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Parle-moi ✍︎ Andrea
Andrea, elle, n'est pas loin. Elle reste à l'intérieur, quelque part dans une salle du rez-de-chaussée dont on a fermé les volets pour conserver la fraîcheur. Moi je travaille dans le jardin, qui n'en a que le nom: friche serait un terme plus approprié. C'est un beau terrain, grand, boisé, à l'écart de la route mais l'herbe, à certains endroits, monte jusqu'à ma taille.
En soit, c'est pas vilain: j'aime assez cet aspect champêtre. Mais maintenant que Mica m'accueille à mon tour, je me sens redevable. Je suis pas le plus costaud, mais le ménage et le jardinage, j'en connais un rayon. J'ai déjà consacré quelques heures dans la semaine à retirer les branchages, les pierres, quelques ordures que le vent a amené là. Ce matin, après qu'Andrea se soit levée et avant qu'il ne fasse trop chaud, j'ai passé la tondeuse et maintenant, armé d'une cisaille qui ne m'inspire aucune confiance, j'essaye de redonner aux buissons des formes un peu plus régulières. Tout ça pourrait sembler un peu absurde et superflu mais…
Il me faut quelque chose pour me changer les idées, du travail manuel pour éviter de penser, penser à la frustration de ne plus pouvoir peindre comme avant, à ce monde en nuances de gris où je suis prisonnier et qui me déprime. Ne pas penser au cercle. Ne pas penser à Andrea, à la grossesse d'Andrea, au stress aux migraines aux nausées à la fatigue et à…
(Kees? C'est Luciano. Dis, on devait s'appeler avec Andrea hier, elle a dû oublier…)
(Salut Kees, c'est Luciano, encore. Tu peux demander à Andrea de me rappeler s'il-te-plaît? )
(Kees. Est-ce qu'Andrea va bien?)
Est-ce qu'Andrea va bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien? bien?
Malgré la proximité de la forêt, il fait une chaleur suffocante aujourd'hui. L'air lui-même est comme engourdi, trop abruti de soleil pour faire souffler la moindre brise.
Une fatigue comme un poison me remplace le sang.
fait la cisaille en se plantant dans la terre assoiffée.
J'ai le nez dans l'herbe folle.
La soleil brille, impitoyable.
Un vertige? Une insolation? Cette fatigue-là… elle n'est pas entièrement la mienne.
(a n d r e a ?)
Je me relève avec tout le poids du ciel chauffé à blanc sur mes épaules. La maison m'accueille dans son obscurité verte.
(A N D R E A !)
Je suis à bout de souffle en arrivant dans le salon.
– Andrea. Meermin.
Les mots me manquent.
Re: Parle-moi ✍︎ Andrea
terre promise
Recroquevillée sur un fauteuil, près de la fenêtre, j'observes l'extérieur sans le voir à travers les persiennes. Ce monde est un monde qui ne m'appartient plus. Ce monde est un monde hostile. Ce monde cherchera à t'arracher à moi. Ce monde aura raison de nous. Je veux caresser tes cheveux et faire taire tes cauchemars, je veux voir tes yeux endormis et soigner tes premières peines. Mais tout cela n'arrivera jamais. Tout cela n'arrivera jamais.
J'ai vu des visions de terre submergée par l'eau sombre et des visions de terre ravagée par le jour éternel. J'ai vu la nuit ne jamais tomber puis l'obscurité ne jamais nous quitter. J'ai vu ton premier souffle, infini. Tu me survivras, Felix, tu n'as pas le choix. Ta seule mission, celle dont je t'incombe, celle pour laquelle je prie, tous les matins, tous les soirs, toutes les heures, tous les jours, toutes les semaines, mains posées contre toi, contre mon ventre arrondi déformé douloureux lourd affreux berceau de vie :
survis mon trésor
quoi qu'il en coûte
survis à la fin du monde
Kees ! Depuis quand Papa est-il arrivé ? Je ne l'ai pas entendu, je n'entends plus rien d'autre que les pensées parasites qui me traversent de temps à autre. Je lui souris, j'essaye de faire bonne figure, et me recroqueville un peu, rien qu'un peu. Pourquoi l'eau me terrifie tant, Felix ? Pourquoi ai-je si peur qu'il nous emporte avec lui. Qu'est-ce qui se cache, au fond de l'eau, qu'est-ce qui se cache, au fond de Papa ? Je ne veux pas y penser.
Tu as terminé avec le jardin ? Il sait qu'il n'obtiendra rien de moi, je n'ai jamais rien dit, je ne dirai jamais rien. Je suis désolée, chéri, tu n'auras rien de plus.
Des visions d'apocalypse grondent et m'attendent aux limites de mon champ de vision, je préfère les ignorer.
Tu as l'air d'avoir chaud, tu veux te poser à côté du ventilateur quelques instants ?
Re: Parle-moi ✍︎ Andrea
Elle ne me dira rien.
Elle parle, elle parle, elle parle pour ne rien dire, pour gagner du temps. Elle garde mes questions au large, elle a éteint le phare, elle ne me laissera pas aborder le sujet. Les mains sur le ventre comme pour protéger notre enfant – le protéger de qui? Le protéger de moi?
Je la dévisage comme une inconnue.
Je t'aime, Andrea. Tu es ce que j'ai de plus précieux au monde. Je donnerai ma vie pour toi, je donnerai mon cercle pour toi, je décrocherai toutes les étoiles du ciel pour en orner ton cou. Et dans cet instant précis, je te hais et ne te connais plus. Tes mots sont ceux d'une sirène qui cherche à me faire naufrager pour garder ton île en sécurité. Une île au nom de notre enfant, à l'abri dans l'océan que tu berces entre tes flancs.
Mais l'eau est mon domaine, Andrea.
(La pensée affreuse m'effleure que je pourrais l'arracher de toi.)
À ta question je réponds par un hochement de tête. Le ventilateur ronronne avec docilité, fait onduler nos cheveux par intermittence. De qui Félix héritera-t-il? De ta noirceur italienne, de ma blondeur nordique? Et la forme de son visage, et la couleur de ses yeux? Ma mâchoire est douloureuse.
– Je ne te forcerai pas à me dire ce que tu me caches, Andrea. Mais par pitié, épargne-moi ce cinéma.
Respecte-moi, Andrea. J'ai pu être un imbécile, mais je ne suis pas un idiot.