L ' A R T D E S E L I E R À U N E É T O I L E.
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Trois semaines.
Cela fait trois semaines que Kees la cherche et qu’elle reste introuvable. Mais ce besoin lancinant de la retrouver ne faiblit pas pour autant, il est toujours là, couve en sourdine dans un coin de son cœur. Depuis qu’il s’est réveillé en sursaut au milieu de la nuit du 11 juillet, tiré du sommeil par cette certitude impérieuse – il doit la rejoindre, quoi qu’il en coûte –, son visage semble gravé sous ses paupières, sa voix résonne à ses oreilles. Il ne comprend pas cette obsession. Elle n'est entrée dans sa vie que quelques minutes, le soir de son vernissage, quand elle avait surgi avec ses sacs de course, ses œufs cassés et ses yeux trop bleus qui savaient regarder. Elle était partie sans laisser aucun indice sur son identité, à part un nom qui ne semblait pas en être un. Curse… A-t-il réellement été maudit en croisant son chemin? Mais non enfin, c’est ridicule, les malédictions n’existent pas.
Les malédictions n’existent pas.
Pas plus que le pouvoir de manipuler l’eau à sa guise…
Trois semaines.
Cela fait trois semaines que son monde s’effrite tout autour de lui, trois semaines que les piliers sur lesquels il reposait ont été balayés par un raz-de-marée. Ses convictions les plus intimes et les plus solides, ses certitudes sur la nature du monde et l'ordre des choses ne tiennent plus debout. L’estomac noué, il approche sa main de l’eau de la fontaine dont il occupe la margelle: elle vient à sa rencontre, timidement, s’enroule autour de ses doigts comme pour le saluer avant de retomber inerte. L’impossible continue à se produire. Heureusement, personne ne l'a vu.
Trois semaines.
Cela fait trois semaines qu’il fait de son mieux pour continuer à vivre comme si de rien n’était, qu’il se lance dans le travail à corps perdu pour oublier, en vain; et depuis l’incident à l’aquarium, il se dit qu’il ne peut pas continuer à ignorer plus longtemps quelque chose d’aussi énorme, sauvage, surnaturel. Alors il est sorti sur un coup de tête pour marcher au hasard dans les rues. Aujourd'hui un fort vent souffle, un vent qui monte de la mer et déferle sur la ville. Kees se lève. Il ne sait pas où il va, mais il a confiance. Confiance en ce lien ténu qu’il sent tendu entre lui et elle, où qu’elle soit dans cette ville, ce pays, ce monde, cet univers. Il se concentre sur ce fil rouge, essaye de tirer dessus, d’appeler la personne à l’autre bout de la ligne.
Peut-être qu’elle répondra, peut-être pas.
Elle est plus forte que les autres, pour ce qui est des appels à l'aide. Sans doute force d'être autant en détresse, constamment, d'être aussi faible. Elle a su en faire une force, ça et sa sensibilité, comme si elle passait son temps à guetter ses liés, juste pour être sûre que tout va bien. Juste pour être sûre qu'ils n'ont pas besoin d'elle. Jusqu'à l'instant où ça arrive, jusqu'à l'instant ou l'un d'entre eux se manifeste.
Kees.
Elle sait avec exactitude où le trouver, comment faire, même si encore aujourd'hui elle ne connait rien à cette ville. Elle attrape une veste, trop fine pour le vent frais et s'élance dehors. Elle le trouve sans mal, elle n'a aucune difficulté à venir glisser sa main contre son épaule, comme si depuis le début elle était là. Sans un mot.
L ' A R T D E S E L I E R À U N E É T O I L E.
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Quand la main se pose sur son épaule, il ne sursaute pas: il sait de qui il s’agit. Elle est venue, elle est là. Il ferme les yeux, juste un instant, pour mieux goûter à ce quelque chose qui lui manquait et qu’il retrouve, qu’on appelle l’apaisement. Le vent souffle sur son visage, épais et salé.
– Il y a un mot dans ma langue, le néerlandais, qui n’a pas d’équivalent en anglais. Uitwaaien. Ça se traduirait par «sortir marcher contre le vent pour se changer les idées»… ou peut-être, tout bêtement, «prendre l’air».
