C’est un matin clair et froid, bien trop tôt; Andrea dort encore. Je n’ai réussi à quitter la chaleur des draps qu’en imaginant son sourire, ses yeux tendres embués de sommeil, quand je la réveillerai d’un baiser pour lui glisser à l’oreille que j’ai acheté du pain frais et des viennoiseries pour le petit-déjeuner.

J’ai fini par retenir le chemin par cœur, mais c’est encore et toujours cette douce traction du côté du cœur que je suis, ce double lien qui me fait tourner en bas de la rue, traverser, prendre la deuxième à gauche, remonter l’avenue. Les oiseaux pépient, le ciel pâlit. Je sais que je serai seul en arrivant pour l’ouverture, que je vais pouvoir parler un peu avec elle sans la déranger dans son travail.

2022 n’a que dix-sept jours d’existence. D’ordinaire je déteste le Nouvel An, mais celui-ci avait un goût particulier, doux-amer. Andrea et moi l’avons fêté au restaurant. Nous avons surtout fêté notre survie, notre chance de voir se lever un nouveau jour, le premier d’une nouvelle année. Tous les spectres n’ont pas été exorcisés, certains cauchemars continuent à nous éveiller la nuit, glacés de sueur nerveuse, le cœur battant au bord des lèvres. Les créatures d’argile qu’Andrea modèle s’illuminent parfois pour retomber inertes au bout de quelques pas malhabiles, dans un silence de verre. Et l’eau, bien sûr, sans cesse susurre.

Mais nous sommes en vie, tous les deux. Les oiseaux chantent, l’air piquant sent le froid de janvier, les cheveux d’Andrea regorgent d’ombre et le carillon de la boulangerie/pâtisserie d’Ange Lumaria me met toujours de bonne humeur.

– Bonjour! Ange, vous êtes là?

– Ne vous en faites pas, si je dors mieux, je dors toujours peu. Et puis je suis un lève-tôt, il faut bien attraper les belles lumières du matin. J'espère juste ne pas vous déranger.

Ma dernière remarque est plus chargée de double-sens que je ne l'aurai voulu, mais je me débat encore avec cette nouvelle situation. Ange s'est retrouvée hôte contre son gré – qui a eu le loisir de choisir quoi que ce soit dans cette affaire, de toutes façons? Elle s'accommode de tout ce que cela implique avec un naturel désarmant, pourtant je sais qu'elle est au courant des enjeux, du danger qui oscille au-dessus de son existence a jamais chamboulée. Je sais qu'elle sait que rien ne sera jamais comme avant, qu'elle a beaucoup perdu en nous gagnant nous, le cercle de Cursa. Tu parles d'un cadeau. Et pour toutes ces raisons, impossible de me débarrasser d'un sentiment de culpabilité. Ange ne mérite pas ça. Elle a beau rayonner comme mille soleils, je verrai toujours derrière son sourire, comme un repentir de peintre, le masque mortuaire de Madison.

– Andrea guérit. Comme nous tous. Heureux d'apprendre que Vassili est fidèle à lui-même. Et la tarte était excellente. Peut-être une pointe d'acidité en plus?

Je la regarde s'affairer, souriant pour moi-même à ce spectacle qui devient familier. Je viens ici chaque semaine depuis qu'Ange est venue me trouver. C'est chez elle que j'ai acheté notre buche de Noël et notre galette des rois (une commande spéciale, les Astériens ne connaissent pas cette tradition). Et je viens aussi dans l'espoir de voir Vassili, dont nous occupons toujours l'appartement. Si le savoir en vie a été un soulagement, en particulier pour Andrea, son état est un déchirement. Andrea guérit, comme nous tous, mais certains ont des blessures plus profondes. Je pense à Vassili, je pense à Leith et je pense à…

– … Vous, comment allez-vous?

C'est là que la complexité de mon vouvoiement entre en jeu. Vous, c'est autant Ange que le duo qu'elle forme avec Cursa. Pour mon étoile, la question du tutoiement n'a pas eu à se poser, la familiarité était évidente, mais Ange reste… une inconnue. Et puis, Madison n'était déjà plus là quand Cursa s'est incarnée dans son corps; jusqu'ici j'ai toujours eu affaire à mon étoile et seulement elle. Maintenant, il y a Ange. Avec  sa vie à mener, son histoire, sa personnalité, ses pensées propres.

Quelques secondes de silence. Je n'ai pu que soupirer en réponse aux révélations d'Ange, des révélations dont je me doutais sans vouloir les admettre. Cursa se cache, laissant sa nouvelle hôte se démener pour gérer le cercle, Vassili, la boulangerie. Nous laissant nous, ses liés, dans le flou. Oh, Andrea et moi avons bien profité de ces jours alcyoniens, mais… malgré la réapparition de Cursa, malgré la présence d'Ange, le cercle va mal. Leith est au bord de l'explosion, Vassili est toujours en état de choc, Milan ne donne plus de nouvelles, Oslo est débordé, trois nouveaux liés errent dans la vie et la ville à notre recherche. L'accalmie ne durera pas et quand viendra l'orage, j'ai peur que nous ne soyons pas prêts.

Et je pense à tout ça, dans cette parenthèse qui sent le pain frais, et je regarde Ange, les traces de farine sur son visage et son tablier, Ange qui ressemble tant à Andrea, pour tous ses bons côtés et ses mauvais côtés, et tout ce que je parviens à demander c'est cette question qui me ronge depuis des mois, c'est:

– Pourquoi faites-vous tout ça, Ange?

– … Je vois.

J'attrape le sachet, effleure sa main. L'air vibre au contact de nos peaux. Cursa peut se terrer aussi profond qu'elle veut dans la conscience d'Ange, sa lumière particulière la nimbe. Invisible aux yeux, mais pas au cœur.

– On est tous dans la même galère et on s'en sortira ensemble. Promis.

Quelqu'un entre dans la boulangerie, je m'interrompt, cède le passage. Je regarde Ange être elle-même, accueillir avec le sourire, glisser le pain dans son sachet, pianoter sur la caisse, rendre la monnaie. Et le malaise grandit. Elle peut dire ce qu'elle veut sur les belles rencontres, je suis un intrus dans sa vie, une anomalie. Un oiseau de mauvais augure. Nous sommes de nouveau seuls. Il faut que je m'en aille.

– Merci. Pour les croissants et tout le reste. Et, euh… je ne sais pas si elle peut m'entendre, mais… Cursa?

Je me concentre sur le lien, mais rien ne remue.

– Tu me manques. J'aimerais que l'on se reparle, un jour. Que tu me rechantes tes chansons. J'espère que tu vas bien.