C’est long.
C’est très long.
J’ai faim.

J’ai commandé il y a plus de dix minutes et j’attends toujours, à l’arrière de cette queue interminable ; tout le monde en ligne pour récupérer leurs commandes au comptoir. McDonald’s dans toute sa splendeur. Mais qu’est-ce que j’ai faim.

J’ai presque trop faim.
J’ai trouvé un plan, presque infaillible. Depuis ces dix minutes, j’attends le bon moment pour mettre la main dans le paquet de frites du gars assis à ma gauche ; la queue s’étendant jusqu’à l’intérieur de la salle, je suis littéralement debout à côté de ce pauvre homme qui voulait manger tranquillement dans son coin, devant son écran de téléphone. Et je profite qu’il soit parallèle à moi pour choper, à chaque fois qu’il baisse les yeux sur son téléphone, une frite dans son paquet. C’est vraiment technique, et il faut beaucoup d’adresse pour ce faire. De plus, il faut également un certain talent pour la discrétion et ça, c’est moi.

Hop, une frite direction ma bouche.
Je détourne le regard, les mains de nouveau dans les poches, et mâche lentement. Très lentement. Qui mâcherait dans une file d’attente ? Alors je mâche leeeentement. Comme ça, personne ne voit mes joues se hamsteriser. Et je peux déguster mon entrée sans que personne ne le remarque ; je n’en prends pas trop, pour que le monsieur ne remarque pas la réduction de son paquet. Et de toute façon, j’irai piquer dans le paquet de quelqu’un d’autre dès que j’aurais avancé de quelques tables…

— Hm.

Je me racle la gorge.
Quelqu’un m’a vu mâcher.

Je veux bien admettre que manger les frites de quelqu’un d’autre à son insu, c’est pas forcément respectable. Mais c’est une raison pour me regarder comme ça ?

Je baisse les yeux, peu fier de mon action. C’est vrai, quelque part, c’est pas très réglo ; il les a payées, ses frites. Bon, faut pas non plus abuser c’est pas comme si ça coûtait un bras, mais quand même. D’habitude, voler ne me dérange pas et j’embrasse ma cleptomanie plus que je ne la regrette. Mais être pris la main dans le paquet de frites, c’est différent.

La file d’attente avance et, finalement, je parviens devant le comptoir (faisant bien évidemment tout pour éviter le regard de celui qui me juge tout là-bas). Un sourire, un merci, et me voilà reparti avec mon repas. Je prends soin de m’installer tout au bout de l’établissement, caché derrière une ribambelle de piliers, prêt à déguster. Autour de moi, des familles et autres groupes d’amis discutent dans un brouhaha incessant : c’est parfait, je peux manger tranquille, loin des jugements.

— Bon appétiiit, me dis-je à moi-même en ouvrant le paquet de frites - le mien, cette fois.

Je ferme les yeux, profitant ainsi de la première bouchée de mon big mac. De petits sons de satisfaction résonnent dans ma bouche ; je suis présentement heureux. Je ne remarque rien, pas même une quelconque présence.

Tout en mangeant, je saisis mon verre en carton et le porte à ma bouche, en prends une grande gorgée avant de rouvrir les yeux.

Et là, je le vois.
Ma surprise s’exprime d’elle-même.
Je recrache tout jusqu’à l’autre bout de la table, un mélange de coca et de bouts de big mac mâchés. Évidemment, mon crachat atteint celui qui s’est placé en face de moi.

Dans la foulée, j’essaie de m’excuser. Mais bien sûr, la maladresse qui colle à ma peau me fait m’étouffer : mes mots se font ravaler, gênés par des bouts de big mac toujours collés à mes parois buccales.

— Déso-gehaq^f,pqjopge (bruits d’étouffement).

Je manque de mourir, la moitié du restaurant près de moi me regarde et quelqu’un vient même se joindre à nous. Décidément, tout le monde s’invite à ma table aujourd’hui.

— Monsieur, vous allez bien ? me demande-t-il.

Sur le coup, j’ai envie de répondre « bah niquel, j’aime la mort ».
Mais je parviens à calmer ma gorge, reprendre mon souffle et me calmer un peu.

— Oui, merci, ça va mieux, dis-je en saisissant la serviette que l’inconnu me tend.

