Bip. Bip. Bip. Le son répétitif des articles que tu scannes depuis le début de la matinée disparaît brusquement quand, à l’entrée, s’élève un brouhaha. La main posée sur une brique de jus d’orange, tu te retournes pour voir ce qu’il se passe. Ça te vaut d’ailleurs un soupir exaspéré de ta cliente. Hé ouais Karen, y a des trucs plus importants que ta bouteille pleine de sucre. Vous êtes pas beaucoup à travailler aujourd’hui. Pas que ça change de d’habitude finalement. Il y a un mec en rayon et une petite stagiaire à l'accueil. Tu l’aimes bien, la gosse. Elle est à peine plus vieille que Cora. C’est certainement pas le couteau le plus affûté du tiroir, mais elle est gentille. Tu t’excuses auprès de Karen. Elle grogne et demande le manager. Tu t’en fous. Tu l’écoutes déjà plus alors qu’elle s'égosille derrière toi.

« Bonjour, je peux vous aider ? » Que tu lances en arrivant à hauteur de la stagiaire et de cet homme qui vient foutre le bordel dans le magasin. C’est quoi cette fois-ci ? Une viande périmée ? Une brioche pourrie ? Un dentifrice au goût dégueulasse peut-être ? Ah non. Un braquage. Encore un. Le troisième déjà depuis que tu bosses là. Putain. Tu comprends mieux pourquoi elle a l’air si paniquée, la gamine. Tu sais pas si Karen a vu ce qu’il se passait clairement, mais en tout cas elle a arrêté de brailler. D’ailleurs, le reste du magasin est un peu en stand-by. Comme si on l’avait mis sur pause. C’est presque le quotidien pourtant. Vive les CDC. Vive le mini-market. Vive les flingues factices - ou non - qu’on te pointe sur la tempe. Tu ne saurais pas dire quel âge il a cet homme. Parce qu’en fait, tu ne vois pas son visage. Cagoulé mais mains tremblantes. Serait-ce de la peur ? Ou bien de la colère peut-être ? Du stress ? Une émotion forte en tout cas. Un truc sur lequel tu crois pouvoir avoir une emprise mais en même temps, t’es pas vraiment sûre.

D’un signe de la tête, il te désigne les caisses. Il sait pas parler ? Il est muet peut-être. Peu importe. Si tout est fait dans le calme ça ira. Si personne ne fait d’esclandres, il n’y aura pas de blessés. Et pourtant la jeune femme profondément pacifiste que tu es a envie de riposter, de lui cracher au visage, de lui dire d’aller se faire voir, qu’ici c’est pas une banque, pis qu’il fait même pas peur d’abord. Il y a cette colère, cette rage en toi, qui monte de jour en jour. T’es à deux doigts d’avoir envie de te bagarrer. Mais à deux doigts seulement parce que la violence c’est pas super non plus. « P’tain on devrait avoir une prime de risque pour bosser là. » que tu baragouines en remplissant son sac du peu de cash qu’il y a encore dans les caisses.

Tu devrais avoir peur. Tes mains devraient trembler. Mais non. Tu ne ressens rien d’autre qu’une profonde colère. Un sentiment d’exaspération intense. Une coquille vide de tout, mais pleine de rage. Machinalement, tu remplis son sac des billets qui trainent dans les caisses. Tu commences à connaître la chanson maintenant. Une chanson que tu éviteras de raconter à tes enfants. Les deux premières fois ont déjà suffit à terroriser les gosses. S’ils apprennent que tu t’es encore fait braquer, ils te supplieront de quitter ce job. Et toi, tu diras oui, parce que tu ne peux pas résister à leurs grands yeux tristes. Le problème c’est que tu en as besoin de ce taff. Sans lui, tu ne peux payer ni la nourriture, ni le loyer. Finalement deux choses assez essentielles.

