kátoptron
Ils viennent, m'a dit Bérangère. Ils passeront ce soir, j'emmène Vanille faire un tour en ville. Maintenant, par pitié, repose-toi. C'est le signal que j'attendais pour m'autoriser à sombrer dans l'inconscience.
À très vite, le monde réel. C'est bon de te retrouver.
La nuit se fait quand je rouvre les yeux, la chambre est plongée dans une lumière couleur marmelade d'orange amère. Une assiette de bouillon de poule est posée sur la table de jvet, il est froid, le gras a commencé à figer en surface mais je l'avale comme s'il s'agissait du plat le plus délicieux qui ai jamais été cuisiné. Les miroirs ne reflètent ni le goût ni l'odeur. En plus je suis toujours assez incertain de ce qui est… réel ou non là-bas, donc j'ai passé six mois à me demander si je mangeais et buvais vraiment. Au final j'ai survécu?… Et j'imagine que l'entité savait que je ne risquais pas de mourir de faim et de soif…
J'ai mal partout. Le moindre mouvement m'arrache des grimaces de douleur, la migraine me vrille le crâne que j'ai l'impression d'avoir rempli de ouate. Aligner deux pensées cohérentes me demande un effort colossal qui fait remonter une nausée acide dans le fond de ma gorge.
Fermer les yeux. Ralentir ma respiration. Rouvrir les yeux. Dix choses que je vois.
Les draps. Le tapis. La porte. L'armoire. Les rideaux. La fenêtre. L'assiette vide. La cuillère. Le plafonnier. Un tableau au mur.
Dix choses que j'entends.
Ma respiration. La rumeur de la ville. Une voiture qui freine. Un moteur qu'on coupe. Une portière qui claque. Le tic-tac d'une horloge. Des pas dans l'escalier. Le tintement d'un trousseau de clefs. Une porte qu'on ouvre et qu'on ferme. On toque à ma chambre.
– Ouais…
* Bonsoir, Fauve.
Elle s'approche et tire une chaise en silence pour s'asseoir près de toi.
* Ça fait du bien de te revoir.
kátoptron
Là voilà. Mon étoile.
Quand je suis arrivé à Polaris me créer une nouvelle vie, il y a deux ans maintenant, le plan c'était pas qu'elle soit immédiatement cooptée par le cercle d'une étoile déchue incarnée dans un politicien. Devoir consacrer ma renaissance à naviguer en parallèle des intrigues surnaturelles et de politique municipale? Merci mais non, en fait. Si j'ai détruit ma vie d'avant c'est parce que je ne supportais plus d'avoir une laisse autour du cou: je me retrouve avec un harnais complet et la muselière en prime. Et tout ce concept de famille qui fait briller les yeux de Bérangère me donne envie de sauter par la fenêtre. Ça aussi, c'est quelque chose que j'avais joyeusement jeté au feu.
Pourtant, c'est le souvenir du cercle qui m'a aidé à tenir le coup. C'est la musique de Priam qui m'a guidé vers la sortie, c'est Bérangère qui m'a installé dans l'une de ses chambres d'amis et maintenant Spica est là, inquiète pour moi quand je l'ai toujours connue sévère, la bouche pleine d'interdictions et de réprimandes. Son aura apaise la douleur qui me cloue au lit, chasse la migraine et la nausée. J'inspire à plein poumons, comme pour me remplir de cette lumière invisible.
– Je suis content d'être de retour, moi aussi. Ça a été… long. Quelles sont les nouvelles de ce côté-ci du miroir?
Sec, presque froid, Spica ne sait pas faire et si tu en as l'habitude, ça ne rend pas les choses moins blessantes. Et pourtant quand d'habitude elle en profite pour filer et laisser à Ruvik faire le sale travail de rattraper ses mauvais mots et ses formulations maladroites, tu sens que ce soir c'est elle. Que c'est juste elle et toi.
* Je veux que tu te reposes, et que tu prennes du temps pour toi. Pour être entouré. Pour t'ancrer à nouveau dans la réalité.
Elle t'observe avec l'inquiétude d'une mère oiseau qui regarde ses petits partir du nid.
* De notre côté, ça va. On passe encore et toujours entre les mailles du filets et beaucoup de choses sont arrivées, mais ça va.
Elle te semble plus humaine que toutes les fois où tu l'as croisée avant ça.
kátoptron
– 4/10 en tact. C'est moi ou tu fais des progrès, Spica?
La remarque cingle peut-être un peu plus que ce que je voulais. Je devrais être habitué à sa froideur, depuis le temps, mais… justement, elle l'est moins qu'avant. Spica a changé depuis la dernière fois. Moi aussi. Je n'ai plus l'habitude de la discussion, de n'avoir eu que moi pour seul interlocuteur pendant six putain de mois. Je l'observe, curieux de cette… de cette humanité qui commence à se dégager d'elle. Et ce n'est pas Ruvik, j'en suis sûr. Il n'y a qu'elle et moi. Tout ce que disent ses mots, ses gestes, ses yeux m'arrache un geste de recul et je tourne la tête, mal à l'aise. J'aurai préféré qu'elle reste de glace que de devoir naviguer cet étrange entre-deux. J'aurai préféré qu'elle ne reste attachée à moi que par les liens du cercle.
– C'est comme si mon corps avait du mal à se réhabituer à être… je sais pas, physique, matériel? J'y comprends toujours pas grand-chose, à ce pouvoir.
J'observe mes mains: les coupures se sont refermées. J'ai retrouvé une chaleur corporelle qui me consume de l'intérieur, j'ai de nouveau une masse qui entrave chaque mouvement, l'afflux de parfums et de goûts me fait tourner la tête. Je ferme les yeux, pousse un soupir. La convalescence va être longue. Comme si le cercle avait besoin de ça en plus. D'ailleurs je me demande comment vont Jade et Lyon…
– Moi aussi, j'ai beaucoup de choses à vous dire.