Il se tourne enfin pour lui faire face. Ses longs cheveux blonds s’agitent furieusement autour de son visage fin, maigre. Elle a le regard limpide, trop bleu. Deux lacs, deux lacunes, pas vides pourtant, non: remplis d’attente. Cette fille est un hiatus. Autour de lui, la réalité continue à doucement s’effondrer.
Kees lui tend la main. Dans le creux de sa paume perle une larme. Une autre vient la rejoindre, glissant le long de son annulaire: un battement de cœur plus tard l’eau déborde, coule le long de son bras, goutte au sol.
– C’est à cause de toi que je peux faire ça, n'est-ce pas?
La source miraculeuse est déjà tarie, seules quelques tâches sombres entre eux, de la taille d’une pièce de monnaie, témoignent du prodige.
– … Qui es-tu?
Elle regarde l'eau s'écouler de sa main, prise d'un frisson d'angoisse, léger, glacé. Atalante. Atalante résonne encore, présente et absente. Est-ce qu'elle l'a détesté jusqu'à son dernier souffle ? Cursa retient le sien, observant le vent sécher les taches humides, et relève finalement les yeux pour les plonger à nouveau dans ceux de son lié. Tant pis si elle se noie, elle ne doit pas refaire les mêmes erreurs. Elle doit être plus assurée, plus sincère cette fois.
* Oui. Je suis une étoile, je me suis incarnée pour échapper à la disparition des nôtres et dans mon sillage, toi - et d'autres - ont été touchés par mes éclats. Chacun d'entre vous a des capacités particulières.
Elle débite, presque distante, tant le discours a résonné encore et encore dans sa tête. Puis, elle détourne les yeux, s'écroule un peu, pense à Riley. Oh bon sang, comment lui dire que ce pouvoir pourrait le tuer ?
L ' A R T D E S E L I E R À U N E É T O I L E.
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Étoile. Incarnation. Sillage. Éclats. Tout cela n’a aucun sens – c’est donc que c’est vrai. Kees est surpris de la facilité avec laquelle il accepte l’explication de la jeune femme, mais… ne vient-il pas de créer à l’instant une source dans le creux de sa paume? N’est-il pas devenu vague hier à l’aquarium? Et cette connexion qu’il sent avec elle, d’autant plus forte qu’elle est là devant lui… Il pourrait ne pas la croire, il devrait ne pas la croire mais il est venu ici pour avoir des réponses, et réponses il a obtenu.
– Une étoile…
Il comprend tout à coup sa méprise. Elle ne s’appelle pas Curse, non, elle s’appelle…
– Cursa. Tu es Cursa. Beta Eridani.
Un torrent de questions le brise. Il sent sa tête lui tourner, cache son visage dans ses mains pour profiter d’un peu d’obscurité. Quelque chose gratte à la porte au fond de lui. Il ne sait que trop bien de quoi il s’agit.
– Quand tu dis «disparaître», de quoi… de quoi est-ce que tu parles exactement?
Kees a beau peindre le ciel, connaître le nom des étoiles et leurs constellations, il ne s’y connaît pas plus que ça en astronomie. Il a entendu parler des trous noirs bien sûr, mais c’est un concept flou pour lui qui a abandonné les sciences depuis plusieurs années. Il pense tout à coup à Morgan, qui saurait sans aucun doute de quoi il en retourne.
– Et… qu’est-ce que ça a à faire avec moi? Qu’est-ce ce que je suis censé faire de ce… pouvoir?
* Oh, Kees.
Elle murmure en l'observant, touchée et troublée.
* Tu peins le ciel, tu n'as pas vu ?
Son sourire se mue en grimace, peut-être n'est-il pas capable de voir, peut-être n'y a-t-il aucun changement, pour eux. Peut-être que les boules de lumière et de chaleur restent les mêmes, privées de leur âmes. Peut-être que ça ne change rien pour des yeux humains, mais pour ceux de Cursa, en revanche...
* Je suis désolée que ça t'ai touché à ton tour. Je ...
