Eau prisonnière
éclatera
en larmes amères.


Il est assis sur un banc dans la pénombre bleue, pelotonné dans ce silence propre aux aquariums déserts. Il a choisi une heure creuse pour venir et puis c’est l’été, les écoles sont fermées, on préfère emmener ses enfants à la plage artificielle pour patauger dans de l’eau tiède et manger du sable. Il n’est pas seul cependant, parfois l’écho de quelques pas lui parvient, un murmure, un rire qui résonne étrangement. Son carnet ouvert sur ses genoux, il griffonne à la mine de plomb le tourbillon des poissons, sans enthousiasme. Ses doigts ont du mal à suivre les serpentements de la murène sur laquelle il a jeté son dévolu, le crayon lui échappe, tombe au sol avec un petit bruit sec.
La lumière glauque n’arrange pas sa mine chiffonnée. La fatigue se lit sur les traits de Kees, pourtant il dort bien, mieux que ce à quoi il s’attendait. On le sent… préoccupé, on sent qu’il n’est pas tout à fait là, qu’une partie de ses pensées vagabonde ailleurs, on lui a demandé ce qu’il avait mais comment répondre à cette question? Alors il élude avec un petit rire, prétexte un coup de mou lié à la chaleur, un peu de heimwee, de mal du pays, il dit qu’Andrea lui manque et tout cela est vrai sans être la vérité, parce que la vérité est si incompréhensible que le langage n’a pas pensé à inventer des mots pour la décrire.
Il se lève, il a besoin de marcher. Il ne réalise pas qu’il a oublié son crayon derrière lui, pointé comme une flèche dans sa direction, une boussole qui aurait perdu le Nord.
Ses pas le mènent à un bassin d’eau saumâtre, ouvert, peu profond, où planent des raies. Un panneau pédagogique invite les visiteurs à plonger la main dans l’eau pour les caresser; Kees sourit, amusé, et s’exécute. Aussitôt, une raie curieuse vient à la rencontre de sa paume, mais c’est à peine s’il fait attention à cette expérience qui en temps normal l’aurait émerveillé: c’est le contact de l’eau qui accapare toute son attention. Depuis son entrée dans l’aquarium il ressent sa présence, son volume, sa masse, sa puissance contenue par les vitres épaisses, canalisée par tout un réseau de pompes et de tuyaux. Elle chante, elle fredonne, elle murmure et elle vibre; il apprend à déchiffrer cette langue secrète après des années de surdité, à la comprendre et à y répondre, ses doigts envahis de picotements. Il enfonce un peu plus sa main dans le bassin, ferme les yeux, son esprit s’y dilue. C’est la première fois qu’il s’abandonne ainsi à ce nouveau sens, à cet instinct sauvage et nouveau qui coule dans ses veines, sa conscience s’ouvre, avale la piscine entière, tutoie les raies qui glissent en lui, suit ses méandres et ses sinuosités jusqu’à la valve qui renouvelle l’eau, elle en jaillit avec une joie si belle, si pure qu’il ne peut pas l’ignorer et cette euphorie qui l’enchante l’emporte à son tour, lui aussi veut bondir, lui aussi veut fuser, lui aussi veut
Quand il réalise ce qu’il est en train de faire il est déjà trop tard. La vague frappe le bord du bassin, le balaye, éclate. Il tombe en arrière dans un fracas énorme qui le laisse hagard et trempé, allongé au milieu d’une mare au goût salé.

– … Fuck…

Eau libérée
qui rit
à gorge déployée.


Ça bourdonne dans sa tête, le bruit blanc du ressac, une source qui chuchote au pavillon de son oreille. On est venu, on a crié, on l'a relevé d'autorité mais tout cela lui semble éclaté, éparpillé, vacillant. C'est comme si sa conscience n'était plus en lui, comme si elle continuait à sourdre par le bout de ses doigts gelés, à se mêler à l'eau – bon Dieu, toute cette eau – qui s'étale autour de lui comme une corolle. C'est lui qui a fait ça. C'est lui qui a intimé à l'eau de se joindre à sa danse, lui qui est venu la prendre par la main pour la tirer à lui, sa fougue hilare et délicieuse. Kees commence à retrouver son nom et ses esprits, à reconstituer le puzzle de ces derniers instants.

