Breathe
Tu galopes dans les rues mal famées que tu connais trop bien à présent, en te disant que tu es sacrément en retard ! Bon, en vérité... Tu n'as pas vraiment d'horaire aujourd'hui, mais tu ne veux surtout pas manquer la séance de cinéma avec Ara et Lynx aussi il faut que tu fasses vite. Tu t'es promis qu'aujourd'hui tu ramenerais toutes les pertes du taff à la gentille Maman que tu viens aider régulièrement. Tu te dis que sûrement que Cora fera la tête en te voyant encore une fois, mais peut-être que Mollie et Zephyr apprécieront de manger tout un tas de pâtisserie ce soir. Tu piétines sur place dans le bus, agaçant sûrement au moins une ou deux personnes qui cherchent juste à rentrer tranquillement chez eux après une journée de travail éreintante. Tu aurais pu venir demain matin, sûrement, mais tu as décidé que maintenant c'était bien. Et puis, ce n'est pas un si grand détour - si, bien sûr que si.
Te voilà à tambouriner à la porte de l'appartement après avoir profité de ton double des clefs de l'entrée et tu piétines encore sur place. Tu es content. Tu ne saurais dire vraiment pourquoi, mais tu l'es, c'est comme ça. Tu espère tellement que ton attention ravira le cœur et l'estomac que pendant quelques instants, tu ignores les vibrations de ton portable dans ta poche. Sûrement qu'Ara et Lynx se demandent ce que tu fous encore, mais tant pis, si tu rates cinq minutes de la séance ce ne sera pas si grave.
Tu demandes, finalement, avant de réaliser qu'elle n'est peut-être pas rentrée et que les petits sont peut-être ailleurs, alors te voilà en train de dévaler les escaliers dans l'autre sens, prêt à te rendre jusqu'au mini-market pour lui donner le panier. Cette fois c'est sûr, tu vas rater un bout du film.
♡
19h15. Toujours personne. Il se moque de toi ? Comme si t’avais que ça à faire que d’attendre cet abruti. Il est pas connu pour sa ponctualité certes. Et tu pourrais te plaindre oui. Ça changerait rien. T’es même pas certaine qu’il ait plus de vingt ans ce gars. Probablement qu’il ne comprend pas l’importance d’être à l’heure. Ou alors, il est juste paresseux. Honnêtement, ça revient un peu au même pour toi. Tu dois encore attendre trois minutes avant qu’il ne daigne se montrer, les mains dans les poches sans s’excuser de rien. Il prend son poste, t’adressant à peine des salutations. Tu sers les mâchoires pour t’empêcher de l’insulter dans toutes les langues que tu connais. C'est-à-dire une seule. Peu importe. Il est là maintenant, ce n’est plus ton problème, tu peux juste partir.
Cora t’as envoyé un message. Molly et Zephyr sont avec elles, chez son amie. La situation l’agace, tu le sens dans son message. Et tu la comprends. Toi aussi, tu es l’aînée. Toi aussi, tu as dû t’occuper de tes petits frères et sœurs. Mais la différence, c’est qu’elle, elle a une mère présente. Sur le chemin du retour, tu passes les chercher. T’as pas vraiment le temps de discuter avec les parents que ta grande te met dehors. Alors vous voilà à rentrer à pieds, tous les trois, sous l’air chaud d’un soir d’été. En bas de l’immeuble se dessine une silhouette que tu crois reconnaître. « Liseron ? » Demandes-tu. Mince. Qu’est-ce qu’il fait là ? Est-ce que tu l’as oublié ? « Tu devais aider les enfants aujourd’hui ? Je suis navrée ! Ça m’est complètement sorti de la tête ! » Tu te confonds en excuse, persuadée d’être fautive dans cette situation.
Breathe
Lorsqu'ils apparaissent, au coin de la rue, tu clignes des yeux. C'est ta chance ! Tu es tout sourire, évidemment, tu es sincèrement heureux de les voir tous les trois. Il n'y a pas Cora, peut-être chez une amie ? Machinalement, tu approches pour poser tes mains sur les petites têtes de Zephyr et Molly, pour caresser leurs cheveux, maintenant ton sac sur son épaule.
Un petit sourire alors que tu relâches les enfants pour extirper le panier de victuailles de ton sac et le tendre à la jeune mère. L'affection que tu as pour cette dame est sans limite. C'est fou comme elle ne te fait pas du tout penser à Maman, et pourtant tu te dis qu'elle aurait pu être comme ça, si elle avait quitté le village, si elle avait dû se dépêtrer avec la vie urbaine. L'idée t'angoisse un peu, mais tu sais qu'elle et Lia sont en sécurité à Ameratu.
Tu désignes l'une des petites pâtisseries, soigneusement emballée par tes bons soins pour qu'elles ne s'écrasent pas et ne se touchent pas - tu n'es pas au courant de toutes leurs éventuelles allergies.
