Le moteur de la voiture s’éteignit, cessant de troubler la tranquillité des lieux. Une portière s’ouvrit, une petite blonde émergea de l’habitacle. Comme pour ne pas déranger encore davantage le calme de son environnement, elle accompagna la portière et ne donna qu’une brève impulsion, suffisante pour la fermer.
Son sac en bandoulière, Tilda se présenta à l’accueil du centre et salua les employé.e.s. À présent, on se passait des formalités administratives : à force de passages fréquents, elle était devenue familière avec tout ce beau monde. Sa gentillesse et son dévouement, en outre, en faisaient quelqu’un de très apprécié. Traversant la salle commune, elle adressa un signe et un sourire à celleux qui s’y trouvaient, et chacun.e rendit ses salutations à sa façon.
Elle grimpa les escaliers pour rejoindre les dortoirs à l’étage supérieur. Là encore, il y eut des échanges de politesse. La présence de Tilda dans le centre d’accueil semblait illuminer les visages même les plus tristes, comme si la bienveillance qui se dégageait d’elle touchait chacun.e au plus profond de son être.
Elle s’immobilisa devant une porte. Inspira. Expira. Toqua tout doucement.
Elle ouvrit tout aussi délicatement, comme pour ne pas le brusquer, pour lui laisser le temps de prendre connaissance de son arrivée. Dès qu'elle croisa son regard, elle lui adressa un sourire.
ᴄᴇ ᴛᴀʙʟᴇᴀᴜ ɴ'ᴇꜱᴛ ᴘᴏᴜʀ ᴘᴇʀꜱᴏɴɴᴇ
Il est assez rare qu'une peinture, dès son premier coup de pinceau, soit un appel à la fuite. C'est pourtant ainsi que se présente le travail d'Egon. Il n'y a pas d'invitation à la découverte, ni à la contemplation. Il s'agit là d'une toile sinistre et cryptique qui provoque un profond malaise. Dès le premier regard, les coups de pinceaux tentent de vous avertir de la peur ancestrale tapis entre ces couches, mais aussi d'une énigme, d'un nœud impossible à défaire. C'est une œuvre qui fait tout pour ne pas être vu, qui repousse, qui dégoute, comme si cet amas de couleurs étalées était quelque chose dont il fallait se méfier.
Sans doute sera-t-il créer la fascination chez certain. Encore faudrait-il avoir l'infortune de gouter aux émotions d'Egon, car au cœur de ce qui pourrait paraitre n'être qu'un vulgaire agencement de peintures épaisses sur une toile tirée, se trouve la clé d'une âme étrange et dérangée.
On frappe à la porte.
Le couteau s'arrête net et, d'un geste mécanique, il est délicatement posé sur une palette noyée de peintures. Egon, debout, devant cette immense toile de lin qui bloque les rayons du soleil, se retourne, taché de la tête aux pieds.
Tilda.
Elle lui sourit mais il ne le lui rend pas. Egon ne sourit pas, il ne sourit jamais, mais l'invite dans sa minuscule chambre où se regardent en chien de faïence des toiles couvertes. La jeune femme lui donne cette impression d'amarante, d'un rouge faible et froid. Inhabituel.
Ça ne va pas aujourd'hui ?
Tilda s’était accoutumée à la chambre d’Egon – à sa bulle. Des peintures dans tous les coins – comme des tapisseries qui se répondaient – et au beau milieu de ces amalgames de couleurs, un jeune homme. Egon. Son attitude cryptique lui était devenue familière, avec le temps. C’était comme côtoyer un animal sauvage. L’on apprenait à le comprendre et petit à petit, l’on gagnait sa confiance. C’était un peu plus compliqué avec Egon car Tilda avait l’intime conviction qu’il savait lire dans l’esprit des gens. Le sien, en particulier. Mais elle ne voulait pas savoir – ni s’il savait vraiment le faire, ni ce qu’il voyait en elle.
Elle lui adressa un sourire avant de reporter ses yeux couleur ciel sur le tableau à contrejour.
VERMILLON CAUSTIQUE.
Cette pièce tout entière est un labyrinthe mental. Egon se trouve à la fin, Tilda au début. Cependant, ce n'est pas la première fois qu'elle pénètre dans sa chambre ni même qu'elle foule son dédale mais chaque visite dévoile timidement une nouvelle voie à emprunter.
Laquelle prendra-t-elle pour le rejoindre?
Néanmoins, ce qui est fascinant c'est le trouble posé dans la question d'Egon. L'état de la jeune femme lui importe peu et pourtant, sans réfléchir, il avait trouvé étrange de lire dans ses sourires habituellement si bien dessiner, une légère ligne tordue.
Je ne sais pas. Avoue-t-il doucement, ne la lâchant pas du regard.
Il n'a pas les bons mots pour exprimer la singularité de l'émotion qui l'a habité l'espace de ce court instant. Tilda lui a juste paru irrégulière, et Egon avait subitement eu envie de mettre le doigt dessus, comme l'envie de stopper le temps pour mieux l'observer. Mais aucun mot n'était assez juste.
Jusqu'alors, le jeune peintre s'était crée une image précise de Tilda. Ses longs cheveux blond, toujours lisses, ses lèvres légèrement entre ouvertes, exprimant sa bienveillance et son insouciance. Son uniforme pâle, rigide mais où son teint pâle et ses yeux pétillants en font ressortir son amabilité. Une femme irréaliste, comme toutes les autres.
Aujourd'hui, elle lui est apparue plus... vivante.
