aujourd'hui est un jour qui fait mal.

ça fait mal, mal, mal, dès que les pieds touchent le sol, dès qu'on se lève. et puis il faut se préparer, et Dallas grince des dents, il serre, serre, serre ses mâchoires, et il faut aller à la séance de rééducation qui fait mal,
mal,
mal.

et puis il y a une autre douleur, celle de rentrer et de voir les factures s'empiler sur la table. les lignes de chiffres s'ajoutent, les colonnes font peur, et dans les cases de remboursement de la mutuelle, les montants sont toujours plus petits que les sommes en bas des pages. il y a le kiné, l'hospitalisation, les infirmières, les médicaments, le suivi... ... la prothèse.

les relevés de compte ne sont pas très joyeux, et son banquier ne doit sûrement pas l'être non plus, si Dallas daignait répondre au téléphone. mais, eh, qu'est-ce qu'il y peut ?



mais aujourd'hui, il craque, et retourne dans cet immeuble horrible. il avance jusqu'à la porte ornée d'un écriteau, H. BLUMENKRANZ, il toque, et n'attend pas de réponse pour entrer. le même bureau trône au milieu de la pièce, lui hurle de s'enfuir, il déglutit même, lorsque ses yeux se posent sur l'avocat, qui devait sûrement l'attendre. le canon froid de l'arme lui intime de ne pas faire un pas de plus. mais avant même que la détonation traverse la pièce, l'avocat grogne et ABOIE-
Dallas se réveille de sa sieste en sueur.

il fait nuit maintenant, une nuit humide, la brume a englouti la ville, et il sort plus pour ne pas étouffer à l'intérieur que par réelle envie de voir le monde extérieur. qui aller voir, cependant ? quelques instants, son coeur se serre en pensant à Ceylan, Ceylan qui l'a aidé, Ceylan et DUSK, Ceylan en plein DEUIL.
non.

qui, alors ? ...
... bon, il y a bien quelqu'un d'autre, pour faire d'un pierre deux coups.


Dallas s'avance vers l'entrée du Casino Lotus,
et serre les dents pour oublier la douleur.

quelques jours auparavant, Dallas avait réclamé au Destin une récompense, mais cette fois, il n'est même pas si exigeant.

cette fois, il voudrait juste une pause.

juste cinq minutes sans être scruté par celui qui a décidé de lui pourrir la vie. cinq minutes faciles, sans pensées sombres, sans tracas extérieurs. c'est ce que Dallas avait demandé, en voulant entrer dans le Casino, mais sa demande est immédiatement rejetée. sa personne aussi, car il n'a pas le droit d'entrer. il est presque choqué par les mots du videur, il ne comprend pas.

il l'a déjà croisé, quelques fois, sans un regard, et était entré sans encombres. pourquoi pas ce soir ? pourquoi pas quand il a le plus besoin de... de quoi, en fait ? il est venu réclamer un peu d'argent, mais ce n'est pas vraiment ça qu'il veut, au fond. il voulait juste...
passer la soirée avec quelqu'un.

n'importe qui, en fait, vraiment, si ce n'est pas le patron, il trouvera bien quelqu'un parmi les quelques clients de la soirée, c'est sûr,
quelqu'un,
n'importe qui,
s'il vous plait.

pour la première fois il regarde vraiment le videur, un type qui fait presque autant pitié que lui. il le regarde et voudrait lui dire tant de choses. s'il te plait, j'ai besoin de ça, je t'en prie, je ne vais pas déranger les clients. et puis, tu te prends pour qui, pour me regarder de haut comme ça ? je suis clairement mieux habillé. je suis mieux. mais c'est FAUX. des MENSONGES, il le sait, alors il les garde pour lui, et est trop choqué par le refus qu'il ne trouve rien à dire.

pardon ? un clignement d'yeux étonnés. je suis toujours rentré, où est le problème ?

pourtant il le sait, c'est lui, le problème. un gros tas de problèmes, ça pue, ça se voit à des kilomètres.
mais il ne serait pas lui s'il n'insistait pas un peu.

quel tocard.

oui, c'est ça que tu es, maintenant, Dallas Decœur, et tu devrais t'y habituer. tu n'es plus un charmant pique-assiettes ou un bel invité un peu trop intéressé, non, mais un indésirable.
un mec qu'on recale, comme ça.
un mec qui se retrouve à discuter avec le videur, qui ne lui ouvre pas la porte, non, mais qui croise les bras en lui barrant le passage.

ça va.

oh, quelle honte, quelle honte terrible, c'est peut être bien ça le plus douloureux de la journée, car personne n'a encore réussi à inventer de cachets pour ces maux là. alors il n'a que son cœur brisé, son corps blessés, et ses yeux pour pleurer. des bras croisés, et un non catégorique, c'est tout ce qu'il aura, dans cet état là. plus de « pourboires » glissés au fond de sa poche avec un sourire entendu, mais juste les froncements d'yeux du gars payé pour lui barrer la route.

et ce mec là, payé pour le rembarrer, se permet même d'avoir un semblant de compassion pour lui.

le dernier clou qui scelle le cercueil.
il ne reste plus grand chose, à part peut être rentrer et se lamenter. mais Dallas n'a pas encore envie de s'abandonner aux larmes, peut être plus tard dans la soirée, mais pas cette fois. envie d'être un sale type, mais pas quelqu'un qui fait pitié. la limite est ténue.