Tu demandes, plus bas, inquiet soudainement. Est-ce que les choses ne vont pas bien au travail ? Tu as cru comprendre que Charlotte travaillait beaucoup, les enfants en ont parlé, et ça t'inquiète même si tu comprends. La pauvre ne doit pas avoir un moment pour se reposer.
♡
Ta main libre ébouriffe les cheveux d’une petite fille trépignante. Il la connaît par cœur Molly. Et ces muffins, ce sont ses préférés. Alors forcément, elle ne tient pas en place. « Zephyr, chéri, tu rentres avec ta sœur ok ? Tiens, prends donc le panier. » Alors il le prend. Les deux enfants remercient Liseron mille fois à leurs tours et puis ils s’éloignent jusque dans l’immeuble que vous habitez. Tu laisses retomber toutes ces tensions que tu accumules. Ces faux-semblants et ce masque de sourires que tu mets pour ne pas faire paniquer les petits. « Ça va… C’est un peu compliqué le travail en ce moment. Je fais des horaires un peu compliqués mais je n’ai pas vraiment le choix si je veux garder mon travail et pouvoir payer le loyer. Et puis Cora est toujours aussi difficile, pour changer. » Tu balances tout, comme pour te libérer d’un poids. Un poids qui reste pourtant sur tes épaules. « Et toi alors ? Comment tu vas ? Tu veux monter boire quelque chose ? » Pas que tu aies grand chose à lui proposer. Une bière qui traîne peut-être. Sinon, de l’eau et de la grenadine ? « Par contre… Par pitié Liseron arrête de me vouvoyer, j’suis pas si vieille que ça encore ! »
Breathe
Tu regardes les enfants partir, les suit des yeux. Ils ne sont qu'à quelques mètres de leur maison, et pourtant tu as ce réflexe stupide de vérifier s'il n'y a pas de voiture, si tout se passe bien. Lorsqu'ils disparaissent dans le hall de l'immeuble, tu soupires finalement, et sans doute que Charlotte en fait de même pour se décharger ainsi. Tu reposes tes yeux sur elle et l'écoute patiemment, hochant la tête doucement. Tu aimerais tellement faire plus, c'est une personne que tu admires beaucoup, forte et déterminée, solide et tendre. Tu aspires à devenir comme elle, finalement. Enfin, tu sais que même si tu pouvais faire plus, elle ne te laisserait pas faire, aussi tu contournes les interdits à ta façon, avec des cadeaux, par exemple.
Elle te coupe presque aussitôt pour te sommer de ne pas la vouvoyer et tu te sens stupide d'avoir commencé ta phrase ainsi, mais tu as tellement l'habitude que tu ne fais plus attention. Tu baisses les yeux, te plie en deux pour t'excuser - ce qui doit paraître un poil excessif, finalement - avant de lui sourire.
Ouais, tu te souviens sans mal d'être rentré éclaté à la maison, dans la semaine, et d'avoir demandé à Ara "et avec cela monsieur ?" alors qu'il te demandait de lui passer un truc à table. Tu te souviens distinctement du fou rire de Lynx, qui résonne encore dans tes oreilles. La pensée t'arrache un sourire amusé.
Tu ne sais même pas pourquoi tu dis ça, aussitôt prononcé tu mimes une bouille désolée, évidemment que non ce n'est pas négociable, malgré un travail aux Clématis tu sais bien que rien n'est négociable dans ce genre de boulots.
Tu veux vraiment juste le meilleur pour elle, même si tu sais que c'est loin de chez elle, peut-être que le salaire serait meilleur ? Allez savoir.
Tu réalises que tu as éludé la question sur le fait de monter boire quelque chose, tu jettes un coup d'oeil à ton téléphone, malgré une quantité de messages inquiétante de la part de Lynx mais surtout d'Ara, tu supposes que tu as bien cinq ou dix minutes à lui accorder.