– Je… je vais bien. Plus de peur que de mal.

Prononcer ces quelques mots lui aura demandé un effort consternant, mais ils l'aident à s'ancrer dans la réalité. Il se concentre sur le poids de son t-shirt mouillé sur ses épaules, sur le visage de l'employé qui le fixe avec un mélange de colère, d'incompréhension et d'inquiétude. Comment va-t-il faire pour se tirer de ce mauvais pas? Il est obligé de mentir, personne ne croira à la réalité, lui-même n'y croit toujours pas, il serait bien en peine de s'expliquer.

– Je ne sais pas ce qu'il s'est passé… Je voulais juste caresser les raies et tout à… a-tcha!

Éternuement: il est trempé, transi de froid par l'air conditionné. La fatigue s'abat sur lui, cascade, il pense perdre connaissance l'espace d'une seconde, peut-être deux.

Eau qui flaque
sur le
linoleum.


Okay. Okay, okay, okay.
Marcher lui fait du bien. Activer ses muscles, ses tendons, ses nerfs, ses os, ça achève de le reconnecter à son corps, il peut sentir tous les circuits se réactiver, envoyer des signaux électriques à travers ses membres. S'éloigner de la scène du crime n'est pas une mauvaise idée, s'éloigner de l'eau surtout dont le babil l'étourdit. Toujours se méfier des sirènes.
Alors qu'il suit l'employé dans les couloirs déserts, laissant derrière lui un ru de pas mouillés et l'écho de ses semelles humides sur le sol – floc, floc, floc, scouitch! scouitch! scouitch! –, il fait le point sur l'étendue des dégâts. Toutes ses affaires les plus précieuses, son portefeuille, ses papiers d'identité, son portable sont dans le sac qu'il a laissé au vestiaire. Le carnet de croquis dans sa poche avant est probablement fichu, mais finalement rien de dramatique.

– Ça va aller? Pas trop s'coué?
– Ça va. Désolé, je suis encore un peu sous le choc, c'était vraiment inattendu et je… je ne suis pas en grande forme en ce moment, alors…

Kees ne se formalise pas du ton bougon de son interlocuteur, ni de ses manières brusques. Il ne hausse pas la voix, lui emboîte le pas sans rechigner: faire profil bas après une telle esclandre lui semble être la meilleure stratégie. De toutes façons il est trop épuisé et transi pour se sentir le courage de faire quoi que ce soit d'autre qu'obéir et suivre le mouvement. Bien sûr il est désolé pour l'employé qui va devoir nettoyer son bazar. Il aurait probablement pu demander à l'eau de rentrer dans son bassin… et rajouter une couche de confusion et d'inexplicable sur cette situation déjà bien épineuse? Autant laisser tomber cette idée, c'est plus sage, d'autant plus qu'il sent au fond de lui qu'il a frôlé une limite – laquelle, il ne le sait pas, mais elle est là, où que soit ce là.

– Euh… Où est-ce qu'on va exactement? Je voulais juste vous dire que j'ai un sac en consigne avec mes affaires personnelle, au cas où… Aussi, si vous avez besoin d'aide pour passer la serpillère…

Il a dit cela sans réfléchir à quel point cette proposition est sangrenue, sans réaliser que cela pouvait trahir sa culpabilité et sonner comme un aveu. Kees veut juste réparer cette erreur qu'il doit prétendre ne pas avoir commise. Un singulier exercice que son cerveau embrumé a du mal à naviguer.

Eau glacée
vêtements
trempés.


– Ah oui, une serviette, ça ne serait pas de refus… Je n’ai pas d’affaires de rechange mais il fait chaud dehors, ça devrait aller.

