la dernière fois que tu as vu Leto, c'était en novembre de l'an passé. ce soir-là, au restaurant de gyōzas, non seulement tu n'avais pas été à la hauteur de sa confiance mais tu avais commis le péché capital d'être ennuyeuse.

aujourd'hui, Ysé, tu vas pouvoir prendre ta revanche.

bientôt deux semaines se sont écoulées depuis les événements de la forêt. elle n'a pas donné signe de vie depuis. tu n'as pas réussi à faire sens de tout cela. tu n'essayes pas, tu n'essayes plus, il est plus facile de tenir l'incompréhensible au large. fascinante capacité des humains à s'adapter!

mais tu sais que tu n'as pas rêvé. cette femme qui te connaît, cette faim délirante qui te jette sur elle, ce changement de décor soudain, ce serpent qui te serre dans ses anneaux; puis la forêt, le grondement rauque dans tes os, les yeux rouges qui luisent au fond les fourrés. il y a la marque que tu sens sur toi. il y a l'invitation. non, tu n'as pas rêvé. et tu sais que Leto va se régaler.

tu es d'une drôle d'humeur, légère comme une fumée de cigarette. oui, depuis la forêt, tu as l'impression de perdre le sens de la réalité. tout a l'air si artificiel maintenant, si superflu. les gens vont et viennent, métro boulot dodo, se réjouissent des beaux jours et se plaignent de la chaleur, dépensent leur temps et leur argent, sans se douter qu'il y a plus, bien plus, beaucoup plus.


c'est ça, alors, ce que ça fait? d'être comme Leto? de savoir?

tu as hâte de lui demander. tu as hâte de la voir saliver.

– Pardon, je suis en retard.

– Héhéhé, mais quelle impatience! Tu n'as jamais appris à prendre le temps de savourer, Leto Gévaudan?

joueuse, taquine, tu l'es peu souvent. ces derniers mois t'ont connu douce et effacée, sujette au vague à l'âme, à la mélancolie. peut-être qu'aujourd'hui n'est que façade, un bouclier dressé contre la peur l'incompréhension les doutes. ou peut-être que tu te repais de tous ces tourments, du frisson qu'ils te procurent, cette impression de soudain voir plus grand et d'être aveugle. un coup d'œil interdit en coulisses, encore trop éblouie par la lumière des projecteurs.

tu ne peux pas t'empêcher de regarder la blessure de Leto, son poignet meurtri. elle n'a pas voulu te dire comment il s'était retrouvé dans un tel état, ce qu'elle avait bien pu faire pour se retrouver hospitalisée si longtemps et écoper d'une rééducation en prime. tu n'as pas insisté, ça ne sert à rien d'insister avec Leto Gévaudan, c'est elle qui mène la danse, décide ce qu'elle souhaite ou divulguer, distribue les miettes de son savoir à celles et ceux qui quémandent.

mais aujourd'hui, petit Ysé, c'est toi qui ouvre le bal. aujourd'hui c'est ton banquet.

vous marchez dans les allées du parc d'un pas lent, il fait bon.

– Tu vois, je ne sais même pas par où commencer.

infernale enfant.

– Et si je te laissais choisir? Notre bon ami Richard Breckenridge ou la femme-serpent?

choisis ton plaisir.
choisis ton poison.

le commentaire de Leto te fait rire haut et fort. vous êtes toutes deux des dévoreuses, des affamées, des louves. son poignet ramené à ton attention coupe court à ton hilarité. curiosity killed the cat. ce chat-là semble avoir échappé de peu à la mort. toi aussi. tu n'oublies pas ses anneaux qui te broient, tu n'oublies pas le venin dans sa voix, tu n'oublies pas le grondement tout bas qui t'a chassé de ses bras. tout a un prix.

– Et si j'ajoute la voix dans la forêt, tu me parleras des deux?

renard, chat, serpent. quelque chose se dessine que tu ne cherches pas à saisir, c'est trop fragile encore. tu te demandes si elle vous regarde, si elle vous écoute. probablement que oui. sa marque est toujours là, comme l'image rémanente d'une caresse, d'une brûlure; les traces de dents en demi-lune d'une morsure.

– Je ne connais pas son nom. Je l'ai rencontrée début février, à la salle de sport… Elle connaissait mon prénom, elle insistait pour que je me repose, m'a invité à manger comme pour me féliciter ou me récompenser de mes efforts. Elle était très… très maternelle, en fait.

tu déglutis un peu trop bruyamment.

– Maintenant que j'y pense, elle m'a dit qu'elle savait beaucoup de choses sur beaucoup de monde, qu'elle était là depuis très longtemps, alors qu'elle paraissait très jeune… Enfin…

tu tournes autour du pot, Ysé. ta main, celle sur le bras de Leto, se serre. ton regard est perdu, éperdu.

– Elle… m'a parlé de ma mère. Elle savait pour elle, pour moi. J'étais… furieuse. Je l'ai attaquée en plein milieu du restaurant et… en un clin d'œil on était dans ma chambre et ce serpent gigantesque était en train de m'étouffer et…

l'air te manque, les mots t'échappent. il te faut un moment pour réapprendre à respirer.