ça pue, les CDC.
ça pue, c'est sale, c'est moche. le sous-lieutenant Nova pense à la maison, à la première, trop mal tenue, trop sale, et puis à la deuxième, si propre, si belle, si douloureuse. il ne sait pas laquelle il préfère. il sait juste qu'il n'aime pas cette ruelle moche, aussi moche que lui, comme s'il était né là, entre les poubelles, et ce n'est peut être pas si loin de la vérité (il ne le saura jamais, à quoi bon se torturer ?).
il attend.
les minutes passent, il attend, il l'a déjà vu quelque fois, ce gars qu'il attend, mais il ne l'apprécie pas assez pour fixer un rendez vous. les mains serrées trop fort dans les poches, sans uniforme, il ressemble à n'importe lequel de ces cramés des CDC, il les hait mais il n'y a qu'un pas et quelques galons entre eux, il le sait trop bien.
enfin, la porte s'ouvre. une étincelle, une petite flamme qui s'échappe du briquet qu'il sort, qui vient embraser la cigarette qu'il tenait entre ses lèvres depuis bien trop longtemps, et Winchester grogne. putain, t'en a pas marre de faire semblant de bosser ? ça fait dix ans, j'suis là dans le froid.
il tend le paquet de cigarettes entamées. dans le paquet écrasé dans son poing depuis une dizaine de minutes, seulement une cigarette, une insulte de plus.
sois sage si tu veux le reste, et le sourire qui accompagne sa recommandation est dégoutant.
Je suis facilement repérable et aisément éliminable. Sans la même verve habile, c'est ce qu'il disait, il y a des années, quand j'étais encore en vie, quand je vivais encore. Tu es affreusement laid, Hydrée. (Il pousse la porte, sent à peine le métal froid et dégringole sans les sentir les trois marches qui le séparent du trottoir.) L'air est froid. Je fouille dans mes poches et y a rien. Dans mon coeur y a r i e n. J'ai pas de COEUR. Ma cage thoracique est CREUSE, elle se débat pour de l'air, pour être remplie, pour vivre. VIVRE. Je peux pas vivre. Je peux pas mourir. Je suis déjà mort. Comment mourir deux fois ?
Bon, on s'y attendait, j'ai paumé mon paquet de clopes. Ou alors était-ce une manœuvre minutieuse pour ?
Ben tiens. Parle du loup, il sortira du bois. (Il plisse les yeux en observant l'homme plus âgé avancer jusqu'à lui et soupire.) Entre lui et moi, c'est rodé. Mais on se haït. Il faut dire que c'est dur d'apprécier un type comme lui. Cela dit, je récupère la cigarette si gentiment proposée. Le paquet est éclaté, il ressemble à son propriétaire, je me retiens de lui faire la remarque. Franchement, je n'ai pas envie de taper la causette à un gars pareil, mais les affaires sont les affaires. Et les affaires de Nova sont toujours fructueuses.
C'est à peine une question. Les cordes vocales sont rouillées, épuisées, rongées jusqu'à l'os. Il n'en reste plus rien. Et les anguilles ? Elles remuent,
il y a ces ruelles décolorées, les routes où le passage piéton s'est effacé,
et puis le rouge éclatant,
Hydrée Bathsheba.
un cloporte, un sale type, aussi terrible que lui, probablement autant fui. qui a le malheur d'avoir le même nom de famille qu'un collègue, mais Winchester n'a même pas pensé à poser la question à aucun des deux intéressés.
il s'en fout. peut être que la mère Bathsheba a pondu des rejetons détestables aux quatre coins de Polaris, et ça n'est pas ses affaires.
un rictus de connivence en le voyant accepter la cigarette,
le pied dans la porte.
j'vais pas tortiller du cul pour chier droit, encore un sourire crasse, mon chef venait souvent dans le coin pour enquêter sur quelque chose. ça te dit rien ?
