elle est là tout à coup, marchant à tes côtés. tu as le réflexe de lui saisir la main mais tu n'arrives pas encore à la regarder, tes yeux sont fixés sur le trottoir que tu dévores à grandes enjambées. impossible de te calmer, impossible de calmer ton cœur, impossible.

tu veux mettre le plus de distance possible entre toi et la galerie des Goélands, entre toi et Dallas Decœur, entre toi et la voix.

tu veux mettre le plus de distance possible entre toi et Polaris.

et entre toi et toi-même.

tu vas devenir folle.

– J'en peux plus.

c'est un filet de voix, tu sais qu'elle l'entendra.

– Pourquoi… Pourquoi est-ce que tout ça me tombe dessus?

un sursaut quand les immeubles laissent place aux arbres. après tout, ce n'est que la deuxième fois que cela arrive. la première, c'était quand elle avait voulu te tuer. tu te demandes combien de temps la marque de tes dents est restée rouge sur son épaule.

la voilà debout entre les troncs, toi toujours à l'orée dans ta robe blanche d'été. elle te tend sa main glacée.

– Dallas Decœur n'en vaut pas la peine, tu sais.

non, tu ne veux pas qu'elle «s'occupe de lui». il s'occupe déjà très bien de creuser sa propre tombe tout seul comme un grand. ce serait trop clément de l'y pousser. tu veux le voir toucher le fond et creuser encore.

un soupir. tu tripotes un pan de ta robe. tu penses à Nicky. mais est-ce que Nicky pense à toi, elle? la disparition d'Arden aurait pu vous rapprocher mais tu la sens dériver de plus en plus loin. elle vit comme si elle ne pouvait pas mourir. et toi, assise à la place du mort dans cette voiture que tu ne conduis plus. tu pourrais bondir sur le conducteur, le mordre au sang, baisser le frein à main, ouvrir la portière et te jeter dans le fossé. oui, tu pourrais.

mais tu ne t'en sens pas le courage.

tu… ne t'en sens pas la faim.

– Une dernière chose, oui. J'aurai besoin de ton aide.

ta main vient trouver la sienne.

comme il est bon, ce silence. profond, onctueux, voluptueux. tu n'as qu'une envie, c'est de te coucher sur la mousse, te faire un lit de feuilles et t'endormir longtemps. dormir et oublier. la peur, la douleur, le chagrin, la faim.

ta respiration est lente et régulière. son cœur bat pour deux.

tu viens glisser un mot à son oreille.

un moment de flottement. un éclat de rire. la demande est pour le moins inattendue. ça a l'avantage de te distraire.

son épaule, tu l'embrasses. un petit baiser rapide, qui laisse une trace de rouge à lèvres.

– Tu dis ça alors que tu me connais si peu.

tu sais qu'elle va t'assurer du contraire. et tu sais qu'elle aura tord.

– Je ne sais toujours pas comment t'appeler.

elle est susceptible. tu t'en souviens, maintenant. tu ne sais pas exactement ce que tu as pu faire pour la vexer, pour te donner cette sensation qu'un jour tu vas le regretter. la contredire? refuser de lui obéir?

sourire jaune. on dirait ta mère.

– Il semblerait que j'ai oublié. Je ne me souviens pas très bien de ce… moment. Je n'essaye pas de m'en souvenir.

de nouveau quelque chose de brisé, quelque chose de raté. ces moments ne durent jamais longtemps. l'illusion se détricote, petit à petit. tu sens faiblir ton envie de la maintenir, ton envie d'y croire. croire te demande trop d'énergie. croire ne te réserve que des déceptions.

– Moi, en tout cas, je ne veux plus être Ysé.

tu sais ce qui est horrible, Ysé? oui, bien sûr que tu le sais. c'est quand quelque chose qui te rassasiait soudain ne fait plus effet.

ses compliments, ses sourires, son embrassade, sa fierté. tout ça tombe dans le puits de ta faim et tu as beau tendre l'oreille, tu n'entends rien.

la faim, la faim, la faim. elle ne hurle plus, ne griffe plus. la faim est lasse, la faim a faim, elle tourne comme un lion en cage en traînant de la patte. déçue de s'être trompée, d'avoir pu penser être comblée. tu te sens lourde, tout à coup. et vieille de milliers d'années.

tout tombe dans ce trou noir et son vrai nom avec.

– Ce que je vais faire maintenant… Je pense que tu peux aisément l'imaginer.

tout sera prêt, a-t-elle dit. tu te demandes ce que tu trouveras en rentrant chez toi.

– Bien sûr, qu'on se reverra.

ce n'est pas comme si tu avais le choix.

– Tout ça, je le fais pour toi.

n'est-ce pas?