais aimé dire “oui”, l’attraper par les cheveux et la balancer dehors. Oh j’aurais tué pour ça. Mais si tu refais ça encore une fois, Cyllène, tu en payeras les conséquences. C’est clair ?
Et tu ne veux pas savoir quelles sont les conséquences, Fossegrim, non tu ne veux pas savoir, parce que tu ne sais pas jusqu’où pourrait aller ma colère.
Et puis pourquoi elle chiale, déjà ? Pourquoi elle chiale encore en me regardant avec son sourire débile ?
Tu te lèves, tu fermes cette putain de boutique, et tu reviens demain. Et arrête de chialer, bordel de merde.

il se passe une main sur le visage et prend une grande inspiration. jamais, de l’existence collective des hommes, un être humain (enfin. c’était vite dit) n’avait été aussi physiquement proche de partir en flammes tant la colère se faisait grondante.

Je vais avoir besoin d’une quantité astronomique d’Ibuprofen si elle continue à me taper sur le système comme ça. C’est la version humaine d’une migraine.
Regarde-la s’activer. Regarde-la commencer à fermer boutique comme si c’était normal. Regarde-la changer radicalement d’émotion comme si de rien n’était, j’ai pas engagé une gérante mais un putain de poisson rouge.
C’est vrai qu’elle a les yeux un peu globuleux, quand on regarde bien.
Elle est fascinante de stupidité.
C’en est presque attachant.
Presque.
Si elle n’était pas aussi conne et si j’avais pas été aussi peu touché par le concept même de, genre, sentimentalisme.
J’ai assez donné et ça ne m’a jamais réussi.
Elle s’active autour de moi comme si j’existais plus, elle a vraiment un talent pour le détachement qui est à la limite de l’impressionnant, est-ce que sa tête est réellement aussi vide ou est-ce qu’elle est très douée pour se concentrer uniquement sur la tâche en cours ?
Je me demande combien de problèmes elle a.
Parce qu’elle a clairement un grain, pour agir comme ça, non ?
Tu te rends compte, Cyllène, que je vis juste au dessus. Correct ? Que pour venir ici il me faut trente secondes et que je t’ai vue arriver. Correct ?
Du coup bien entendu que je suis venu t’engueuler dès que possible, tu m’as pris pour qui, quelqu’un de raisonnable ? Quoique, c’est parfaitement raisonnable de venir lui remonter un peu les bretelles, sinon elle fait connerie sur connerie et qu’est-ce que ça a le don de m’énerver.
Tout a le don de m’énerver, c’est un talent que j’ai.
Et puis il me semble que je suis toujours propriétaire de cet établissement donc j’ai le droit de venir dans ma boutique quand bon me semble. Mais corrige-moi si je me trompe.
N’essaye même pas de me corriger ou alors tu passes par la fenêtre. Je te jure Cyllène, si tu essaies de me contredire je te cloue à la porte.