Ta main s’arrête sur une liasse alors que tu entends un client élever la voix. Pourquoi est-ce qu’il a ouvert sa bouche ? Même toi tu ne le fais pas. Pourtant t’es la pire des pipelettes. Mais tu as un minimum d’instinct de survie. Un peu de jugeote. Assez du moins pour ne pas énerver avec une arme potentiellement réelle et létale. Arme que l’homme pointe sur le client avant de lui hurler de la fermer. Des frissons parcourent ton échine. Tu n’avais pas peur, juste avant. Et maintenant, t’es terrorisée. T’as peur de ce qu’il pourrait lui faire. C’est de sa faute pourtant, il s’est mis dans la sauce tout seul. « Sinon quoi ?! C’est un gringalet comme toi qui va me faire “déguerpir” ?! Ferme la et m’fais pas perdre mon temps. » Qu’il balance. Tes mains sont devenues tremblantes. Tes paumes sont moites. Ton cœur  pulsent dans ta poitrine. C’est l’adrénaline. Tu racles ta gorge. Il se tourne vers toi. À ton grand regret, ses yeux sont cachés derrière d'épaisses lunettes de soleil. Si bien qu’il t’es impossible d’utiliser ton pouvoir. À supposer que tu en aies vraiment un. Tu aurais juste voulu tester. Tu fermes son sac noir désormais remplit d’argent et le lui tend, persuadée qu’il s’en ira ainsi. Mais non. Il ne part pas. Il ne part pas et surtout, il reste focalisé sur ce client. « Vide tes poches. » Lui ordonne-t-il. Merde. Qu’est-ce que tu dois faire ? Qu’est-ce que tu peux faire ? T’es flippée, tétanisée même. Le client c’est qu’un gamin. Il ne doit pas être beaucoup plus jeune que ta sœur Beth. Et si c’était elle à sa place, t’aimerais que quelqu’un intervienne. Qu’on l’aide. « Je t’ai donné ce que tu voulais, pars maintenant. » Tu balances ça, une boule dans la gorge, avec toute la confiance que tu as réussi à rassembler.

HRP:

Panique. Il n’y a pas vraiment d’autres mots pour décrire la situation. Tu paniques. Ce gamin téméraire panique. La stagiaire et le reste des personnes présentes dans ce magasin aussi. L’adrénaline fait battre ton coeur à un rythme affolé. Il tape si fort que tu as l’impression qu’il va sortir de ta poitrine. La voix du jeune client s’élève à nouveau et ton inquiétude grimpe en flèche. L’homme encagoulé pointe son arme à feu sur lui. Et lui, il éclate en sanglots. Des pleurs qui te tordent le ventre. Tu ne peux pas l’aider, pas dans ton état. Tu dois te calmer avant toute chose. Inspire. Expire. Recommence. Juste quelques secondes. Juste le temps de faire baisser ton rythme cardiaque. D’essayer au moins.

« Ça suffit… » Tu murmures faiblement. Mais il continue à s’en prendre au gamin. Il se moque de lui. De ses émotions. De  ses larmes. Tu ne peux pas entendre ça. Tu ne veux pas. Ça n’a rien à voir avec la force. Tu passes par dessus le comptoir, la colère prenant le pas sur la peur. Entre l’agressé et l’agresseur. Tu n’as pas réfléchi, tu aurais dû peut-être. C’est lui qui mène la danse, c’est lui qui a une arme. « Tu oses parler de force ? Toi ? Tu te caches derrière ton joujou alors que lui t’as tenu tête sans en avoir. Il est bien plus courageux que tu ne le seras jamais. Avoir des émotions, pleurer, c’est pas être faible, c’est être normal, être humain. Par contre, ce que tu fais c’est l’être. Prends le sac et vas-t-en. » Ton regard soutient le sien. Enfin tu crois, tu n’es pas capable de voir ses yeux. À l’instant T, ton cerveau s’est mis en off. Tu as arrêté de réfléchir. Tes émotions ont pris le pas sur ta réflexion comme c’est bien trop souvent le cas. Et, bien évidemment, l’homme n’est pas content. Tu aurais pu le prévoir avec un peu de jugeote. Tu viens de l’insulter devant tout le monde. Pourtant, tu te tiens droite, fière. Qui est l’imprudent maintenant ? La téméraire ? L’imbécile ? Il n’avait sans doute pas prévu que qui que ce soit lui parle ainsi. C’est légèrement abasourdi qu’il te demande de répéter. Et à ton tour, tu n’as pas le temps de rétorquer que c’est le plus jeune qui reprend la parole. Un ping pong verbal infini et dangereux.