♡
Tes yeux se plissent, tu cherches à savoir s’il pose sérieusement la question. « C’est déjà un miracle qu’ils m’aient embauchée ! Parce que tu comprends, une mère célibataire, c’est imprévisible. À tout moment, on peut m'appeler pour venir chercher l’un des mômes malades. J’te jure… » Tu ponctues ta phrase d’un long soupir. Tout pour le fric et rien pour le personnel. Il y en a des choses à réformer dans cette entreprise. Comme dans beaucoup finalement. Liseron te prend un peu au dépourvu avec sa proposition. Chercher autre chose ? Tu n’y as jamais trop pensé. Tu te considères déjà chanceuse d’avoir un job. « Je n’ai jamais vraiment réfléchi à changer de taff. Je n’ai aucun diplôme, aucune qualification alors je ne sais pas si ça pourrait convenir… Il faut que je me penche sur le sujet. Mais peut-être que je ne risquerai rien à tenter ? » Tu déblatères tes pensées, faisant abstraction du reste du monde pendant quelques secondes avant de revenir à la réalité, et surtout à la conversation. « Merci beaucoup Liseron en tout cas, c’est très gentil de ta part. »
« À la bonne heure ! » T’exclames-tu alors qu’il accepte de monter chez toi. Tu l’attrapes bras dessus bras dessous et l’emmène jusqu’à l’immeuble. « Comment ça ta faute ? N’importe quoi. C’est à lui d’apprendre à ne pas abuser. Les patrons savent que c’est compliqué de leur dire non. Alors ils en profitent. Si tu veux, je vais lui en toucher deux mots moi ! Pourquoi il t’embête ? Raconte-moi tout. » 3ème étage, première porte à gauche. Un calme olympien dans l’appartement. Et les monstres scotchés devant la télé, à se goinfrer de muffins. « Je crois qu’ils aiment ton cadeau. » Murmures-tu à Liseron, lui adressant un doux sourire.
Breathe
Elle ne semble pas tellement motivée à poser un CV au Planetbucks et tu supposes sans doute justement que ça n'a rien à voir avec toi, ni avec le travail en lui-même. Tu supposes que quand ça fait un moment qu'on est dans un poste, et qu'on a l'impression que personne ailleurs n'aurait pu nous donner cette chance, on finit par abandonner l'idée d'avoir une autre chance. Ça te rend un peu triste, en soi, tu ne sais pas si tu deviendras comme ça, avec le temps. Entre nous, de base tu ne te voyais pas tellement tenir le poste pendant un an, et pourtant tu ne savais pas plus ce que tu allais faire l'année prochaine, et tu avais raté les inscriptions à la fac. Bon sang, quel enfer.
Vous êtes en train de monter tranquillement quand tu demandes quel âge a Charlotte en vérité. Il te semble qu'elle fait plus jeune qu'elle ne l'est vraiment, et pourtant tu te dis qu'elle doit avoir une petite trentaine, trente-cinq peut-être ? Tu n'en sais trop rien. Enfin, lorsqu'elle te demande de raconter ce qu'il se passe avec le patron, tu finis par juste virer à l'écarlate. Cet appartement est un peu comme une deuxième maison, mais t'ouvrir sur tes petits ennuis n'est pas quelque chose qui te plait beaucoup. Chez toi ou ailleurs.
Tu soupires, le cœur un peu lourd, avant de détourner les yeux quelques instants, le temps de te remettre de ça, puis de te remettre à sourire, ton sourire habituel, finalement très sincère.
♡
En montant les étages, le jeune homme t’explique brièvement sa situation. Tes yeux roulent et tu soupires. Franchement ces patrons, tous les mêmes. Aucune considération pour l’employé et tout pour le business. « Si tu as vraiment le choix, prends le temps d’y réfléchir. Est-ce que c’est vraiment de l’argent dont tu as besoin ou est-ce que tu peux te permettre de t’en passer ? Tu sais, c’est important d’avoir du temps pour soi. Travailler en permanence, ça rend cinglé. » Ce n’est pas à toi de lui dire ce qu’il doit faire ou non. Tu ne connais pas sa situation financière après tout. Et puis tu n’es pas sa mère. Tout ce que tu peux faire c’est l’amener à se questionner. À s’interroger sur ce que lui veut véritablement faire. Si tant est qu’il ait vraiment le choix.
Devant leur dessin animé, Zephyr et Molly se goinfrent de muffins et ça t’arrache un rire moqueur. « Oh ne t’en fais pas ! Je ne les laisserai pas tout manger ! » Déjà que là, ils risquent d’être surexcités par la dose de sucre ingurgitée. La petite dernière surtout qui a tendance à se transformer en pile électrique. Tu balances ton sac sur la table de la cuisine et ouvre le frigo. « Mmh.. Il me reste une bière si tu veux. Sinon j’ai du sirop de grenadine.. Désolée j’avais pas vraiment prévu et je dois retourner en courses bientôt. »
Breathe
Tu hoches doucement la tête lorsqu'elle te remercie pour la proposition, l'opportunité, et pendant quelques instants tu te mets simplement à écouter Charlotte. Cette jeune femme est de bon conseils, et tu es un garçon attentif, qui prend ses inspirations de tous ceux qui l'entourent. Et, il se trouve que tout ceux qui t'entourent te disent la même chose : méfie toi de ton patron, lâche du lest.