Elle doit être honnête, sinon tout recommencera encore. Atalante et ses doutes, Riley et sa malédiction... Elle inspire.
* Certains de mes précédents liés sont morts. Le cercle se reforme. Un peu comme une galaxie qui finit par s'adapter et se reformer encore et encore. J'imagine que mon éclat s'est accroché à toi à cause de notre rencontre.
Plus que tout il va se mettre à la détester, à se détester de lui avoir parlé et de ne pas l'avoir laissée filer et ignorer, elle se dit. Elle ne devrait pas lui dire tout ça, si elle veut lui inspirer un tant soit peu de ... Elle ne sait plus. De pitié, peut-être.
* Je veux plus que tout vous protéger de ceux qui cherchent à nous chasser.
L ' A R T D E S E L I E R À U N E É T O I L E.
Non.
– Morts?
C’est tout ce qu’il a retenu. Le mot est tombé des lèvres de l’étoile et sa déflagration frappe Kees directement au cœur. Il secoue la tête de droite à gauche, lentement. Un signe de refus. Non. Mais il sent dans ses tripes qu’elle ne lui ment pas.
L’eau gronde.
– … J’ai une carrière. J’ai une fiancée, une famille, des ami·e·s, ik kan niet…
L’eau gronde.
Sa phrase ne connaîtra jamais de fin.
L’eau gronde.
La porte s'ouvre,
grand.
(L’eau gronde.)
* Je. Mh.
Elle ne doit pas céder aussi à la panique, ce serait si contre-productif. C'est tentant, oui mais. Qu'est-ce que Madison aurait fait, à sa place ? Oh, elle ne l'avait jamais connue, mais à force de vivre chez elle, de s'accaparer sa vie, sa famille, son environnement, elle avait une idée sur la question. Et elle aurait aimé être comme elle, sur certains aspects.
* Tout ira bien. Je ne te demanderai rien qui pourrait potentiellement te mettre en danger.
Elle abandonne, il ne l'entend sûrement pas, et ça finira juste par attirer l'attention sur eux si elle se met à débiter des trucs étranges comme ça, aussi elle approche et pose une main dans le dos du jeune homme, et l'autre sur sa joue, pour la caresser tendrement. Elle prie que son aura d'étoile fasse son travail, pour une fois. Après tout, elle est plus forte, maintenant. Ainsi, elle l'entraîne jusqu'au banc le plus proche pour le faire asseoir, aussi loin que possible de la fontaine dans l'immédiat. Elle pense à Riley, se dit qu'elle doit tout faire pour le mettre en garde.
Et, finalement, sa main dans son dos le ramène contre elle, quand l'autre trouve celle de Kees pour caresser sa peau doucement, elle se met à le bercer lentement, chantonnant une berceuse astérienne qu'elle avait apprit il y avait des années.
* Je suis là, je ne te laisserai pas tomber.
L ' A R T D E S E L I E R À U N E É T O I L E.
Aide-moi.
Va-t'en.
Reste.
La panique le prive du monde. C'est une terreur sans forme, sans visibilité et sans préparation, qui jaillit de l'intérieur et l'enferme en elle comme une eau si glacée qu'elle vous coupe le souffle et endort vos membres. Sa vision se voile, son ouïe ne capte plus que son cœur affolé qui cogne comme un oiseau contre les vitres. Il chancelle, va tomber. Mais non.
Elle est soudain là, à le soutenir. Sa main sur sa joue est comme un rayon de soleil. Il la sent faible, fragile sous son poids et celui de sa fin du monde et pourtant elle se tient droite, vaillante et fière et de ses petits pas, droite, gauche, lentement mais obstinément, droite, gauche, elle les porte jusqu'au banc le plus proche où il s'effondre, incapable de respirer, incapable de se souvenir comment respirer.
Inspiration.
Expiration.
C'est bien. Continue comme ça.
Expiration.
C'est bien. Continue comme ça.
Il suffoque. L'air entre et sort de lui dans un sifflement désespéré, il se débat dans la tétanie qui fait de son corps une prison. Mais malgré tout, il la sent. Elle est toujours là. Réconfortante comme un ciel pétillant d'étoiles. Et elle chante.
