Ça fait mal.
Voilà bien longtemps que tu n'avais pas ressenti un vide aussi profond, une sensation si atroce d'abandon. Il y a en toi ce pressentiment, une horrible idée qui s'est accrochée à ton cœur et qui ne te quitte plus, comme une conviction, mais une conviction dont tu ne veux pas. Ça ne peut pas être vrai. Pourtant, tu as vu ce sang. Tu l'as probablement su, à la seconde où tu l'as vu, sur Kees, sur Andrea, mais tu as eu beau questionner, Kees n'a rien dit. S'il lui était arrivé quelque chose, Leith, Kees te l'aurais dit, n'est-ce pas ? Tu as confiance. Il te l'aurais dit …
Alors tu cherches. North n'est plus. Tu l'as su. Astèr non plus. Et elle … elle n'est plus là. Pourtant, elle avait promis, elle avait dit que tu ne serais jamais sans elle, mais aujourd'hui, elle n'est pas là. Et toi, tu souffres de son absence. Et toi, Leith, tu t'épuise et tu ne dors plus. Si seulement tu avais la force de hurler, peut-être que tu le ferais, mais tu ne parviens pas à pleurer. Tu marches. Tu ne fais que marcher. Tu sillonnes cette ville, en long, en large, en travers. Tu guettes et tu espères apercevoir ses mèches blondes et son sourire doux parmi les passants, au beau milieu des foules.
Ce soir, au beau milieu de cette rue, à quelques pas de la maison de Madison que tu viens de quitter, tu marches encore. La mine éteinte et le regard vide, tu as l'air mort de l'intérieur, tu as des allures de cadavre ambulant. Les yeux rougis par la fatigue. Les traits creusés parce que tu ne penses plus à manger, c'est comme si tu te laissais mourir, petit à petit.
Qu'elle revienne.
Pitié … Cursa.
Ces deux mots uniques sortent de ta gorge et … tu ne reconnais pas ta voix, Leith, tu as la tienne bien en tête, celle avec laquelle tu t'exprimes tous les jours depuis toujours, mais celle-ci, celle qui vient du fin fond de toi à cet instant précis semble provenir d'un autre monde, d'outre-monde. Tu ne supportes rien, tu ne supportes personne et pourtant, mon vieux, tu as très certainement bien besoin d'une épaule, d'une oreille, d'une présence. C'est dur. C'est dur depuis des mois, parce qu'ils meurent tous, les uns après les autres et que toi, tu ne parviens pas à l'empêcher. Tu manques à ta promesse à chaque fois. Riley est parti. Charlise est partie. Aujourd'hui, North s'est éteinte et Astèr manque à l'appel. Cursa à disparue. Rien n'est clair. La menace pèse. Tu as beau être sorti de cet enfer, tu revois encore le visage crispé de douleur de Milan, tu entends son cri, son hurlement et tu te revois, parfaitement inutile, incapable de lui venir en aide, de le sauver.
Parfois, tu songes qu'il te faut te secouer, que tu dois courir et la rattraper. Tu te dis qu'il te faut devenir plus fort, être maître de ce pouvoir et l'utiliser au maximum de sa puissance. Pour eux. Pour elle. Et puis, l'instant d'après … à quoi bon ?
Tu relèves la tête pour l'observer. Tu la reconnais, évidemment, et tes yeux se posent sur elle. Fatigués. Épuisés. T'es à deux doigts de t'effondrer, tu ne sais toujours pas ce qui fait que tu tiens encore debout.
Les questions. Les conseils. Au fond de toi, tu sais bien, Leith, que Naolane s'inquiète, ça se voit et ça se sent. Pour autant, tu ne sembles pas réellement en état de te soucier d'elle, pour le moment, tu erres, tu ne cherches plus, l'espoir fond, s'amenuise à mesure que les pensées négatives prennent le dessus. Tu sais, probablement, en partie, mais tu refuses d'y croire, c'est catégorique. Impossible. Tu n'as pourtant plus la force, presque plus, tu finiras par t'écrouler parce que tu as probablement déjà atteint la limite de ce que tu peux faire endurer à ton corps, ton organisme.