il sort un téléphone, l'écran est complètement fissuré, les coins ont pris de sacrés coups, mais quand il le déverrouille une photo s'affiche clairement. le regard droit et dur, l'air sûr de lui, le Lieutenant Dreemurr est presque beau sur son badge de police. beau gosse, hein ? il ricane ouvertement, il n'en a pas grand chose à faire, de la belle gueule du Lieutenant, mais il lui en veut de lui avoir refilé tout son travail. il lui en veut d'être mort là, comme ça, le laissant comme un con avec des responsabilités supplémentaires, le temps que le Grand Chef se décide.
tous les soirs, Winchester Nova prie pour qu'on ne le choisisse pas comme successeur.
c'est beau, Lieutenant Nova,
mais trop de boulot.
C'est peut-être mieux pour lui. Il n'y a plus rien que le fantôme de Bethsabée dans les rues de Polaris. Et moi, je suis mort là-bas. Bethsabée m'a tué, je peux plus porter son drapeau. Je peux à peine porter son nom.
Putain. Je divague. Fantôme.
Je me sens obligé de commenter, parce que Nova est insupportable. Pourquoi il parle comme ça, ça fait souffler tout le monde, même moi, et pourtant je suis tenace, je suis résistant, mieux que ça, je suis MORT. Il n'en sait rien. Je suis mort, et il n'en sait rien. Je suis mort et il rigole, le con. Je lève les yeux au ciel. Anguilles, cafards. Des rats. Des rats dans les chiens de chasses, des rats dans mon torse.
Une vraie charogne. Lui et moi. (Il observe le téléphone et plisse les yeux) L'envie de lui dire "je connais pas ce gars", comme un menteur, est f o r t e.
Lui, et moi, et le lieutenant Dreemurr. Heh. Lui, moi, Dreemurr, et l'agaçant fait que Nova est persuadé que je suis encore soit une meuf, soit un gay, soit quoi que ce soit qui pourrait le faire bien rire; mais y a pas. Je peux pas aimer, j'en suis incapable; je suis m o r t.
Je sais même pas pourquoi je le reprend.
Je baisse les yeux sur le paquet de clopes, puis sur la poche de sa veste qui contient certainement son portefeuille. Décidément.
le rouquin commence de protester et le Sous Lieutenant Nova fronce immédiatement les sourcils.
il aime pas ça.
mais il aime rien. comment on aime quelque chose ? il n'a pas reçu le manuel pour. celui pour nettoyer correctement un SCAR-H2 chambré en 7,62 × 51 mm OTAN, et celui pour s'adresser correctement aux gradés qui rendent des visites impromptues, ils les a bien appris par cœur, le soir, quand les bleus deviennent gris.
alors, il n'aime rien. il n'aime pas la petite gueule de ce gamin qui semble se foutre de lui, il n'aime pas ce lieu puant, il ne s'aime pas. ils ne sont que deux rats qui se battent sur un tas d'ordure,
l'un veut des mots,
l'autre du fric.
c'est sale.
c'est du sale boulot.
Winchester Nova repense aux éclats de rire qui avaient suivi l'annonce de sa mutation, hors de l'armée. Oh, l'Armée, oui, c'est digne, on est là pour défendre le pays, ça, c'est quelque chose ! mais flic ? tout juste bon à racler le fond des ruelles de merde pour essayer de clore ces putains d'affaire à la con pour faire plaisir à un connard le cul vissé derrière son bureau qui le regarde de haut et qui l'appelle « l'homme de terrain » en riant.
fils de pute.
et toi aussi, Hydrée Bathsheba, tu es compris dans le lot des fils de pute, ce soir,
tout le temps, en fait. et tu ferais mieux de pas trop trainer avec tes infos pourries qui mèneront peut être nulle part.