Il veut la haïr. Il veut la repousser. Il veut la chasser loin de lui, avec ses histoires de magie et de mort, avec son sillage brûlant et ses éclats, ses œufs cassés, son lait versé, mais elle chante. Et la panique commence à refluer.
Kees fond en larmes.
Il ne sait pas combien de temps passe autour d'eux, assis sur ce banc. Ses pleurs faiblissent, la raison lui revient, fait jour dans la tempête. Il passe une main tremblante sur son visage, se dégage de son étreinte.
– Sorry. Besoin d'air.
Il se lève, fait quelques pas, s'accroupit, ne sait pas quoi faire de ce corps qu'il retrouve trop mobile. L'adrénaline dans ses veines lui donne le tournis. Il meurt d'envie de s'allonger.
Que faire de tout ça?
Peut-être qu'il n'y a qu'eux. Peut-être qu'ils ne sont pas aussi nombreux qu'elle le pense. Peut-être au contraire que certains ont oubliés qu'ils s'étaient incarnés. Peut-être qu'ils se sont pris au jeu de l'humain, du mortel.
Son regard se laisse absorber par la contemplation de ses pairs. S'ils n'ont jamais été aussi proches qu'elle ne l'aurait voulu, elle espère cependant que certains vont bien, et sont encore là haut. Elle espère en silence, comme on prie sans rien dire, à Astéria. Sans faire de vagues. Puis, lorsque son regard se pose sur Kees, elle se dit qu'elle a sûrement tout raté. Que rien n'est irrattrapable, mais que le travail sera dur. Et que finalement, Atalante avait sûrement raison.
Lorsqu'elle se relève, Cursa n'est plus la petite chose fragile qu'elle a été depuis son incarnation. Elle est fatiguée, éreintée par les épreuves qui les ont touchés de plein fouet, son cercle et elle, mais elle s'est juré d'être solide et de tenir bon. Elle hésite quelques instants, s'approche en silence et se met à le détailler.
* Je peux te raccompagner quelque part ?
- Prendre sa main / accepter la proposition.
- S'en aller (sans un mot ou non).
- Lui poser des questions.
- S'excuser.
L ' A R T D E S E L I E R À U N E É T O I L E.
Eau vive
Eau douce
Éclabousse.
Kees se relève d'instinct quand il la sent quitter le banc pour s'approcher de lui, encore une fois. C'est comme si ce fil – ce lien – tendu entre eux était élastique, capable d'endurer une séparation infinie sans céder mais toujours prompt à réunir celles et ceux qu'il allie.
C'est étrange.
Il se fait cette réflexion très spontanément, très naïvement. Bien sûr que c'est étrange, tout est étrange depuis trois semaines, qu'y a-t-il de plus étranger que… tout ça? Mais Kees ne pense qu'au lien, à sa conscience de ce lien, comme un pont jeté entre deux falaises.
Est-ce que ce serait la première fois qu'il ressent ça pour quelqu'un? Cette question aussi semble bête, bien sûr que c'est la première fois. Ce lien-là est en lui-même surnaturel, il le sait très bien, c'est peut-être la raison pour laquelle il s'en méfie tant d'ailleurs, il n'est pas réel, forgé par le temps et la confiance. Mais, malgré tout… est-ce que ce serait la première fois qu'il ressent ça pour quelqu'un?
– Je peux te raccompagner quelque part?
Il la regarde, sombre. Il se sent… vidé. Il a rarement fait une crise de spasmophilie aussi violente et les précédentes l'avaient laissé abruti de fatigue et d'angoisse pendant des jours. Mais pas cette fois-ci. Il la regarde, sombre. C'est parce qu'elle est là, auréolée de son mystère et de sa chaleur d'étoile. Le ciel nocturne l'a toujours apaisé.
Son hochement de tête est mécanique.
– … J'habite en face de la galerie. C'est à deux pas.
→ Accepter la proposition.