Mais Egon parle peu, et il a le regard hanté. Alors quand l'infirmière s'engouffre dans la pièce en lui demandant de parler de son tableau, il cherche à se mordre la langue pour s'empêcher de parler. Il redoute le regard, le jugement et tout autre forme de critique. Il ne sait pas ce qu'est de peindre pour plaire, ainsi, peut-être craint-il qu'ils voient par transparence ce qui se cache sous sa peau. Quand on a vécu dans ce corps que l'on veut dévorer depuis si longtemps, peut-on jamais l'oublier ou bien faire semblant ?
C'est moi ? Il ne le sait pas lui-même. Il repose machinalement son regard sur la toile trempé de peinture. Je crois que... c'est un morceau de moi. Finit-il par lâcher sans rien admettre car il est évident que l'incertitude habite ses mots.
Egon ne savait pas. Egon savait rarement. Il était comme un poisson entre deux courants ; il allait et venait dans un sens sans savoir exactement lequel emprunter. Peut-être ne voulait-il simplement pas prendre de décision. Il flottait dans cet état de stagnation, le même qui lui coûtait aujourd’hui d’être libre sans réellement l’être. Et ses peintures… Ses peintures lui permettaient de s’extérioriser mais leur compréhension était hors de portée du commun des mortels. C’était un échange entre lui et lui.
Et pourtant, Tilda s’évertuait à tenter de les décrypter.
Petit à petit, à force d’efforts, elle avançait. Elle n’était qu’aux portes de l’esprit d’Egon mais elle avait déjà gravi ces marches – ces nombreuses marches – qui avaient découragé bien des personnes avant elle. Elle contempla les portes. La toile. Ses plusieurs couches. Blindé. Elle le croyait quand il disait que c’était un morceau de lui.
D’aucuns auraient prononcé ces mots pour le rassurer, attirer sa sympathie – si tant était qu’il pouvait en éprouver –, se sentir proche de lui. Tilda, elle, était sincère. Elle se plaisait à croire que la toile dépeignait un pan de son esprit.
Elle tapota sur son sac, toujours suspendu à son épaule et pressé contre son bassin.
VERMILLON CAUSTIQUE.
Un morceau de lui. Arraché, jeté en pâture à la toile pour qu'elle s'engorge de sa chair, qu'elle fait fondre sous ses dents de lin tout le venin de son sang et de ses entrailles.
Là est tout l'intérêt des peintures d'Egon. Se décharner à coup de couteau et de crocs. Un rejet constant, de la viande simplement posée ici de là dans un monde annexe formé de toutes les teintes de rouge. Consumer ce qui nous rend fou, ce qui nous rend nous... Mâcher, chiquer, triturer et mordre, encore et encore. Oui, ça lui ressemble bien.
Tilda parle. Douce, retrouvant cette présence factice de femme modelée. Elle jongle inconsciemment entre des états opposés, s'assurant d'être ce qu'on attend d'elle. Mais Egon n'attend rien de Tilda.
D'ailleurs, Egon ne répond pas, c'est sa façon à lui de dire que ça le dérange de faire une pause. Mais contre toutes attentes, il s'avance vers elle. Docile à tendre son bras, sa nuque, son corps tout entier pour qu'elle y injecte un autre de ces poisons qui change le gout de la chair.
Mais l'envie de peindre reste.
L'envie de peindre.
L'envie.
De.
P e i n d r e. Mordre.
Le jeune homme présente donc son corps efflanqué à l'infirmière. L'odeur qui émane de son sac lui fait fermer les yeux, déglutir et soupirer. Egon a le cœur dans la tête, il palpite comme une machine frénétique. Il est ailleurs, loin d'ici, loin de Tilda et de sa routine, loin de tout ce qu'elle peut lui apporter, loin de ses mots bancals et déguisés. Il n'a qu'une seule chose en tête, la toile de son ventre qui gargouille d'une voracité malsaine.
Il s'imagine mordre et le couteau à peindre quitte la palette de bois usé. L'ustensile s'élève dans l'ombre de la toile, juste derrière le soignant et le soigné. Solidement ancré dans les airs par une force invisible. Imbibé de couleurs, il passe sur la toile, y étale une nouvelle couche de peinture avec une admirable précision.
Egon tourne le dos à son œuvre et pourtant, même assis face à Tilda, il continue de peindre, contrôlant machinalement la lame sans pour autant s'en rendre compte.
Bien sûr que ça le dérangeait. Dès lors que Tilda avait mis les pieds dans sa chambre, et bien qu’il la tolérât comparée à d’autres, elle l’avait importuné. Elle était la petite aiguille qui était venue éclater la bulle qui le protégeait du monde extérieur, celui-là même qui semblait lui vouloir tant de mal.
Ou pas ? Tilda n’avait jamais su si le mal qui le rongeait lui était propre, ou s’il était né d’un environnement hostile. Elle penchait pour la seconde option.
Mais Egon était résilient. Il s’approcha de l’infirmière, l’air absent. Il s’assit face à elle tandis qu’elle sortait de son sac le nécessaire à ses soins. Sur une chaise improvisée table, elle aligna aiguille, flacon, coton et pansement. Lorsqu’elle redressa la tête, ce fut pour constater qu’en dépit de sa position, le garçon s’était remis à peindre. Il ne voyait pas ce qu’il faisait et pourtant… La toile continuait d’être recouverte sans, semblait-il, perdre de son sens.
C’est alors que Tilda percuta. Les deux bras d’Egon étaient tendus vers l’avant, attendant de recevoir leur habituelle injection. Alors qui diable manipulait le couteau ?!...
Elle recula d’un pas, à la recherche d’une réponse qui refusait de venir. Il devait pourtant y avoir une explication. C’était une évidence : les esprits n’existaient pas, et les objets ne s’animaient pas seuls. Egon avait-il appris la magie ? Cela ne lui ressemblait pas.