Winchester Nova rumine tout ça, le temps de trois longues bouffées tirées sur sa cigarette. elle est presque entièrement consumée, mais il laisse la cendre s'avancer vers ses doigts sans y prêter attention.
oh, je sais pas, je veux savoir sa couleur préférée pour lui faire un joli cadeau quand je l'inviterai à diner... putain, tu crois quoi, débile ? il crache le mot en même temps qu'un jet de salive qui termine sa route dans le caniveau. le prochain, c'est pour ta gueule, Bathsheba. j'ai assez de papier pour te nourrir pendant 4 jours, même 8 vu ta gueule d'anorexique, donc tu va me dire tout. les questions qu'il a posées, ce qu'il cherchait, ou qui, s'il a dit sur quoi il bossait... tout, et vite.
pour essayer d'accélérer le processus, il relève le pan de sa veste, et laisse entrevoir la tranche de son porte-monnaie épaissi par les billets. pas de grosses coupures, il est fonctionnaire, ils s'attendent à quoi, ces cons d'indics ? mais sûrement plus que ce qu'il se fait payer pour une heure dans ce casino dégueulasse.
Peut-être que j'en sais un paquet sur son gars.
Peut-être que je sais rien.
Dans tous les cas, je veux lui donner l'impression que je lui dis tout ce que je sais. Donc je zieute un moment la thune, comme si j'en avais vraiment besoin et que je fais pas ça par charité, et je donne l'air de réfléchir.
Ce dont je me souviens de Dreemurr, c'est qu'il faisait vraiment tache. Pas comme Nova qui a l'air totalement à sa place dans la crasse des CDC. Pas comme le patron qui a l'air riche malgré tout. Dreemurr avait l'air bien gentil. Dreemurr avait l'air trop gentil. Il est sûrement clamsé.
Je lui fais la fleur de sa vie, j'espère qu'il s'en rend compte. Enfin... ouais, on se comprend.
Ca fera l'affaire. (Il croise les bras et toise Winchester.) Quel con ce mec. Qu'est-ce qu'il pense accomplir, au juste ? Il veut se mettre dans la sauce, c'est tout ? Je sais ce que c'est de se foutre dans une sauce pas possible. J'en suis mort.
C'est le sort qui lui est réservé, à lui aussi, sûrement. On se reverra dans l'au-delà.
non mais regardez moi ce vieux rat crevé. il est là, et il ose se croire au même niveau que le Sous-lieutenant Nova, et pour quoi, pour quelques infos de merde car il laisse traîner ses oreilles à son boulot pourri ?
IL OSE SE CROIRE ÉGAL ?
HA.
J'AIMERAIS BIEN VOIR ÇA.
LES COLT NOVA, QUE DE VRAIS HOMMES, PAS DES TAPETTES ROUQUEMOUTES.
alors dépêche toi de tout cracher, mon grand, vomis tout et n'en laisse pas une miette dans tes intestins.
mais pour ravaler les insultes sans exploser immédiatement, Winchester Nova termine sa cigarette en deux autres longues bouffées, et laisse la cendre chauffer et presque brûler ses phalanges, trop concentré sur les quelques informations qui semblent fiables. un tueur en série, oui, ça, tout le monde en parlait, au commissariat, il savait vaguement que Dreemurr s'en chargeait, mais pas que c'était à cause de ça qu'il était venu... s'enterrer ici.
il a même le droit à une piste sur la gueule du type, enfin, son masque seulement, mais c'est déjà pas mal.
seulement.
seulement, voila.
Hydrée Bathsheba,
HYDRÉE BATHSHEBA,
lui donne un ordre ?
à lui ?
non. hahaha, non. seuls ses supérieurs en ont le droit, pas un cloporte de merde des Chiens de Chasse.
certainement pas.
non.
pardon, t'as dit quoi là ? ça n'est pas une vraie question. juste une excuse pour s'avancer et jeter son mégot sur cette petite salope en espérant que ça lui arrive droit dans l'œil. VAS-Y, RÉPÈTE, C'EST UN ORDRE, C'EST ÇA ? HA !
le Sous-lieutenant Nova rit jaune. il s'avance d'un pas, fouille la poche intérieure de sa veste, et tire quelques billets qui se froissent immédiatement dans sa poigne aux doigts blanchis. enragé, il ne compte même pas, mais l'œil aguerri d'un habitant des CDC compterait au moins une centaine de dollars. c'est ça que tu veux ? j'suis pas sûr que t'ai fini de baver sur ce type au masque à gaz, en fait.