La remarque la fait sourire, légèrement. Elle s'est habituée à cette vie presque humaine, sans doute. Spica n'est pas de ceux qui cherchent à se fondre dans leur hôte et disparaître, elle ne cherche pas non plus à faire de vague. Elle et Ruvik vivent en paix, et elle ne l'a pas choisi sans raison. Ruvik est à elle. Elle t'observe en silence, Fauve, avant de hocher doucement la tête.
* Je n'ai pas plus d'indices que toi, mais je t'aiderai autant que je le peux.
Tu dis avoir beaucoup de choses à raconter, elle ne semble pas en douter, loin de là, elle hoche la tête à nouveau avant d'hésiter à poser sa main sur la tienne, et se raviser. Elle ne sait pas faire, visiblement. D'ailleurs, c'est vrai, tu ne l'as jamais vue être très tactile, au contraire de son hôte qui sait l'être sans en faire trop.
* Je n'en doute pas, mais il faut que tu te reposes avant tout. Rien ne presse, nous sommes tous dans les parages.
kátoptron
– Je ne suis pas le plus doué pour me reposer.
Drôles de créatures que les étoiles. Je me demande si elles sont toutes comme la nôtre ou si elles ont chacune leur personnalité, leur façon de faire, de se comporter. J'aurai voulu espionner les autres mais Spica et Ruvik n'ont jamais laissé fuiter un seul indice sur l'identité de leurs hôtes ou de leurs lié·e·s. La discrétion est leur mot d'ordre: se cacher, faire profil bas, ne pas êtres vus ensemble, limiter les réunions privées, ne communiquer que par des canaux cryptés, ne jamais, jamais utiliser nos pouvoirs en public. Nous sommes en danger, de tous les côtés du miroir – ce qui me rend l'idée de devoir rester alité encore plus insupportable. Je quitte une prison pour en retrouver une autre, encore et encore et encore. Et je n'ai même pas le droit de savoir. C'est peut-être pour ça que Spica ne veut rien me dire, d'ailleurs. Elle craint que je m'en mêle ou que je m'envole.
– Merci à toi et Ruvik d'être venus aussi vite.
Je lui tends la main. Une invitation à la prendre.
* Je sais.
Tes remerciements ont le mérite de la faire tiquer et elle t'observe quelques instants sans comprendre. Visiblement elle ne comprend pas pourquoi tu la remercie, ça doit lui sembler évident qu'elle devait venir, qu'elle devait être là près de toi.
* Si j'avais pu, je serai venue te chercher.
Elle souffle, tout bas, entre ses dents, c'est à peine audible mais tu l'entends sans mal, et elle hésite un instant avant de poser sa main dans la tienne. On dirait qu'elle ne veut pas s'y attarder trop longtemps. Tu ne te souviens pas avoir eu beaucoup de contacts avec Spica. Le contact est étrange.
* Je ne te demande pas de rester enfermé et de ne voir personne, juste de prendre un peu de temps pour toi.
Et, plus bas :
* J'ai cru te perdre et ça m'a terrifiée.
kátoptron
Si j'avais pu, je serai venue te chercher.
L'inquiétude dans les yeux de Ruvik et le regard de Spica.
Priam et Bérangère qui me tiennent comme si ils ne voulaient plus jamais me lâcher.
Cette toile d'araignée qui s'est tissée entre et autour de nous, ces liens qui m'arriment à d'autre gens, qui lient ma vie et mon destin aux leurs.
Notre cercle. Notre famille.
J'ai cru te perdre et ça m'a terrifiée.
– …
J'ai retiré ma main comme si j'étais en train de me brûler. J'ai chaud tout à coup et pourtant je frissonne, je peux sentir mon cœur battre dans mes tempes, un tic nerveux agite mes jambes parcourues de tiraillements. Je ne connais que trop bien ces symptômes.
La peur d'être prisonnier et le besoin de fuir.
Je ne veux rien de tout ça. Plus jamais. Je ne veux pas d'une famille de substitution, je ne veux pas de port d'attache, je ne veux pas d'attaches tout court. Home is where it hurts.
J'ai cru te perdre et ça m'a terrifiée.
Un jour vous me perdrez, Spica. Un jour je disparaîtrai de nouveau et pour de bon. C'est ça la vie que j'ai choisie en décidant de mourir et de renaître à Valtameri Falls. Fauve n'est qu'une étape sur le chemin et moi un oiseau de passage.
– Je me sens très fatigué. Je pense que je vais essayer de dormir un peu.
Tu as reculé et elle n'a rien dit, elle s'est contenté de se relever et de s'éloigner vers la porte.
* Tu sais où me contacter si tu as besoin de quelque chose.
L'instant d'après elle ferme la porte.
c'est terminé de mon côté.
kátoptron
– Avant que tu partes!… La créature… Quelque chose se trame, de ce côté-ci comme de l'autre. Sois vigilant.
La porte se referme. Je pousse un soupir en me laissant retomber sur le lit.
Dix choses que j'entends.
Des pas qui s'éloignent. La porte d'entrée qui s'ouvre, se referme. Un, deux tours de clefs. Ma respiration. La rumeur de la ville. Une portière qu'on ouvre, qui claque. Un moteur qui ronronne. Une voiture qui démarre et s'éloigne. Le tic-tac d'une horloge. Les battements de mon cœur.
Je suis seul de nouveau, et la douleur revient comme une vague sur la plage.
– Aïe…
Le plafond me renvoie à ma solitude. La vie que j'ai choisi de mener.
…
Est-ce que j'ai bien fait de revenir?