Aussi, elle prend bien soin de faire attention au moindre danger, humain ou non humain, d'ailleurs. Une voiture, un étranger, un groupe de gens, n'importe quoi. Elle a apprit par la force des choses que le danger ne réside pas toujours là où on l'imagine, et elle est toujours incapable de fermer l'œil la nuit. Les ombres sont toujours un mauvais présage.
L ' A R T D E S E L I E R À U N E É T O I L E.
Eau
Ciel
Ô, ciel.
Ils font le chemin lentement, en silence. L'ambiance est étrange, pesante sûrement. La vigilance anxieuse de Cursa n'échappe pas à Kees, qui de son côté peine à regagner son corps. Cette dissociation-là est très différente de celle qu'il a pu vivre à l'aquarium la veille, quand il était devenu l'eau dans une ivresse de joie. L'épuisement le fait se sentir comme un être en creux, une coquille désertée. Mais dans le même temps, une lueur palpite comme un cœur d'oiseau entre eux deux, ténue.
Un cœur à partager pour deux oiseaux blessés.
La galerie est là, à leur droite. Vide des tableaux de Kees – une autre exposition a pris sa place en attendant celle, triomphante, qu'il montrera après son année de résidence. Le lieu de leur rencontre aussi, cette ridicule rencontre qui, sans qu'il le sache, a déclenché l'engrenage d'une machine implacable qui dépasse l'entendement et l'imagination. Il en a un goût amer en bouche.
Elle ne va pas rester. Elle l'a raccompagné et, assurée qu'il a regagné son studio sans encombre, repartira, Dieu sais où.
Un sursaut.
– Monte avec moi. S'il-te-plaît..
Cursa n'a pas conscience que ses liés peuvent être un quelconque danger. Oh, pourtant, elle pourrait savoir, Atalante a bien levé la main sur elle. Même si leur relation est forte, irréelle, elle n'est pas une protection fiable pour elle. Pourtant, elle hoche la tête mais ne le quitte pour autant pas des yeux.
L ' A R T D E S E L I E R À U N E É T O I L E.
Ma chambre est un nid
Perché
Sous les toits.
Elle accepte. Le soupir de soulagement qu'il pousse le surprend, il n'avait pas conscience de l'importance que cette demande a pour lui, il ne saurait pas l'expliquer. Il plonge son regard dans le sien, un regard qu'il veut limpide, sincère, transparent comme l'eau du ruisseau et le bleu du ciel à l'aube. Il ouvre la porte et ne la verrouille pas derrière eux, emprunte l'escalier avant elle; si elle veut partir, rebrousser chemin, rien ne l'en empêche. Il n'a aucune idée de ce qu'elle a pu vivre pour être ainsi pétrie de méfiance. Un frisson glacé remonte le long de son échine. Quelque chose lui souffle qu'il ne va pas tarder à savoir.
Son studio est dans un bordel monstre. Chevalets, toiles vierges ou en cours, tubes de peinture et pinceaux maculés jonchent le sol couvert de papier journal, l'air sent l'huile de lin et la térébenthine, un parfum qu'il inspire à plein poumons, un parfum qu'il a appris à aimer comme étant chez lui. À droite, l'escalier pour la mezzanine où se trouve son lit, le coin cuisine: sa chambre.
– Ne te gêne pas pour explorer, si ça peux te rassurer.
Il la laisse faire comme elle l'entend pour ranger un peu, dégager un espace dans le coin le mieux éclairé de la pièce. Deux chaises, face à face, un carnet au papier épais, des aquarelles, une coupelle d'eau. Il n'a besoin de rien d'autre.
– Cursa. Tu me permets de faire ton portrait?
Et Kees ouvre la bouche à nouveau. Elle tourne la tête pour l'observer, quelques instants, soudainement surprise, prise de court. Et finalement, elle se dit que c'est logique. Madison est jolie, elle serait d'autant plus jolie sous le coup de pinceau habile de Kees. Elle hoche doucement la tête avant d'approcher, de quelques pas.
* Dois-je m'installer quelque part ?