Je sais pas à quoi je m'attends, parce que c'est toujours comme ça. C'est peut-être pour cette raison que je râle dès qu'il m'approche, ce vieux type colérique, mais visiblement l'appât du gain est plus fort que tout. Plus fort que l'instinct de préservation, plus fort que les gargouillis, plus fort que l'estomac en poussière, plus fort que le coeur qui bat plus. Plus fort que tout, c'est clair. Est-ce que le Soleil en voulait à l'argent de nos parents ? Avait-on des parents ? Et l'argent ? Et l'argent ? Et l'argent ?
Ce mec est super chiant.
J'vais lui niquer sa race, qu'on soit bien d'accord - si je trouve le courage. De toutes façons, il va faire quoi ? Me fumer ? Sans déconner.
La motivation s'est envolée aussi tôt. J'ai rien à lui dire, et puis c'est pas comme si la sécurité était pas au taquet, surtout ici, il est con de me provoquer - pourquoi je m'en étonne ?
Je sais que je suis insolent. Que je le nargue. Et je sais que ça lui fait péter un câble.
C'est plaisant.
C'est très plaisant.
Flic ou pas. Je vais peut-être regretter ces paroles, pas parce qu'il va me sauter dessus comme un sauvage, mais parce que vous connaissez le prix des clopes dans un bureau de tabac random polarisien ? Pitié quoi.
échec sur toute la ligne.
c'était prévisible.
trois vieilles informations, et ce petit con se croit au dessus de lui, ose se plaindre, ose se moquer. c'est trop.
trop.
trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop trop.
la goutte de t r o p.
les billets froissés tombent sur le sol sale,
le coup part,
vite,
pas le temps de dégainer, juste un coup de poing dans sa vieille gueule de merde de grosse pute de balance merdique.
putain.
Le mec. J'arrive à peine à y croire. Il me frappe ? Je vais lui rendre la monnaie d'sa pièce, je vais l'enculer sans déconner, on s'en prend pas à moi sans réflé-
(Fuis, il arrive)
(Une seconde passée à REFLECHIR est une seconde de GÂCHEE c'est une seconde M O R T E)
(MORTE)
(COMME TOI)
(PERSONNE TE CROIRA JAMAIS)
Terreur.
C'est un truc intrinsèque, c'est plus fort que la mort, cette TERREUR
Ca prend aux tripes même s'il reste que de la poussière, ça arrache la gorge ça arrache la poitrine ça laisse les côtes à l'air libre, ça brûle les vers et ça tord des nœuds dans l'estomac
C'est le genre de trucs qui me fait feuler comme un putain de chat, qui me fait bondir et c'est plus Nova que je vois là
(FUIS, IL ARRIVE)
Athéleïs ne mérite pas le nom de Bathsheba. C'est un monstre, il est atroce. Effroyable.
Il s'est rebellé contre Mère, il lui a arraché le visage et puis effroyable encore, elle s'est relevée, elle a souri et sifflé comme un serpent son corps n'était que serpents qui grouillaient, qui glissaient
La douleur que je pensais inconnue maintenant que j'étais POURRIDELINTERIEUR ravive des souvenirs que je préférais enfouis.
Je devrais pas faire le malin.
Voilà, t'as cherché, t'as gagné, Nova.
Je cherche pas à me battre, pas moyen, je me tire de là. Y a un truc avec cette terreur, elle tord un coeur que j'ai pas, c'est pas possible, j'ai pas de coeur
JE SUIS MORT TU ENTENDS
Je suis mort, il pourra plus m'atteindre.