Eau infusée
feuilles de thé
café latte.


Le Planetbucks est absolument bondé. Avec le début du mois de septembre, la population étudiante de Polaris a augmenté en quelques jours, tout ce beau monde retournant à la capitale après de longues vacances pour préparer la rentrée. Et si l’Octant est le quartier étudiant par excellence, le café des Clématis – malgré ses tarifs – est particulièrement plébiscité, histoire de faire durer un peu plus longtemps l’été.
Kees, lui, n’est plus étudiant et n’a pas particulièrement envie de prolonger cette période… mouvementée. Cursa, les étoiles mourantes, les éclats, son pouvoir, il fait de son mieux pour ne plus y penser, se concentrer sur ce qui l’a amené ici. Sa résidence artistique se passe d’ailleurs plutôt bien: son mois d’août a été occupé par de nombreux voyages à travers Astéria, il vient seulement de revenir. Sa tête et ses carnets sont remplis de nouveaux paysages – des paysages de jour. Il n’arrive plus à regarder le ciel étoilé.
Si cela n’avait tenu qu’à lui, il n’aurait pas choisi le Planetbucks; plutôt un salon de thé de l’Octant, quelque chose de plus familial, plus intimiste. Mais il était dans les parages quand le besoin d’un thé glacé s’était fait sentir et une fois engagé dans la file d’attente, pas moyen de revenir en arrière. Il avait pris son mal en patience, passé commande à un staff débordé et maintenant il se tient là à faire le pied de grue, sa boisson à la main, à la recherche d’un endroit où se poser.

– Excusez-moi… Ça vous ennuie si je m’assois ici?

Il vient de voir au fond de la salle - ô miracle – une table avec une chaise de libre. D'un pas autoritaire, il a franchi la distance et posé sur ladite assise une main conquérante, jetant à la ronde un regard de défi pour assurer sa domination sur sa proie. Mais voilà, il n'a pas remarqué tout de suite que la table est déjà occupée par un jeune homme qui doit avoir environ son âge. Malgré la surprise Kees ne se laisse pas démonter et, armé de son sourire enjôleur, sans attendre de réponse, s'invite. Cette place sera sienne, ou elle ne sera pas.

Boisson froide
été
indien.


– Oh, non, ne vous en faites pas, je suis seul. Je bois mon thé et je vous laisse tranquille.

Kees n'a pas particulièrement envie de discuter. La dernière fois qu'il a adressé la parole à une inconnue, il s'est retrouvé lié à une étoile tombée du ciel.
Cursa… Depuis qu'il est revenu à Polaris il sent sa présence, proche, toujours à la périphérie de sa conscience. Pas que le lien disparaissait avec la distance, mais il s'atténuait parfois tellement qu'il réussissait à l'oublier, à ne plus penser à tout ça pendant une, deux journées. En revanche, il n'avait jamais arrêté de jouer avec l'eau. Il se surprenait à utiliser ce don presque sans y penser: rien de l'ampleur de ce qu'il avait pu provoquer à l'aquarium bien sûr, que de toutes petites choses, mais ces petites choses étaient déjà énormes au vu des lois de la physique. L'eau a beaucoup de choses à lui dire. C'est un langage qu'il déchiffre de mieux en mieux tous les jours, qu'il entend partout murmuré, chuchoté, grelotté. Jusque dans son gobelet de thé glacé.
Il sort un carnet de son sac, qu'il feuillette à rebours. Des paysages, des paysages, des paysages. Des ciels à n'en plus finir, dégradés et camaïeux. Crimson City, Vulpecula Forest, Pulsar, Ameratu, Sinine, Valtameri Falls, Antlia. Quelques pages blanches. Son cœur s'accélère. Il sait ce qui se trouve après, ou plutôt avant. Le portrait de Cursa.
C'est un beau portrait. Mais un portrait chargé de plein de choses violentes et contradictoires, un portrait si intense qu'il le met encore un peu mal à l'aise mais trop précieux pour qu'il s'en débarrasse. Un portrait peint à plusieurs mains, d'une certaine façon, puisque son pouvoir s'en est mêlé, ajoutant à la composition toute une chanson de couleurs et de formes qui mange partiellement le visage angélique. En travers de la page, une forme pâle sinue, mouchetée de points blancs.
L'Éridan.

Madison?


– Madison?

Ça ne dérange pas Kees qu'on regarde son travail. Au contraire, c'est ainsi qu'il en vit; et quand on étudie l'art et qu'on dessine en public, on s'habitue – ou du moins on se désensibilise – au fait que le monde entier va subitement venir tourner autour de votre épaule comme un essaim de moucheron. Il ne fait même pas attention à son compagnon de table dont il a oublié l'existence, trop occupé à revivre son mois de visites en sirotant sa boisson délicieusement fraîche. Mais quand ce dernier a lâché ce prénom inconnu avec une voix blanche, Kees a sursauté – fort. Et si cette voix d’outre-tombe suffit à lui faire peur, il n'est pas prêt pour le regard. Instinctivement il a un mouvement de recul. Cette intensité, cette émotion pure le met mal à l'aise.

