il pense à tout un tas de choses, Dallas Decœur.

il ne fait que ça, penser, dans cet appartement horrible, dans ces salles d'attente affreuses, dans les taxis répugnants, dans son lit effrayant, il ne fait que ça, penser.

pour la première fois depuis des années, Donovan Decœur s'est retrouvé seul avec lui même. seul avec ses pensées. et il déteste ça, plus que tout. il déteste l'être pitoyable qui le scrute dans le miroir, il hait sa faiblesse et ses peurs.

alors il regarde les poissons colorés, et essaye de penser à eux plutôt qu'à lui. mais son esprit n'est pas si clément, et n'a qu'une seule chose en tête : pas lui, étonnant, mais ce... enfin, cette... non, c'était... c'était bien un humain comme lui, non ? cet humain, alors ? qui lui a parlé en voyant à travers tout ses mensonges.
qui lui a parlé si tendrement. il lui a dit qu'il faut se serrer les coudes sans attendre la récompense, mais Donovan a bien besoin qu'elle arrive, cette récompense, aujourd'hui encore plus qu'avant.

après... après tout ça. après cette nuit sombre où les chiens hurlaient dans les souterrains. après... tout le reste. tout ce qu'on lui a pris.

et Donovan se répète la même phrase, en boucle, dite par une voix qui semblait jeune et pourtant alourdie par les tracas et la fatigue. elle le réconforte, cette phrase, et même quand ses yeux se perdent dans le vague et que les poissons tropicaux deviennent flou, il reste ces mots.

Reviens ici, et je te retrouverai.
Reviens ici, et je te retrouverai.
Reviens ici, et je te retrouverai.
Reviens ici, et je te retrouverai.
Reviens ici, et je te retrouverai.
Reviens ici, et je te retrouverai.
Reviens ici, et je te retrouverai.
Reviens ici, et je te retrouverai.

Reviens ici.

S'il te plait, reviens ici.

Je suis là.

quels mots réconfortants !

Donovan ne sait pas depuis quand son interlocuteur est là, il ne l'était pas, et puis soudainement, si, mais oui, il est là, il l'a dit, ce n'est pas un rêve, s'il le dit, n'est ce pas ?

Je suis là.
Je suis là.
Je suis là.
Tu m'as manqué.

oh, mais s'il savait ! s'il savait, cet inconnu pourtant si proche, s'il savait à quel point il a manqué à Donovan, s'il s'avait à quel point il pensait fort à lui, dans l'aquarium désert en pleine journée. s'il savait comme il a pensé à lui, à l'hôpital, et à ces quelques mots, qui lui avait dit de prendre soin de lui.

... belle réussite.

toi aussi, tu m'as manqué. étrange, non, d'être si attaché à un inconnu ? alors que je ne connais même pas ton nom, et tu savais tout sur moi...

il n'ose pas poser une vraie question, et se contente de cette remarque qu'il ne termine même pas vraiment. pourtant, son esprit bouillonne. pourquoi tu savais tout ça ? pourquoi tu es venu me parler ? pourquoi tu reviens me parler ? ...
... comment tu vas ?

il est là, il est bien là, oui- Fenrir, le nom surgit dans son esprit, il n'y était pas, et puis d'un coup c'est comme s'il le savait depuis toujours. Fenrir. Fenrir. Fenrir.

Fenrir, qui est là, si près de lui, une main posée doucement sur son épaule, et Donovan se sent un peu mieux, tout d'un coup, sans vraiment comprendre. il ne sait pas si c'est ce petit geste, qui le rassure, ou le fait que Fenrir va bien, même s'il semble plus fatigué que la dernière fois qu'ils se sont vus, ici même.

mais après tout... Donovan aussi, doit avoir l'air plus fatigué. plus abimé. cette pensée le fait grincer des dents, et il pense à cette nuit qui hante son esprit, et si Fenrir sait tout, peut être qu'il sait aussi à propos de ça, à propos de toutes ces choses incompréhensibles qui bouillonnent dans ses pensées, sans réponse.

ce soir là... tu étais dans les souterrains ?

ah, Fenrir, Fenrir...

vous êtes bien usés, et s'il y a une chose que la fatigue érode, c'est sûrement le tact. la dernière fois que les poissons ont été témoins de leur discussion, c'était un peu hors de ce temps. doux. une pause tendre, un moment de répit pour souffler.

cette fois, il y a toujours la main sur l'épaule, il y a toujours le ton plus sincère que d'habitude mais...
c'est brut.
concis.
direct.

il y a la tendresse d'avoir pensé à lui, d'avoir essayé de le rejoindre dans les souterrains cauchemardesques.
et il y a la brutalité de l'annonce du décès.