Compte tenu de l’été caniculaire, Kees ne porte qu’un t-shirt léger et un short; il lui suffira de s’exposer une petite demi-heure au soleil pour qu’ils sèchent. Il n’est pas plus inquiet que ça, il a grandi dans un pays qui reçoit en moyenne deux cent jours de pluie par an, il s’est déjà prit pire saucée en oubliant son parapluie: les Belges sont imperméables. Mais bon Dieu, qu’il fait froid dans cet aquarium!
Maintenant que sa clarté d’esprit est revenue, il remarque seulement le style pour le moins atypique de l’employé. Il pensait être insensibilisé à l’excentricité vestimentaire après ses années en école d’art, mais cette coupe de cheveux est un manifeste à elle toute seule. Cela l’étonne qu’une personne au look si… peu commun travaille dans les métiers de l’accueil. Lui-même a été ouvreur dans un théâtre, on lui avait demandé de retirer ses boucles d’oreille et le jour où il était arrivé avec les cheveux teints, il avait cru que la DRH allait faire une crise d’apoplexie. Cet aquarium devait être plutôt laxiste sur ce genre de détails.
C’est sur ces réflexions d’ordre cosmétique que Kees et son guide franchissent une porte au fond d’un couloir sombre. Aussitôt, un souffle brûlant et sec déferle sur eux. Kees laisse échapper un soupir soulagé et va s’asseoir sur un petit muret pour se réchauffer. La pétulance de l'orbe stellaire incessamment crépitante est d'une ineffable suffocation, ce qui l’inciterait presque à se galvaniser d'une glace à l'eau au parfum de fruits rouges pour lénifier cette sécheresse dévastant ses muqueuses buccales et essouffler cette chaleur lui estropiant le derme. Quand l’employé revient d’un petit local avec une serviette, il l’accueille avec un sourire qui brille mille fois plus que l’astre au-dessus d’eux.

– Aaaah! Je vais enfin pouvoir me sécher les cheveux, ils gouttent dans mon cou…

Il joint le geste à la parole, frictionne vigoureusement sa tignasse avant de se passer l’essuie autour des épaules.

– Merci beaucoup… Euh… Monsieur?

Vapeur d'eau
vêtements
chauds.


– Kees. C'est néerlandais.

Il a ajouté ce détail automatiquement, désormais habitué aux regards étonnés que lui vaut parfois ce prénom qui sonne si proche du mot anglais pour un baiser, kiss. Il allait ajouter son nom de famille, se retient; il vaut peut-être mieux laisser le moins d'indices possibles sur son identité après… l'incident. Et il vaudrait peut-être mieux qu'il disparaisse avant que l'affaire ne s'ébruite. Il est tout à fait probable qu'il ai été filmé par une caméra de surveillance… Qu'y verra-t-on? Lui qui plonge sa main dans l'eau et soudain une vague inexplicable qui le submerge? Et si une inspection du système d'alimentation révèle l'absence de dysfonctionnement, il est bon pour de nouvelles questions auxquelles il n'a pas de réponses – enfin, pas de réponses plausibles. Le dénommé Ara a été adorable avec lui, mais il a également l'air un peu aux fraises, autant en profiter.

– Encore merci, en tout cas. Et j'espère que vous trouverez une réponse à ce qui a bien pu se passer. Je ne compte pas porter plainte, si ça peut vous rassurer.

Difficile de se concentrer sur deux choses à la fois, surtout qu'il essaye d'être prudent – le souvenir de l'ivresse n'est pas loin, une ivresse qu'il doit craindre. Il plisse les yeux sous l'effort, mais ça pourrait tout aussi bien être le soleil. Tu joues à un jeu dangereux, Kees.

La colonne d'eau qui jaillit de l'un des bassins a l'effet attendu. Profitant de la stupéfaction d'Ara, Kees s'éclipse. Il court, remonte le couloir, croise en sens inverse des gens trop occupés à paniquer dans leurs talkie-walkies pour faire attention à lui, repasse à côté du bassin des raies – il avait promis d'aider à passer la serpillère, tant pis, désolé Ara –, récupère son sac au vestiaire et s'élance dans Polaris. Il rit, à bout de souffle. Il rit tant qu'il le peut.