Les enfants ne mangeront pas tout. Tu jettes machinalement un regard aux deux plus jeunes, scotchés devant la télévision, et ils ne sont pas sans te rappeler Lynx et Ara. Vraiment, ces deux-là devaient être exactement pareil lorsqu'ils étaient enfants. Et encore, c'est vite dit, parce qu'ils étaient encore comme ça, en étant adultes. C'était amusant de voir que généralement, lorsque Lynx arrivait enfin à arrêter de bouger et se poser quelque part, elle se calait dans les bras d'Ara. N'importe qui aurait sans doute cramé ce qui se passait un peu, entre vous trois, mais toi tu étais sans doute un peu aveugle, désensibilisé par l'idée d'être ensemble, d'être tactile, présent, tendre les uns avec les autres.
Tu adorais faire les courses, pour une raison somme toute obscure, finalement, mais surtout tu adorais aider. Et même si tu ne lui aurais pas fait l'affront de lui payer ses courses - elle aurait très probablement détesté ça - tu aurais bien voulu l'accompagner et l'aider à porter, comme tu faisais pour ta mère lorsque tu rentrais à Ameratu. Ta mère et ta sœur te manquaient plus que tout, plus les années passaient et moins l'optique de rentrer se faisait claire dans ton esprit. Il était hors de question pour toi de quitter Lynx et Ara, et il était hors de question pour ta sœur et ta mère de quitter Ameratu.
Une vibration dans ta poche te fit enfin froncer les sourcils alors que tu extirpais ton téléphone pour checker l'heure. Quatre appels en absence et une quinzaine de messages. Bon sang Liseron, on allait te taper sur les doigts.
Tu affiches une bouille désolée à Charlotte, probablement que tu aimerais passer un peu plus de temps en sa présence, finalement.
♡
Fredonnant l’une des musiques que tu connais par cœur, tu attrapes deux verres. Un pour Liseron. Un pour toi. « Merci Liseron ! Ce serait avec plaisir. Je t’avoue qu’à force de travailler dans un supermarché, j’ai du mal à passer du temps en plus à faire les courses. Et avec les enfants, c’est un calvaire. Ah je les aime hein ! Tu le sais bien. Mais Cora qui traîne les pieds, Zephyr qui réclame tout et son contraire pour une raison inconnue et Molly qui veut encore monter dans le caddie à huit ans… C’est… Compliqué… » Ils sont adorables tes enfants. Mais ils restent des enfants. Ils font des crises, testent ta patience. Ils veulent voir jusqu’où ils peuvent aller avant que ce ne soit trop. Ils se développent, grandissent, apprennent.
Tu ne sais vraiment pas ce que tu ferais sans Liseron. Sans Maggie. Sans tous ces gens qui entourent ta famille. Qui la protègent dans un sens. Qui colmatent tes failles. Ils te complètent et permettent à tes enfants de grandir, de s’accomplir et de ne manquer de rien malgré l’absence de leur père. Ils te rendent service sans poser de questions. Tu as une confiance aveugle sans ces deux magnifiques personnes. Un sourire empli de douceur étire tes lèvres quand tu y penses et ton cœur se réchauffe d’amour et de joie. Un sourire bien vite effacé par les vibrations du téléphone du jeune homme qui te tirent de tes pensées. À la hâte, tu remplis les deux verres et lui en tends un. « Ah oui ! Ne sois pas en retard ! Je n’ai pas envie que tu loupes quoi que ce soit à cause de moi ! Et encore moins que tu te fasses gronder… » Tu ne connais pas aussi bien ses colocataires que tu ne le connais lui. Tout ce que tu sais c’est qu’ils ont l’air de bien s’entendre. C’est ce qui compte pour toi, que Liseron soit heureux dans sa vie. Et tu espères sincèrement qu’il l’est. « En tout cas, tu sais que tu es la bienvenue ici quand tu veux. Que tu gardes les petits ou non c’est toujours un plaisir de te recevoir ! »
Breathe
Tu trépignes sur place, parce que tu veux partir retrouver les autres, mais tu veux rester aussi. Charlotte est de bonne compagnie, peut-être même qu'elle te fait un peu penser à Maman, et que Maman te manque tellement. Alors, tu descends ton verre d'eau à la vitesse de l'éclair avant de relever les yeux vers la jolie dame. Elle a accepté la proposition des courses, et tu tapotes l'écran de ton téléphone éteint avec intérêt.
Tu hoche la tête vivement, en lui intiment qu'elle ne pourra pas savoir avant que vous faisiez les courses ensemble, évidemment. Et puis, finalement, tu te relèves à la hâte, attrape ton verre pour aller le mettre dans l'évier parce que tu sais te tenir, quand même, et t'approcher de la porte pour remettre tes chaussures rapidement et faire solidement tes lacets - il va sûrement falloir que tu traces jusqu'au cinéma.
Tu entrouvres la porte et la gratifie d'un dernier sourire plein de joie.
Et, rouge de honte tu fermes la porte et dévale les escaliers. Oh bon sang, c'est pas passé loin.