... oh. mais il en pense bien plus que ça, Donovan, bien plus que cette simple syllabe. oh, il est choqué, oui, mais il y a ensuite une horrible vipère qui glisse dans ses entrailles, qui lui inspire le pire. un soulagement vif, en repensant à Ceylan qui avait annoncé qu'ils étaient ensembles, un soulagement vif qui dit perfidement qu'il y a un obstacle de moins dans sa quête d'affection,
et oh !

il a honte, Donovan,
si honte d'avoir pensé une chose pareille.

Dusk et Ceylan ont été si courageux, bien plus que lui, pitoyable, blessé.
ça aurait du être lui, qui y reste, pas eux.

et pourtant il est là, peut être car contrairement aux autres, contrairement à Fenrir, il a le vif sentiment de ne rien comprendre à tout ce qui se passe autour de lui. la tempête fait rage, mais dans l'oeil du cyclone, il ne comprend pas l'agitation.

il y en aura d'autres ? il a encore honte, mais il espère simplement que ça ne touchera pas ceux qu'il aime.
... il pense à Ceylan. Vassili. Andrea. son voisin.
... Fenrir.

les fils du destin semblent bien emmêlés, et impossibles à déchiffrer.

et ça fait sourire Donovan, car après tout, pour qui il se prend, d'essayer de comprendre l'avenir ? il est perdu, oui, mais est-ce que ça change vraiment ? la vie va et vient, le blesse, et suit son cours, sans regrets. depuis des années, il subit, mais la différence aujourd'hui c'est qu'il en a maintenant conscience. et tout d'un coup, quand on arrête de se répéter que tout ira bien, le futur fait un peu plus peur.


tant pis.
il hausse les épaules doucement.

tant pis, si tout est incertain. pour une fois, il a au moins l'impression d'avoir un allié. oui, Fenrir n'a pas pu le rejoindre dans les souterrains, mais il y a pensé, il a essayé, et c'est déjà plus que ce que la plupart feraient. même parmi les noms qui ont surgi dans son esprit. il n'est que l'ex un peu gênant et fauché, le collègue trop lourd, le voisin excentrique, le mauvais payeur.
mais pas avec Fenrir. pourquoi ?

mais les mots reviennent, doux, ils coupent court aux inquiétudes. moi aussi, je suis bien content. prends soin de toi, ou... son sourire se fige immédiatement. pourquoi il évoque une chose pareille ?
il ne veut pas y penser.

comment je vais faire, sans mon guide pour visiter l'aquarium ?

le contact de la joue de Fenrir contre lui, c'est peut être ça, la récompense que le Destin offre à Donovan. c'est peu... et pourtant beaucoup. sa récompense pour être toujours en vie. une petite récompense, car il ne peut même pas se vanter d'être en un seul morceau.

heureusement, il n'a pas le temps de s'apitoyer sur son sort, car il a la chance d'avoir cette discussion... à la tournure étonnante, tout ça à cause d'un petit chuchotement de rien du tout, qui arrache immédiatement un sourire à Donovan. oh, tu crois à ce genre de choses ?

ça lui a échappé, une petite remarque taquine, qu'il aurait dit à n'importe qui qui parle de réincarnation, mais il se rappelle que Fenrir n'est pas exactement n'importe qui. après tout, il savait son nom, et toutes ces choses sur lui. est-ce que cette fois aussi, il pourrait avoir raison... ?

ah, mauvaise question. pourtant, ce regard en pose tellement, et laisse tellement de réponses dans l'ombre. Fenrir semble tout savoir sur tout... est-ce que ça aussi, c'était vrai ? Donovan doute, ça lui parait fou. mais tout parait fou, depuis des mois...

trop de questions dans la tête de Donovan, mais son interlocuteur lui en offre une plus simple. pourquoi l'aquarium ? ça lui arrache un sourire. simple sentimentalisme. et puis, personne n'écoute les conversations de personne ici. pas comme un café.

à vrai dire, c'est aussi un super endroit pour un rendez vous galant, l'aquarium, même si c'est un peu kitsch, ou un peu vu et revu. enfin, peut être que son temps ici est fini, peut être qu'il faut penser à autre chose que ce qu'il était. si tu veux, on se verra ailleurs, la prochaine fois. si prochaine fois il y a.

Donovan espère qu'il y aura d'autres fois. pleins d'autres fois. pleins de petits moments pour respirer, entre les coups durs,
car il ne se fait pas d'illusions, il sait que la vie ne va pas en s'améliorant. il voudrait juste avoir une pause de temps en temps.

alors il espère.

on se reverra alors. et il promet, en se disant que ça encouragera le destin, que ça provoquera une nouvelle rencontre, un peu plus tard le long du chemin.

c'est ainsi qu'il part, le pas un peu plus léger.