C’est ça de pas faire gaffe.
Ça chope des conneries. T’abuses.

Mais t’es là pour aller mieux, mets-toi ça dans le crâne. T’aimes pas ça, les visites médicales. T’as jamais aimé ça.

Simplement parce que ceux qui aiment qu’un vieux leur tripote le corps sans réel consentement, on appelle ça des dingues. Médecin ou pas, c’est pas possible pour toi.

Tu pousses la porte nonchalamment, lunettes de soleil sur le nez, mains dans les poches.

– Hey, j’ai rendez-vous avec… un gars aux cheveux blonds lances-tu à la dame de l’accueil.
– Veuillez patienter au fond, à droite.

Ambiance.
Tu tournes les talons, traînant à moitié les pieds sur le carrelage. Quelques pas plus tard, te voilà devant l’entrée de la salle d’attente ; un soupir, un dernier pas.

Ton regard balaie la salle, fade, trop blanche pour tes rétines.
Trop blanche, à l’exception d’une tâche. Une belle grosse tâche en plein milieu de ta vision.

Ton index vient abaisser tes lunettes, tu lui adresses un regard par-dessus les verres de ces dernières.

– Tu te fous de ma gueule ? Ta nouvelle passion c’est la filature, vieux schnok ? lui adresses-tu sans considération pour son amour propre.

La salle est vide, il n’y a que vous. C’est d’autant plus pesant.
Tu t’assois sur la première chaise venue, soufflant un bon coup en guise de protestation. Puis, un sourire naissant sur les lèvres, tu reprends :

– ... tu fais le plein de viagra ? L’âge ça crée des pannes…

Son soupir t’arraches un plus grand sourire encore. Satisfait.

– Ton oeil ? C’est dommage, il te manquait plus que la jambe de bois, rétorques-tu dans le plus grand des calmes.

Avant de bouillonner.
Ce fossile déshydraté a tapé dans le mille. Vieux, mais perspicace.
Mais tu n’en démordras pas pour autant. Ne t’énerve pas, tu te trahirais.
Ne t’énerve pas.
Ne t’énerve…

– La ferme.

Super. Tout dans la finesse. Quelle élégance. Ce manque de sang-froid te tueras, un jour.
Tu sors ton téléphone, déverrouille l’écran presque par réflexe et te met à scroller ton fil instagram ; tu ne vois rien, ton doigt obéit simplement à cette habitude qu’ont les gens d’aujourd’hui, devant leurs écrans. Se donner une contenance, avoir l’air occupé.

Elle est passée où, ta répartie ?

– ... Mais attends, il a quoi ton oeil au juste ? Je t’ai jamais vu sans ton cache-oeil. C’est quoi, t’as couru avec des ciseaux et tu t’es ramassé ?

La curiosité n’est pas une habitude, chez toi. C’est plus une forme d’ennui qu’autre chose. Peu de choses te font vibrer, à part la musique. Mensonge. Plus rien ne te fait vibrer. Depuis l’incident, tu ne fais que supporter. La musique est ta survie.
Au départ, cette curiosité avait pour unique but de l’énerver, mais là ? Ce que tu vois sous son cache-oeil ressemble davantage à la définition de la mort qu’à une simple blessure. Tu ne bronches pas, tu en as bien évidemment vu des vertes et des pas mûres, mais tu fronces tout de même les sourcils, étonné.
– Chaud. Sérieux, comment tu t’es fait ça ? C’est pas de naissance, sinon tu ne serais pas là. C’est récent ? demandes-tu, désormais réellement intrigué.

Toi et la finesse, ça fait deux. Déjà parce que tu n’as que faire des opinions d’autrui, mais surtout parce que tu ne penses qu’à toi : tu n’es pas familier avec la discrétion, encore moins le respect. La sensibilité de l’être humain - autre que toi - te passe par-dessus la tête.

Parce qu’il n’y a pas assez de places pour plusieurs, dans ta tête.
Tu es roi.

La mention de Zalera Solar t’arraches une expression de surprise.
Tu détestes ces foutues rumeurs.

– Et voilà, il change de sujet. On peut pas parler avec toi, c’est dingue, lances-tu sur le coup de l’énervement.

Pourquoi ne te dit-il rien ? Tu ne l’as jamais connu mystérieux, et encore moins tabou. Discret, secret, comme s’il éludait ta question. Décidément, tu ne le supportes pas. Tu l’apprécies, tu t’inquiètes.

Le regard volatile, tu réfléchis à ces rumeurs. Au départ, tu les appréciais ; tu trouvais ça cool, qu’on parle autant de toi. Mais celles-ci finissent par devenir envahissantes, à tel point que tu ne sais plus à qui faire confiance - déjà que tu n’as pas vraiment pour habitude de le faire.

– Oui, « Zalera Solar ». Il ne s’est rien passé d’exceptionnel, malheureusement. Il y a eu cette cérémonie, elle était présente, on a discuté, point. Ça s'arrête là. D’ailleurs, je n’ai toujours pas réellement compris ce qu’elle pouvait bien avoir à faire à une cérémonie de remise de disque d’or. Un coup de chance pour ma réputation, visiblement.

Toi au moins, tu lui explique. Pourquoi, d’ailleurs ?

Tu fronces fortement les sourcils.
Allô ?

Tes yeux, gros comme deux ballons, fixent le vieillard comme s’il venait de lui révéler l’existence d’arbres à billets verts. C’est le choc. Tu es littéralement bouche bée, et largement perturbé.

Fais attention à toi.
Déjà, pourquoi ? Ensuite, comment ?
Il y a quelques secondes, ce vieux clochard se réjouissait de ta MST. Et là, il te félicite ? Bonus inquiétude ?

– Qu- Mais pour qui tu me prends ? Il t’arrive quoi, au juste ? J’ai pas besoin de tes conseils, et encore moins de ton avis. C’est quoi, Zalera Solar te fait peur ? C’est ça qui te met dans cet état ? Tu te ramollis, mon vieux, va falloir te ressaisir. J’me porte très bien sans tes conseils, lances-tu sans une seconde de répit pour le croûton.

Blessé dans ton égo par peur qu’il te prenne pour quelqu’un d’irresponsable - même s’il n’a pas tout à fait tort, tu te contentes de le remballer. C’est ta manière de le rassurer.

Personne ne s’est jamais inquiété pour toi.
Tu n’as eu ni père, ni mère. Tu n’avais que ta guitare pour pleurer. Et voilà qu’il se met à jouer le rôle de protecteur ? Lui qui, habituellement, ne cesse de te rabaisser quant à ton statut de petit con mal (pas) élevé ?

C’est flou.
Et l’incompréhension a le don de te mettre hors de toi.
Tu ne comprends pas d’où vient ce sentiment de chaleur au creux de ton ventre. Alors tu le repousses comme tu peux, comme un parasite.

Si ce n’est pas de l’ironie, s’il ne te sous-estime pas dans ses mots, qu’est-ce que c’est ?
Tu fronces les sourcils.
Qu’est-il arrivé à son œil ?
Comme un enfant qui se vexe, tu saisis de nouveau ton téléphone et te contente de scroller ton fil d’actualité, sans réellement t’y intéresser. Tout pour montrer à ce vieil homme que tu n’as pas besoin de lui.