ça va. le sourire est si faux, c'est plus un rictus. je vais trouver un endroit où vider une bouteille et faire en sorte d'oublier ça.

ça va.

Dallas avait du prononcer deux fois cette phrase, et ça n'était pas encore assez pour se convaincre. très loin de là. alors il se la répète encore, dans sa tête, en s'éloignant. ça va, ça va, ça va, ça va aller. après tout, s'il est tout seul, il l'a bien mérité. c'est de sa faute.

mais peut être que ce n'est pas si mérité que ça. euh, monsieur. une voix le tire de ses pensées sombres, et Dallas s'en fout de l'identité de celui qui l'arrête, il n'apprécie pas spécialement ce videur, mais il s'en fout complètement, il se dit juste qu'il n'est pas tout seul. quelqu'un, ici, à ce moment précis, n'avait pas envie qu'il se retrouve tout seul à se désoler. et ça lui redonne assez de force pour esquisser un sourire un peu plus convaincant qu'avant.

oh. il est aussi surpris que réjoui. bon, ça ne retire rien au fait qu'il s'est fait jeter, mais il n'est pas tout seul, et ça, ça compte. heu, je compte toujours aller boire un coup. je vous offre un verre ?

il a sérieusement perdu de sa superbe, Dallas. il fait même pitié. et il se sent aussi mal à l'intérieur qu'à l'extérieur, mais au moins, peut être qu'il ne boira pas son premier verre tout seul.

Dallas reprend un peu du poil de la bête, touffe par touffe. ce n'est pas grand chose, mais il retrouve un semblant de sa vie et de sa dignité, en se disant qu'il va boire un verre avec quelqu'un. un verre. avec quelqu'un.

pas un verre tout seul dans la cuisine. enfin, deux, trois, ... la bouteille se vide, il ne sait plus quand il l'a achetée, mais
non !

ce soir il va se tenir. s'il fait assez pitié pour que le videur qui le recale accepte de boire un verre avec lui, il va se ressaisir. il a sûrement atteint le point le plus bas de sa vie, là. donc il ne peut que mettre un coup de pied et espérer remonter, s'il sait encore où est le haut et le bas.

en tout cas, il prétend savoir, et sourit, un vrai sourire fier, un sourire de paon un peu déplumé, mais qui continue de faire la roue. super ! non, non, pas longtemps du tout, juste un petit coup, rien du tout. (non) (mais s'il faut mentir pour ne pas être seul... hé, ce n'est pas la première fois, loin de là). et puis, il lève les yeux au ciel. bien sûr que je reste en vie, voyons., et pourtant, ce n'est pas toujours si sûr, mais à ce moment c'est sincère.

heureusement, il y a un bar juste à côté. pas sûr qu'une petite balade juste après le sujet d'un potentiel suicide soit très joyeuse. au moins, autour d'un verre, on peut faire semblant de prendre une gorgée pour cacher les blancs. il s'installe à la première table, invite son compagnon d'un vague geste et se dépêche de commander quelque chose de fort, justement pour combler le silence.

... après tout, il ne peut sortir aucune phrase d'approche pré-conçue, cette fois...
merde, comment on fait pour parler quand on est pas en date ?

il est presque onze heures du soir, quel con commande un verre d'eau dans un bar à cette heure ci ?
le genre de con que Dallas arrive à convaincre de le suivre pour discuter, apparemment. le genre de con qui fait un abandon de poste car il fait trop pitié.

ils sont peut être tous les deux cons.

en tout cas, ça le fait rire, cette histoire de verre d'eau, et le regard noir qu'il reçoit ne fait que prolonger son rire de quelques secondes supplémentaires. ça fait du bien de rire, pour de vrai.

mais bon, le videur ne l'a pas suivi juste pour tester son sens de l'humour. et il met directement les pieds dans le plat, dès que leurs deux verres sont posés sur la table. par réflexe, gaucher, Dallas avance la main gauche vers son verre, et se rappelle ses dernières séances de rééducation (des échecs). il pose sur la table ce poids mort, frustré, et doit admettre sa défaite en prenant son verre de la main droite pour boire une gorgée du liquide qui lui brûle la gorge.

il se décide enfin à répondre, après cette première gorgée. un chagrin d'amour, explique-t-il avec un sourire presque amusé.

ça n'est pas tout à fait vrai. ça n'est pas vrai du tout, en fait. mais la rencontre avec l'avocat a réellement entraîné tout une série de ratés amoureux, à commencer par apprendre que l'un des hommes auquel il s'accrochait bêtement en pensant pouvoir continuer de le fréquenter était déjà en couple, et pas vraiment du genre partageur.

et puis, il y a eu tout ces appels ignorés et ces lapins posés car il se dégonflait à la dernière minute et n'osait plus sortir, il a du se mettre à dos un certain nombre d'amants.

(sans parler de ceux (de celui) qui l'ont complètement oublié)

alors oui, c'est peut être ça, la grande tragédie dont il n'arrive pas à s'extirper, plutôt que cette histoire de chien, comme il la nomme pudiquement.

et puis, un chien enragé.