Elle se demande l'espace de quelques instants si Madison serait d'accord. Elle n'en sait rien, elle n'a pas osé fouiller dans ses affaires personnelles. Elle n'a pas osé regarder les albums de photo, les journaux intimes, les notes de cours, l'ordinateur dont elle ne connait de toutes façons pas le mot de passe. Elle vit chez elle comme dans une chambre d'inconnu, prêtée trop longtemps.
L ' A R T D E S E L I E R À U N E É T O I L E.
Laisse-moi approcher
De ta
Avec mon pinceau.
– Juste là, si tu veux bien. Je sais que c'est plus facile à dire qu'à faire, mais mets-toi aussi à l'aise que possible.
Son ton est professionnel, presque autoritaire, ses gestes sûrs, son regard décidé. Pour la première fois depuis bien longtemps, il sait ce qu'il fait. Pour la première fois depuis bien longtemps, il a l'ascendant sur la situation. Le portrait n'est pas son domaine de prédilection, mais il s'en sort honorablement. Et puis ce portrait-ci… Ce ne sera pas un portrait comme les autres. Il attend qu'elle ai trouvé sa posture pour prendre place devant elle, le carnet sur un genou.
Kees humecte son pinceau, le charge de rouge et commence à peindre. Est-ce la première fois qu'il ressent ça pour quelqu'un? Il a toujours vécu pour l'art. L'art est sa porte vers le monde, la lentille par lequel il le déchiffre, sa stratégie de survie. Il peint parce qu'il ne sait rien faire d'autre, parce qu'il ne sait pas communiquer autrement. Tout ce qu'il a, ce qu'il est, ce qu'il fait passe par ce prisme. Est-ce la première fois qu'il ressent ça pour quelqu'un? Il pense à son lien avec Cursa. Il pense à ses parents, à ses ami·e·s, à ses professeur·e·s et ses galeristes. Il pense, bien sûr, à Andrea. À ses liens avec eux. À son lien avec elle. Pâles. Est-ce la première fois qu'il ressent ça pour quelqu'un? Ou ne s'est-il jamais senti lié qu'à la peinture?
Une goutte, parfaitement ronde, s'élève du bol, encore un peu maladroite, incertaine et tremblotante. Elle s'écrase sur le godet de bleu, se gorge des pigments, s'élève à nouveau pour glisser sur la feuille où elle imprime sa marque. Kees n'a pas consciemment convoqué son pouvoir, il s'est invité de lui-même, il le remarque à peine. Les gouttes continuent à accompagner son pinceau, multicolores, tracent d'elle-mêmes des courbes et des arabesques, de pleins et des déliés, des aplats et des dégradés, tandis qu'il dresse son portrait.
Une impression de paix.
Et le portrait est fini. Comme ça, sans prévenir; l'image surgit devant ses yeux dans son indépendance, son achèvement, sa complétude. Dans toute sa tristesse. Dans toute sa violence.
Il est dérouté.
Ferme le carnet d'un geste sec.
Se relève.
– Je. J'ai fini. Tu peux t'en aller.
De nouveau sa présence, insupportable. Il fuit son regard, nerveux, agité, ouvre la porte pour lui signifier qu'elle est libre. Libre d'aller où elle veux.
– Je vais être absent tout le mois d'août. Je pars visiter Astéria dans le cadre de ma résidence. Je… suppose que nos chemins vont être amenés à se recroiser. Tu sais où me trouver.
Finalement, lorsqu'il lui intime qu'elle peut partir, qu'elle doit partir, sans le lui dire aussi clairement, elle hoche doucement la tête, se relève sans mal et se met à le détailler alors qu'il lui explique qu'il ne sera pas là pendant le mois d'août. Elle se dit que le danger est sans doute avant tout centré à Polaris, et qu'il ne devrait pas risquer grand chose à faire le tour du pays. Elle hoche doucement la tête, et s'apprête à partir, sans un mot, mais finalement arrivée sur le pas de la porte, elle se retourne pour le détailler quelques instants.
* Tu sauras où me trouver, en temps voulus. Tu n'es pas obligé d'accepter ça. Tu n'es pas obligé de l'accepter vite. Vis ta vie, Kees, il n'y a rien qui m'importe plus.
Puis, elle s'en va, finalement.