Belle vue, sinon

Appareil photo en bandoulière, soigneusement protégé par une housse rembourrée à l'extrême (d'expérience il savait que ce serait nécessaire), Abel posa un pied confiant sur le plancher du manoir en ruines, et constata avec délice qu'il ne s'effondra pas sous son poids. Les standards étaient, oh ! très très bas, mais quand on a sur soi la malchance combinée d'une quinzaine de couverts croisés sur la table, on se satisfait du peu qu'on nous offre.
Il ne se souvenait plus de qui de Wren ou de lui avait proposé cet urbex tranquille au manoir connu de tous, pour s'échauffer, se mettre en haleine, prendre quelques bonnes photos, mais il prenait cette sortie entre fratrie brisée brisée en lambeaux en morceaux comme une bénédiction. Wren lui manquait, ils se voyaient si peu, ces derniers temps, ils avaient tous les deux bien à faire, et il avait besoin de respirer awkward étrange c'est si bizarre toujours pas habitué de changer d'air, et quoi de mieux qu'une sortie avec sa sœur ? Elle restait une des personnes qu'il était à peu près sûr de connaitre par cœur.

Bon, et alors ? Qu'est-ce que tu deviens ? Comment va Vlady ?

Pour adoucir l'ambiance, pour dérider sa sœur, il n'y avait rien de plus facile : lui parler de sa chérie, parce que qu'est-ce qu'elle aimait plus que Vladymire ? Pas grand chose, sans le moindre doute.

En attendant sa réponse, il en profita pour regarder un peu autour de lui.
Sombre, poussiéreux à en crever, le sol était parsemé de traces de pas (l'endroit était, après tout, prisé des jeunes qui voulaient se faire une petite frayeur la nuit), l'escalier tenait à peine debout, et Abel tremblait presque de l'impatience de tout aller fouiller.

Belle vue, sinon

Il n'essaye absolument pas de retenir le grognement agacé qui échappe d'entre ses lèvres. Le même depuis toujours ; rein n'avais changé, de ce côté là. C'étaient les mêmes remarques, les mêmes recommandations, et s'il savait que ça tenait plus de l'automatisme que de la réelle prévenance, ça avait le don de lui péter royalement les couilles.

Meuf, j'ai trente ans, pas cinq et demi, tu t'en rends compte de ça ? On dirait maman quand tu t'y mets, c'est insupportable.

Petit oiseau que sa mère refusait de laisser sortir du nid, petit oiseau devenu grand qi avait pris son envol de force, encadré par deux vigiles bien dressés, Abel ne supportait pas être materné, il ne le supportait plus, et de toute façon, pour quoi faire ? Même avec toutes les précautions du monde, il avait la poisse. Il passerait même ses journées réfugié dans son lit que son sommier finirait par craquer sous son poids, un dégât des eaux dans sa chambre, un incendie, des possibilités il y en avait des milliard, et il avait décidé de mener sa vie comme bon lui semblait, parce que de toute façon, le malheur arriverait de toute façon. C'était comme ça depuis le jour 1, celui qu'on retient, ce serait comme ça jusqu'au jour de sa mort, qui arriverait, à ce rythme-là, plus vite qu'il ne le pensait. Et puis en vrai, tant pis.

Abel avait toujours pris sa malchance avec une certaine philosophie. Presque positivement. Puisque de toute façon, c'était ainsi, il ne valait pas la peine de pleurer sur son sort. De toute façon, maman s'en chargeait déjà très bien toute seule.

Il écouta donc sa sœur lui parler de sa (future) fiancée (il lui avait tiré les vers du nez, il la connaissait trop bien) avec des étoiles dans les yeux, comme à chaque fois qu'elle prononçait son nom, et ça l'attendrit totalement. Lui et leur aîné s'étaient toujours comportés comme s'il était le petit frère, le jeune qu'il fallait protéger, malgré son petit quart d'heure de regard sur Wren. Ils ne s'étaient jamais laissés materner par lui, et c'en était presque vexant, à la fin. Il voulait, lui aussi, les baigner dans une aura protectrice, mais il ne pouvait pas.
A cause de maman, c'était toujours à cause d'elle.

Bravo les lesbiennes, répondit-il en souriant. Nous ça va.