Ce dernier s’en va dans un sourire, et me laisse seul avec… Ce gars.

— Je suis désolé, vous m’avez surpris. Tenez, je lui tends à mon tour tout mon paquet de serviettes, on se connaît ? Je suis désolé si je ne vous reconnais pas, j’ai une très mauvaise mémoire des visages alors… Si c’est pour le coup de tout à l’heure, j’avais super faim, je recommencerai pas. Vous travaillez ici et vous voulez me faire la morale quant au sujet du vol à la tire, c’est ça ? Oh bah croyez-moi sur parole, j’en ai pas besoin, on me la fait assez souvent comme ça. Et ça marche pas, la preuve. Je me soigne, vous savez ? C’est pas facile tous les jours… m’enfin bon, je suis sûr que vous comprenez, finalement. Pas vrai ?

Nate, tu recommences.

Sérieux, qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu ?
D’abord Mica, maintenant lui. Tout le monde me connaît, je deviens une star, et ça ne me plaît pas du tout. Comment je peux rester discret comme ça ?

Le gars, je lui crache dessus il ne bronche pas, il me suit depuis tout à l’heure sans raison apparente et connaît mon prénom, mon nom de famille, ma tête. D’où, au juste ? Je l’ai jamais vu, moi.

Il ne me parle pas, mais m’écrit. Essaie-t-il d’être discret ?
Dans tous les cas, j’ignore pourquoi mais sa présence me met vraiment, vraiment mal à l’aise. Depuis tout à l’heure, il me fixe comme s’il me connaissait.

Mon sourire tombe. Mon expression se noircit.
Depuis ma rencontre avec Mica, je suis… plus sûr de rien. Perturbé, parano, confus.
Apparemment, ma vie serait « mal partie » puisque je finis souvent au commissariat. Et s’il était flic ?

— Tu es Nate Delaney ? Lis-je à haute voix, une expression confuse sur le visage. Je… ne comprends pas. Qui es-tu ? Et pourquoi tu recherches… ce gars ?

Encore un peu de discrétion, on ne sait jamais.
Qui plus est, si un flic était à tes trousses, il te suffirait de courir. Et vite.

S’il était flic, il te répondrait, non ? Ou au moins, s’il se trouve être muet, vu sa petite feuille et son crayon, il t’aurait posé des questions un minimum ?

Quelque chose fait tilt dans ta tête.
Et soudain, tu te rappelles que désormais, tu es potentiellement en danger de mort. Étrangement, ça t’étais sorti de la tête - après tout, qui s’habituerait si vite à se dire “attention, ce mec veut peut-être me buter” ?

Ton cœur ne fait qu’un bond lorsque tu te rappelles du visage de Mica, dans ce café, il y a quelques jours. Et son avertissement. Si tu n’avais pas pensé à ses mots, et à ta vie mal partie, tu aurais peut-être condamné tout ton… cercle. Bien que tu préfères parler de groupe de super-héros.

Il avait donc raison. N’importe qui. Même dans un McDonald’s, ça rigole pas là. Tout ça pour un nom. Soudainement, tu as l’impression que tout le monde te veut du mal. Et tu gères mal la paranoïa. Ton ventre se noue, ta faim s’estompe - et ça, c’est pas normal. Ta faim ne s’estompe jamais.

Il faut croire que ton instinct de survie a parlé de lui-même. Toi qui n’avait jamais menti à personne, tu t’es finalement retrouvé à devoir passer par là. Tu n’as pas aimé le goût amer que ce mensonge a laissé dans ta bouche, mais tu es plutôt heureux de ne pas avoir découvert la raison de sa venue.

Peut-être avait-il tout simplement un job pour toi et ton appareil photo.
Le doute s’immisce dans ton esprit et ta curiosité maladive reprend le pas sur la raison. Et alors qu’il se lève tranquillement, tu te surprends à avoir envie de le retenir - lui demander pourquoi, comment, son prénom, son âge, tant de choses qui piquent cette curiosité infernale.

C’était quoi tout ça, au juste ?
Tu n’y comprends plus rien. Tu laisses ton paquet de frites retomber sur le plateau tandis que l’inconnu s’éloigne. Tu fixes le vide en face de toi.

Une expression que ton visage arbore pour la toute première fois.
Rien.