- Promets-moi que tu ne bouges pas d’ici.
- Je te promets que je ne bouge pas d’ici.
- Jure.
- Mais t’as pas bientôt fini ?
- Jure.
- Mais vas-y, je t’ai dit que je t’attendais ! Plus tu discutes plus tu tardes.
- … ok. Mais tu bouges pas !
- Si tu le redemandes encore une fois, je vais finir par me laisser tenter.
Ces quelques mots eurent sur Hortense l’effet d’un choc électrique, et elle se leva presque d’un bond, attrapa son sac, et se dirigea vers la porte, adressant un dernier regard insistant, qui lui répondit d’un petit geste de la main, un léger sourire sur le visage.
Ce sourire s’effaça un brin quand elle disparu dans la nuit.
Il se retrouvait seul à table, au milieu d’un bar bondé, et il se sentit soudain extrêmement visible. Il n’aimait pas être vu. Il n’aimait pas être seul à cette table, il n’avait pas la confiance nécessaire pour tranquillement boire son verre sans rien faire d’autre.
Hortense serait bientôt de retour, un soucis avec le fils de sa compagne, un aller-retour à l’hôpital, ce serait rapidement fait, c’était la seule à conduire dans le couple, Anabel se chargerait du reste, elle le lui avait aussi promis, elle serait bientôt de retour, et il ne serait plus seul avec son ice tea.
Il regarda le verre vide sur la table.
C’était encore pire sans rien à boire.
Il jeta un œil à droite, à gauche, un regard vers le bar, il y avait justement une petite place, ce serait fait rapidement et il ne se ferait pas engueuler pour avoir abandonné leur table un soir d’affluence.
Il se leva, décida de laisser sa veste sur sa chaise pour marquer la propriété, et se dirigea vers le bar.
Et il attendit.
Et attendit.
Attendit que ça se désemplisse, attendit qu’un des barmen soit un peu moins occupé pour commander un autre ice tea, juste un simple et stupide ice tea.
Comment est-ce qu’il allait bien pouvoir tuer le temps jusqu’à-ce qu’Hortense revienne ?
Il ne sait pas trop ce qu’il fait là.
Même si cela fait plusieurs jours déjà, le choc n’est jamais parti. Faut dire que l’ambiance en ville est tendue, toute la population de Polaris semble sur le qui-vive. Mais Milan ne peut pas partir, ne peut pas fuir. Quelque chose a changé et il faudra forcément y faire face. Entre temps, il faut reprendre un certain quotidien.
Et ce soir, le quotidien se passe dans ce bar pas loin de chez lui.
Milan était installé au bout du comptoir, près du mur, pour ne pas être dérangé. Il a bu deux bières, sa troisième est en cours, écoutant les gens autour parler de ce qui s’est passé dans les derniers jours, partager leurs peurs.
Relevant les yeux, il aperçoit au bar un visage familier, quelqu’un qu’il n’aurait jamais cru croiser dans cet établissement.
Il a quitté sa place à l'écart pour s’approcher de l’homme, prenant appui sur le comptoir juste à côté de lui.
La question est banale, trop banale peut-être.
Sa main tambourine sur le comptoir, il se sent tendu comme rarement il l’a été.
Cette soirée, qui devait juste être calme, qui devait juste être un moment de détente pour les aider à respirer, après les… événements récents, se transformait peu à peu en un petit calvaire personnel.
Quand il n’avait pas besoin de jouer les hommes affables et sympathiques, Nadir n’était jamais très à l’aise, entouré de monde et de bruit.
Loin des tables de jeu et des quelques personnes qu’il considérait comme proches, loin respectivement du théâtre et de la sécurité, un masque tombe et ne reste derrière qu’un type aux portes de l’agoraphobie, qui se concentrait de toutes ses forces sur le verre qu’on était en train de lui servir pour ne pas tout simplement s’enfuir par la porte, abandonnant là sa veste, et la table qu’Hortense et lui avaient récupéré à la sueur de leur front.
Nadir attrape son verre, il voit presque flou tant il se concentre dessus, il s’apprête à retourner à sa table d’un pas automatique, quand il entend son nom, lancé quelque part pas loin de lui.
Ça le surprend tellement que ça lui suffit pour oublier automatiquement son mal-être.
Il tourne la tête, les sourcils arqués d’étonnement, et croise un regard familier.
- Milan ?
Son soulagement est immédiat, et le sourire qui se dessine sincère.
Milan était une des personnes qu’il considérait proches, et il se rendit compte qu’il n’aurait pas pu rêver meilleure compagnie.
Ils se comprenaient en peu de mots, et ça suffisait amplement à Nadir pour qu’il mérite toute son affection.
- Moi aussi, je suis vraiment content de te voir, répondit-il chaleureusement en s'accoudant à nouveau au bar. Ça fait longtemps qu’on s’est pas croisé, hein ? Qu’est-ce que tu deviens ?
Il laissa traîner quelques secondes à sa question, entamant très, très lentement son verre.
Comment est-ce qu’il allait ?
- Heu… Ça va. Ça peut aller. Ça pourrait être pire.
Il croise le regard de Milan, et comprend instinctivement que ça ne suffira pas à le convaincre. Mouais. En même temps, sa réponse ne débordait pas d’enthousiasme.
- Bon, j’exagère. Ça va. Enfin, autant que tout le monde, avec les événements récents, ajouta-t-il sans oser en dire plus. Il ne savait toujours pas ce qu’il s’était passé, de toute façon. Et j’ai fait une rencontre, heu. Vraiment bizarre, récemment. À tel point que je me demande encore si je me suis pas endormi en marchant, tu vois l’idée...
Il prend une nouvelle gorgée, et pose son verre pensivement.
- J’ai une table, juste là, ajouta-t-il en pointant le coin de la salle d’un geste du menton. On s’installe, tu me racontes les dernières nouvelles ?
Milan cale sa bière en quelques gorgées et commande fait signe au barman pour en avoir une quatrième, sa dernière de la soirée sans doute. À la question de son ami, il ne répond que des banalités,
Mais l'attitude de Nadir lui laisse comprendre que des deux, c'est certainement lui qui avait le plus besoin de parler. Et Milan est toujours prêt à l'écouter. À croire qu'ils se sont rencontré là pour une raison.
Milan peine à se remémorer cette soirée, au final. Couché en boule dans la chambre de son frère, à se ressasser des scènes du passé, un mélange de souvenirs et de cauchemars. Les jours qui ont suivi étaient un étrange mélange entre réalité et illusions.
Une petite tape sur dans son dos, il l'accompagne jusqu'à la table.
Milan s'imagine tous les scénarios possibles, et cette rencontre est peut-être finalement pas aussi... extra-ordinaire que Nadir le laissait entendre. Sauf que rien, ces derniers temps, ne semble banal.