Il ne s'éternisa pas sur le sujet, parce que c'était bizarre, c'était toujours aussi bizarre. Il ne savait pas quoi en penser. Il ne voulait pas y penser maintenant, parce que son cœur et son cerveau ne se mettaient pas d'accord. Il se contenta de regarder Wren avec un petit sourire en soin, narquois comme il savait le faire, et bondit vers le fameux escalier, qu'il grimpa quatre à quatre.
Il arriva en haut sans encombre. Un miracle.

Ou sinon ?

belle vue, sinon

Ok ! Quand tu arrêteras de me traiter comme un bébé, ouais ? C'est donnant-donnant, my good bitch.

Oh, il savait pertinemment qu'elle détestait être comparée à leur mère, qu'elle ne supportait pas son comportement, et qu'elle en avait beaucoup souffert. Bien sûr qu'il le savait, bien sûr qu'il en jouait, parce qu'il voulait lui rappeler que lui aussi, il en avait souffert, à sa manière.
Il n'avait jamais dû se battre pour l'amour de leur mère, mais il avait dû se battre pour son indépendance, pour qu'elle le laisse être autre chose que le petit oisillon à protéger qu'elle s'imaginait encore qu'il était.
Mais dans les yeux d'un enfant, ces dilemmes n'existent pas vraiment, et Wren et leur aîné avaient été jaloux de l'attention que lui portait maman. Lui, il n'aurait rien demandé de plus que de pouvoir escalader les arbres avec eux.
Leur fratrie avait éclaté ; peut-être que c'était lui, le nœud du problème ? Ça ne lui semblait pas incohérent, à bien y réfléchir.

Tu parles, dans quarante ans je serai frais comme un gardon, c'est toi qui tiendra pas la route.

Était-ce étrange, d'avoir à ce point envie d'être la personne qui aide ? La personne qui surveille, la personne qui cajole, la personne qui s'occupe, et pas celle qu'on materne ? Était-ce bizarre qu'Abel ait presque envie que Wren ait besoin de lui pour rester sur le droit chemin, comme elle avait pensé qu'il avait besoin d'elle, toutes ces années ?
Abel songeait qu'il aurait bien besoin de reprendre contact avec son psy, un de ces quatre. Il avait pas mal de choses à lui dire, depuis le temps.

Il ricana tout le long de l'ascension hésitante de Wren, très satisfait de son petit coup de pute. Un peu de noir pour Wren, c'était pour l'avoir traité comme un bébé, quelques instants plus tôt.

Ow, hey, du calme, Godzilla !

Il leva les mains en riant, pour la calmer, pendant qu'elle s'acharnait sur son oreille qui n'avait rien demandé. Il lui attrapa la main pour la rassurer, comme quand ils étaient petits, que la nuit tombait et que ça faisait peur à sa sœur, comme les nombreuses nuits où elle lui demandait de l'accompagner pour aller aux toilettes, incapable de franchir le couloir seule. C'était un des petits réflexes d'amour fraternel qu'il avait, comme ses remarques à elle. C'était encré dans qui ils étaient, et c'était tout.
Il n'eut pas le temps de faire grand chose de plus, pas un seul pas vers l'escalier, pas un mot prononcé pour lui demander où elle voulait faire, maintenant...

... que le milieu de l'escalier s'effondra dans un grand fracas sur le sol.

Au milieu, une volée de marches manquantes.
Un trou infranchissable.
Abel regarda sa sœur, muet de stupeur.

J'ai envie de te jurer que c'est pas de ma faute, mais je vais pas gaspiller ma salive pour ça.

Bon.
Et maintenant ?

belle vue, sinon

Abel dodelina de la tête, regardant comme il le pouvait l'escalier effondré dans la pénombre, les yeux piquant du nuage de poussière qui s'en dégageait, humidité pourrie de cendres qui semblaient vieilles comme le monde.
Il éternue.
Allergique à la poussière, évidemment.
Et au pollen, aux graminées, aux acariens, aux fraises, aux noix de cajou, au poils d'un certain nombre d'animaux, au latex, aux piqûres d'abeille, à la lavande, aux kiwis, à l'aspirine et à la bêtise humaine. Et au soleil, parfois, ce qui était tout de même assez navrant.

Bah te complique pas la vie, tu me pousses dans le trou et à tous les coups je meurs. Simple.