– Je ne connais pas de Madison. Cette fille qui a posé pour moi s'appelle Cursa. Enfin, c'est ce qu'elle m'a dit en tout cas…

Il a l'envie d'en dire plus, se retient. Il ne sait pas qui est ce jeune homme qui commence à sérieusement lui faire peur, et l’avertissement de Cursa lui revient en tête.
Il y a eu des morts.
La méfiance est de mise.

Madison?
Cursa?
Madison?


– Non. Dis-m'en plus.

Si le ton de Sen était cavalier, le sien vient de braquer un haras à dos de cheval isabelle. C'est elle, ça ne fait aucun doute. Ça ne fait aucun doute. La méfiance, l'inquiétude, tout ça a été balayé, purement et simplement, par la confusion la plus totale. Il continue à fixer le selfie, tapotant l'écran à intervalles réguliers pour empêcher une mise en veille qui soustrairait l'image à ses yeux. Son carnet est ouvert à côté, à la page du portrait. L'angle n'est pas le même (face en légère contre-plongée, trois-quart), l'expression est radicalement différente (une joie de vivre explosive, une sourde mélancolie) et il a brossé ce portrait rapidement, mais… oui, c'est elle. Il en reste muet quelques secondes, abruti.

– Donc. Tu me dis que cette fille, cette amie à toi, s'appelle Madison, qu'elle a été agressé et qu'elle a passé des mois à l'hôpital…

Une grand gorgée de thé glacé pour se calmer. Il a compris qu'il fallait qu'il parle lentement, le type à côté de lui n'est pas anglophone non plus et si il s'emballe, il va de nouveau mélanger son anglais et son néerlandais et il n'en ressortira rien de bon.

– Quand moi je l'ai rencontrée…

Vertige passager. Le soir de son vernissage.

– C'était le 21 juin. Et elle m'a dit que son prénom était Cursa. Ce portrait-là, je l'ai fait plus tard. Il y a un mois, le 2 août.

Il s'est perdu, ne sais plus d'où il vient, où il va. Il a tiré sur un fil et c'est tout un nœud gordien qui lui est tombé entre les mains. Il tapote sur la table du bout de son crayon, les rouages de son cerveau tournant à vive allure.

– C'est forcément elle, ça ne peut pas être quelqu'un d'autre. Cursa, Madison, peu importe son prénom. Tu… tu la connais depuis longtemps?

Est-ce que sa question est déplacée, intrusive? Est-ce que c'est lui qui risque de passer pour un fou maintenant? Oui. Il n'en a cure. Le besoin de savoir, de comprendre, est trop impérieux pour qu'il y résiste. Il a peut-être face à lui l'une des clefs du mystère.

– Au fait. Moi, c'est Kees.

Madison?
Cursa?
… Sen?


C'est lui ou l'air est lourd, tout à coup?
Il a peut-être fait une erreur en utilisant son nom, mais Sen l'a pris de court et il est maintenant trop tard pour revenir en arrière. Mais le malaise que Kees ressent en regardant, du coin de l'œil, son compagnon de table faire des recherches explose quand il s'arrête, comme par hasard, sur la page dédiée à l'étoile.


Ses oreilles se mettent à bourdonner, il a chaud, froid, n'écoute presque rien des réponses qui lui sont faites, retient en tout cas le prénom, Sen, il faut que je m'en souvienne. Il sait. Il sait quelque chose de tout cela, assez pour que ce soit la mention de l'étoile qui retienne son attention pendant si longtemps.


Qui es-tu, Sen?
Que veux-tu?

Il le détaille. Le jeune homme a l'air inoffensif, son visage ne trahit aucune mauvaise intention, juste de l'étonnement, de l'incompréhension, ça jaillit de tous ses pores, Sen est perdu, absolument perdu… mais peut-être qu'il joue un rôle.
Amis, camarades. Un selfie prit ensemble où… Madison… apparaît vibrante, joyeuse, solaire.
Mais…
Ses mains, gantées, alors qu'il fait une chaleur à crever?

Kees sent son ventre se tordre.
Il ne voulait pas repenser à tout ça.
Sa respiration s'accélère. Sa vue perd en netteté.
Non, pas ça, pitié. Pas maintenant, pas ici.

– Sorry, Sen. J'ai… un rendez-vous important. Je dois te laisser.

Se frayer un chemin dans le café bondé, le cœur au bord des lèvres. Battre en retraite. Fuir.
Tu n'es vraiment bon qu'à ça, Kees.
Sortir. L'air brûlant, suffocant, qui s'abat sur lui.
Lâche.