Tu bouges, lentement, tu viens simplement t'asseoir sur le muret qui se trouve derrière toi, et tu mesures là, à quel point tu es fatigué, à quel point tu refuses pourtant d'être envahi par le sommeil. Pourquoi est-ce qu'elle est là, la petite rouquine ? Et puis surtout, pourquoi est-ce que c'est elle, qui est là ? Pourquoi est-ce elle, qui vient te proposer son aide et te tendre la main ? Et les autres, où sont-ils ? Pourquoi est-ce que tu cherches seul … Pourquoi est-ce que les choses ont autant dégénéré ? Pourquoi est-ce que tu te sens aussi en colère ? Tu pourrais hurler, tant ça te dévore de l'intérieur, et pourtant, tu retiens, parce que tu ne veux pas lui faire peur. Tu l'as déjà fait, l'autre fois.
Elle tient toujours ta main, et toi, dans un élan étrange, tu finis par serrer ses doigts dans les tiens, t'y accrocher.
Tu souffles, un grand coup. Franchement, tu n'arrives pas à penser à quoi que ce soit de beau, ou de positif depuis que tout ça est arrivé. Tu aimerais réussir à sortir la tête de l'eau, mais tu sais aussi, parce que tu te connais et que c'est déjà arrivé, que tu ne pourras pas y arriver sans un coup de pouce. Un coup de pouce que tu vas probablement systématiquement refuser, sinon, c'est moins drôle. Peut-être qu'un jour, tu seras apaisé, en pensant à eux. A Riley. A Charlise. A Astèr. A North. Peut-être que tu pourras sourire en pensant à une discussion, un moment. Peut-être un jour, mais pas aujourd'hui.
Pour l'instant, Leith, tu fixes le sol avec une drôle d'insistance en débitant un flot de paroles qui s'écoule sans que tu ne le contrôles. Tu parles d'elle. Tu parles de ce qu'elle est. De ce que tu es. De ce que vous êtes. Et quand elle prononce ces mots, elle, quand ils sortent de sa bouche, tu sembles te rendre compte de ce que tu viens d'avouer, mais surtout, tu te rends compte à quel point tout ça est proche, partout autour de toi. Soudainement, tu poses sur Naolane un regard un peu trop brillant, un mélange de méfiance, de colère et de tristesse qui rend l'ensemble particulièrement inquiétant, sûrement.
Finalement, tu soupires, lourdement. Tu relâches sa main, tu passes tes doigts dans tes cheveux et tu ramènes ta tignasse un peu trop longue en arrière.
La méfiance. La colère. Tant de choses négatives qui émanent de toi à la seconde où tu comprends que Naolane est liée à une étoile, sans être l'une des vôtres. Tu savais, évidemment, qu'il y avait d'autres étoiles que la tienne, néanmoins, jusqu'à présent, tu te berçais d'illusions en te disant que cette ville était bien assez grande pour tous. Pourtant, le fait est que les derniers évènements prouvent bien que ça n'est pas le cas … Tu savais que les autres avaient été tués par un lié, tu savais aussi qu'au moins une de ces étoiles était potentiellement dangereuse, tu avais pourtant choisi d'être passif, suivant ainsi l'exemple de Cursa. De toute évidence, c'était une erreur monumentale, une erreur qui avait coûté bien trop cher à bien trop de monde.
Tu t'efforces pourtant de te calmer, cette pauvre jeune femme, tu la connaissais bien avant tout ça, non ? Elle n'a jamais été mauvaise, selon toi, bien au contraire. Bien trop douce, bien trop tournée vers les autres, et toi, tu l'as probablement déjà blessée, comme ce soir-là, face à ton cadet, lorsqu'elle s'était retrouvée au beau milieu de vos histoires de famille.
Tu finis par soupirer, à nouveau. Tu n'as probablement pas la force de monter au front aujourd'hui, alors, tu écoutes ses questions, et puis, tu pointes ce sac poubelle adossé à un lampadaire qui attend d'être ramassé, du bout de ton doigt. Quand son regard se pose dessus, ce dernier roule, emporté par un vent puissant qui lui fait traverser la route et s'écraser contre le mur de l'immeuble d'en face. Tu ne dis rien de plus, tu songes que la démonstration est assez parlante.