Lui décida sagement de ne pas s'approcher du gouffre, non pas par peur mais par prudence, sans excès. S'il faisait un pas en direction de l'effondrement, soit le palier entier se brisait sous leur poids, soit il allait perdre l'équilibre, tomber et se briser la nuque, soit il allait bousculer Wren et la faire chuter, soit... la liste était infinie ; c'était une manie qu'il avait développée, celle de faire la liste de tout ce qui pourrait mal tourner.
C'était sans aucun doute une très mauvaise idée. Il ne savait pas si ça l'aidait à rationaliser, ou si ça le rendait cinglé.
De toute façon, il ne pouvait pas s'en empêcher. C'était maman qui avait commencé, et elle lui avait un peu grillé le cerveau, à lui dicter tout ce qui pourrait lui arriver de pire s'il décidait de faire un pas de plus.

Sauf que des fois, ce pas, il n'avait d'autre choix que de le faire.
Comme maintenant.
Il n'avait pas prévu de mourir tout de suite, et surtout pas rongé par la faim et la soif sur le pallier d'un manoir en ruines.

Pas vraiment le choix, de toute façon, nan ? On trouvera sans doute une autre sortie. Ou genre, une fenêtre.

Une sortie qui sera condamnée, une fenêtre par laquelle il ne pourra pas passer et Wren devra partir seule aller chercher du secours et il se retrouverait seul dans le noir mais qu'est-ce qui pourrait mal se passer au final, il pourrait tomber dans un autre trou, il pourrait se blesser sur des débris, une poutre pourrait lui tomber dessus, ce serait peut-être le jour où le manoir décida de s'effondrer, peut-être que

La lampe de poche dans la main d'Abel décida de s'éteindre.
... forcément.
Il se tourna vers sa sœur, dont il ne distinguait plus que la silhouette. Sa sœur et sa peur panique du noir.
Oh. Non.
Il lui tendit la main à nouveau, ça ne changerait pas grand chose à leur situation, mais il savait comment faire, il avait pris l'habitude.
Il devait être là pour elle, il devait être fort pour elle.
Pour changer.
Pour une fois.

Viens. On va te trouver de la lumière, déjà.

Et, en prenant grand soin de faire des pas les plus légers que possible, il entraina sa sœur vers les pièces de l'étage.

belle vue, sinon

Je suis là.

Et il serre sa main dans la sienne. Elle sait ce qu'il faut faire, c'est un réflexe à ce stade : se concentrer sur sa voix, sa présence ; il avait la chance d'être imposant physiquement, il ne passait pas inaperçu, il était facile de repérer ses mouvements. Tout pour simplifier la vie de sa sœur dans la malchance.
Et ils évoluaient dans la pénombre ; le jour tardait à poindre entre les briques arrachées.
Bien sûr.
Bien évidemment.
Ce serait trop facile.
Un pied, puis l'autre, toucher le plancher devant lui du bout des orteils pour vérifier qu'il n'y avait pas de danger mortel droit devant. Un accident leur planait au dessus de la tête, tel une épée de Damoclès, la mort attendait, patiente, penchée au dessus de son épaule, Abel avait l'habitude, parce que qu'est-ce qui pourrait se passer de mal, après tout, il pourrait passer à travers le plancher et se briser la nuque, s'empaler sur une poutre apparente, et abandonner Wren seule dans le noir, il pourrait se cogner à un mur si violemment qu'il s'en casserait le nez, reculerait et cognerait Wren qui tomberait et se ferait mal, il pourrait
faire de mauvaises rencontres
se faire mal, tout bêtement. Il passait son temps à se faire mal, de toute façon.

Il pressa doucement la main de sa sœur, pour la rassurer, c'était un petit geste muet qu'il avait pris l'habitude de faire. Pas après pas, pourquoi faisait-il si sombre, même ? Pourquoi est-ce qu'il n'y avait pas la moindre fenêtre, dans ce couloir ?
Abel n'eut pas besoin de réfléchir longtemps, c'était bien sûr à cause de la poisse qui composait nonante pour cent de sa vie, on connait, on fait avec.
Et soudain, un miracle.

Regarde ! Droit devant, de la lumière !

Presque trop beau pour être vrai. Il se dépêcha pour ramener sa sœur en sécurité, oubliant un instant les précautions extrêmes qu'il prenait jusque-là.
Bien.
Et maintenant ?

On va avoir du mal à explorer sans lumière, par contre. T'es sûre que t'as rien sur toi ? Des piles ? Une torche ? Un briquet ?

Un silence.

Parce que j'y tiens, à ce resto.