Ton regard se baisse sur l’arme à feu et un détail attire ton attention. Ce logo, tu l’as déjà vu. Tes sourcils se froncent un peu. Est-ce que… ? Tu te retournes vers le jeune client en pleurs et lui adresse un sourire se voulant doux et réconfortant. « Ça va aller. » Dis-tu dans un murmure qu’il serait seul à pouvoir entendre. Ton attention reportée sur le braqueur, tu avances d’un pas vers lui. « Tu veux te la jouer gros dur mais t’es pas si effrayant que ça finalement. » Un pas de plus. « T’es aussi flippé que nous toustes. N’est-ce pas ? » Encore un. « La différence c’est que nous, on a le courage d’affronter nos peurs. » Le dernier. L’arme appuyée contre ta poitrine. « Tu me tueras pas avec ça. Me blesser un peu, à la limite ouais. Me tuer nan. » Il grogne de mécontentement. T’as compris et ça le frustre. Son flingue, c’est un faux. C’est la même marque que lors du premier braquage auquel tu as assisté et il s’est avéré qu’une réplique d’airsoft avait été utilisée. Si tu te trompes, tu vas sans doute crever. Mais tu ne te trompes pas. C’est quand tu t’élances pour lui arracher ses lunettes qu’il tire. Une douleur vive se fait ressentir. Une douleur dont tu arrives à peine à faire abstraction quand tu tentes de focaliser ton regard dans le sien. Si t’as bel et bien un pouvoir, c’est maintenant qu’il faut le déclencher. Tu y mets toutes tes forces, toute ton intention. Et dans ses yeux, tu vois un changement, une lueur nouvelle. Il recule d’un pas, pris par des haut-le-cœur incontrôlables. Ça a fonctionné ? Tu as réussi ? Tu ne sais pas si c’est toi ou quelque chose d’autre. Ça t’importe peu, il a baissé sa garde et son attention sur vous. Ça va aller.

Il a mis l’agresseur à terre le gamin. Peut-être qu’à vous deux, vous avez sauvé plusieurs personnes. Tu n’es pas une héroïne. Tu agis pour le bien. C’est tout. Et tu n’as pas peur. En fait, tu ne ressens rien.
Rien.
rien
rienrienrien…
Plus rien. C’est le contre-coup de ce pouvoir, de ce don. Oui, tu influences les émotions des autres. Mais tu supprimes les tiennes par la même occasion. Tu n’es pas heureuse d’avoir arrêté ce type. Tu n’es pas mécontente non plus. Tu n’es que neutralité. Une neutralité froide, déroutante. Quelque chose qui n’est pas toi, qui ne te ressemble pas. Tu n’es même pas en colère contre cet homme. Pas triste pour la blessure, aussi petite soit elle, laissée par la bille de plastique. Rien.

Maintenu au sol, tu en profites pour dégager l’arme factice un peu plus loin et appeler la police. Il est attaché avec des liens de fortune, juste le temps qu’ils arrivent. Juste le temps que tout rentre dans l’ordre. Les clients sont évacués. On demande à toutes et tous de sortir. Et la plupart se pressent à l'extérieur avec un plaisir non dissimulé. Ils ne reviendront plus ici, c’est sûr. Ça veut dire moins de chiffre d'affaires. Ça veut dire coupe budgétaire. Ça veut dire baisse de salaire. Ça veut dire que t’es dans la merde. Dehors, tu interpelles le jeune homme avant qu’il n’ait eu le temps de s’en aller. « Hé ! Merci pour ce que vous avez fait ! Sans vous, je crois que ça se serait passé bien différemment ! » Ton cœur ne ressent rien mais ton corps est encore habitué à certains gestes. Et tu lui souris donc. Un sourire faux. Si faux. Presque mécanique. « Vous allez bien au fait ? Vous n’avez pas été blessé ? » Il y a une part de toi, profonde, profonde, qui veut connaître la réponse. Une part de toi enterrée par l’étoile.

Spoiler: