la lune est cachée par les nuages, et il se déplace en silence, sa silhouette simplement découpée à l’ombre de la nuit par la lumière rougeoyante de sa cigarette. il passe sous un lampadaire qui le baigne soudain d’une lueur blafarde. une partie de son visage est en sang, essuyé à la va-vite, probablement sans miroir, était-ce le sien ? peut-être, peut-être pas, toujours était-il qu’il marchait d’un pas rapide, profitant de l’heure très tardive et de la nuit sans lumière pour se déplacer sans problème

Lamouroux.
J’ai beau penser à ce nom, je n’ai pas la moindre idée de comment on le prononce. Ça sonne francophone. Est-ce que j’ai une tête à savoir parler français, moi ? Non. Pas le moindre mot pas la moindre lettre, c’est quoi ce “x”, d’où est-ce qu’il sort, comment on prononce “x” ?
Pourquoi est-ce que je pense à ça, tout à coup ? L’effet des Clématis, sans doute, l’effet de la recherche, l’effet de la mémoire, soudain ça m’est revenu et apparemment c’est l’heure de ses poser des questions stupides. C’est toujours la bonne heure pour se poser des questions stupides, pas vrai ?
J’essuyais un échec cuisant et mon cerveau avait décidé de se concentrer sur quelque chose sans le moindre rapport.

Lamouroux.
Canadien, si j’avais bien compris. Rare. Ils étaient peu à Asteria, ou dans le monde entier, même. Les recherches avaient été vite faites. Une généalogie à en pleurer d’ennui, mais une enfance des plus… particulières.

Tout ça pour quoi.
Pourquoi est-ce que je sais tout ça.
Pourquoi elle, ça n’avait aucun sens, elle n’avait rien de particulier, rien de menaçant, rien qui ne pourrait ni me servir ni se mettre en travers de mon chemin, alors pourquoi elle ?

(à cause du regard)

Un regard resté gravé dans mes rétines, un regard qui me dérange, je n’aime pas ne pas comprendre et je n’ai pas compris et ça a suffi à m’intriguer, à m’obséder, obsédé par une gamine, vraiment y a un truc qui tourne pas rond, obsédé par une môme qui pourrait être ma propre fille, trouve-toi un hobbie, Bee, y a vraiment plus rien qui va depuis que t’es seul avec toi-même.

Ça aurait suffi, pourtant. La curiosité avait été étanchée par la recherche, ta vie n’a plus aucun secret pour moi, et peut-être que je pourrai comprendre, la prochaine fois que je retournerai dans votre boutique.
Cette fois-là, et cette fois-là seulement.  
Ça aurait dû suffire pour la rendre inintéressante, normalement, ça aurait suffi pour que disparaisse l’intérêt.
Mais non.

Pas cette fois.

pas cette fois
Pourtant j’y croyais, en foulant le parc des Clématis, c’était juste une pensée parasite pendant que je rentrais chez moi, fin d’une journée comme une autre.

Mais quelles étaient les chances pour que ce soit ici que je te recroise, Ysé ?

Le temps se fige. Encore. Le regard d’Ysé a le pouvoir de faire s’arrêter les secondes et ils se figent, et il se fige, ils s’arrêtent ils gèlent sur place, immobile, dos au mur, il se braque comme un animal blessé, acculé au vide il ne fait plus un geste, leurs regards se croisent, se heurtent, presque avec violence, ils ne devraient pas être là, en face l’un de l’autre ils ne
devraient
pas
être là.

Le regard
(toujours le regard)
d’Ysé change et il sait qu’elle a compris, il sait, elle sait, elle n’est pas idiote, il n’est pas naïf, un regard et tout bascule.
Et merde.
Et merde.

Et merde.


La seconde est passée et le temps reprend son cours quand Ysé fuit, gazelle effrayée et hyène en sang



mais il ne fait pas un geste.

Il la regarde s’enfuir et ne dit rien.
Goût métallique du sang sur sa langue
(de son sang)
Ysé fuit, Ysé court, Ysé

sait

et Ysé

devient un problème.

Fumée qui vole devant ses yeux, la cigarette se consume et s’éteint et il la jette par terre, à ses pieds, sans un regard, happé par l’endroit où Ysé a fui.

Regard froid regard dur, le calcul est simple et rapide, Ysé a vu les ombres,

oubliant

que les ombres


engloutissent tout




sur leur passage.