Tu sais pas trop ce que tu fous dehors. C’était un coup de sang. Un coup de folie. T’as pas vraiment réfléchi à vrai dire. T’as reçu un message de Mai. Tu n’es même pas sûre de vraiment te rappeler de la dernière fois où vous vous êtes parlés. Il s’est éloigné petit à petit. Il s’est barré sans rien dire comme ils le font tous. Et toi, tu n’as pas cherché à comprendre. T’as pas eu envie de creuser, de comprendre le pourquoi du comment. Tu es trop habituée à voir venir et repartir les gens dans ta vie. C’est dégueulasse. Ça te rend triste et en colère. Mais tu n’en parles pas. Ça sert à quoi de montrer ses faiblesses ? À rien. Ça donne juste à bouffer aux charognes. Ça donne des billes aux autres pour qu’on te caillasse la gueule avec ta propre médiocrité. Pourtant, quand tu lis son message, tu ne te poses pas la question un dixième de secondes. Il a envie de crever. Il a envie de fumer. Forcément, toi tu réponds présente. Enfin répondre… Pas vraiment. Tu lui lâche un sale “vu” avant d’enfoncer ton portable dans le fond d’une de tes poches. Puis tu dévales les escaliers, enfiles tes rollers et tu gueules un truc à tes parents genre : « Je sors ! À d’main ! ». Ils seront couchés avant que tu rentres. Si jamais tu rentres. Tu n’attends aucune réponse et claque la porte avant qu’ils aient le temps de rétorquer quoi que ce soit.

Les airpods enfoncés dans les oreilles, tu fais attention à rien. De toute façon, à cette heure-ci et à cette période fraîche, il n’y a plus grand monde. Pas autant que d’habitude quoi. Et si jamais ils refusent de dégager de ton passage, ça ne te dérange pas de les embrouiller. Un “abruti” par là, un “grognasse” par ici et on en parle plus. Plus tu avances vers le lieu de rendez-vous et plus tu te demandes si c’est réellement une bonne idée. Vous ne vous êtes pas vu depuis longtemps. T’as changé. Pas en bien. Lui aussi probablement ou alors c’est tout le contraire. Quoique t’as rarement vu des personnes vieillir en bien. Tes pensées filent et défilent. T’es pas arrivée que tu angoisses déjà. Tu sais pas vraiment à quoi t’attendre. Tu pourrais faire demi-tour. Rentrer à la maison. Faire comme si de rien n’était, comme si t’avais jamais vu son message. Ou alors sortir en boîte. Draguer. Ken. Et repartir au p’tit matin. Te changer les idées quoi. Pourtant tu roules. Tu ne t’arrêtes pas. Tournes à gauche. À droite ! Maintenant ! Echappe-toi ! Non. Tu continues à avancer.

T’as l’esprit vide et brouillé par les pensées nuisibles en même temps. Tu le vois, au loin, dans le parc. Sur ce banc que vous aviez l’habitude de fréquenter. Tu ne veux pas t’approcher. T’as juste envie de l’attraper, de le secouer, le frapper peut-être même. Lui hurler dessus et lui poser un tas de questions. “Pourquoi t’es parti ? Pourquoi tu m’as laissée ? Pourquoi tu m’as abandonnée toi aussi ?” Mais t’en feras rien. Tu as honte de ton passé et lui n’en sait pas grand chose. Tu ne t’es jamais étalée sur les détails sordides de ton enfance. Sans vraiment t’en rendre compte plus que ça, t’as avancé jusqu’à lui. C’est gênant. Que tu te dis. Tu retires tes écouteurs, parce qu’il parait que c’est la politesse, et racle ta gorge comme pour te donner le courage d’être calme et d’être là simplement. « Bouge ton cul, t’es à ma place là. » Tu lui lâches en guise de salutation.

Tu hésites un instant avant de venir t’asseoir sur le banc, à côté de lui mais pas si près non plus. Tu hésites parce que ça te fait mal au cœur de le revoir. Et toi t’aimes pas ça, avoir mal au cœur. T’aimes pas ressentir quoi que ce soit. Parce que toi, Ofelia, tu passes ton temps à te convaincre et à convaincre les autres que tout va bien dans le meilleur des mondes, que tu te fous de tout. Que rien ne te touche quand, en réalité, tu pars au quart de tour pour n’importe quoi pour une bonne raison. Enfin bonne… Tout est relatif dirons-nous. Tes épaules se haussent quand il te remercie. Tu sais même ce que tu fous là. Pourquoi t’es venue ? Pourquoi t’as bougé ton cul jusque dans l’octant pour une personne qui t’a abandonnée comme elle le font toute ? Est-ce qu’il est vraiment trop tard pour te lever et te casser ? Pour rentrer sans demander ton reste, sans rien dire. Juste fuir.

Vous êtes l’un à côté de l’autre et pourtant il y a cette distance. Celle qu’il met entre toi et lui. Celle que tu mets entre lui et toi. Tes yeux scrutent l’horizon. Ou bien tes rollers. Tout plutôt que de croiser son regard. Nouvelle phrase de sa part et un énième haussement d’épaules de la tienne. « Pour fumer. » Que tu réponds après avoir réfléchi vaguement à la question. Et tu sais pourtant que c’est faux. Tu sais que tu mens. Tu sais pourquoi tu es là. Mais ton égo te hurle de te taire. Que tu n’as pas besoin de ça. Que tu ne veux pas d’explications. Parce que des explications, des excuses bidon, t’en a déjà trop eu dans ta vie. Ça suffit. T’as envie de laisser tomber. T’as envie d’en avoir rien à foutre de ce qu’il peut bien vouloir te dire. Tu aimerais vraiment que ce soit le cas. Et ça te tue encore plus que ça ne le soit pas. Tu te détestes de ne pas le haïr, de vouloir comprendre, de vouloir lui pardonner. Ça t’agace et ça se voit. Ton visage est fermé. Tes traits se font sévères. Bordel, t’aurais bien fait de te casser.

C’est avec une déception probablement visible que tu attrapes la cigarette qu’il te tend. Tu t’es pas bougée jusque dans l’Octant pour une clope. C’est pas ça que tu veux fumer toi. C’est pas ça dont tu as besoin là, maintenant. Et pourtant tu dis. Tu ne bronches. Ça t’agace mais tu es calme. T’as l’impression qu’il joue et t’aimes pas ça. C’est pas toi de ne rien dire. Toi qui t’emportes si vite. Qui cries, hurles, cognes pour un oui ou pour un non. Mais là rien. Rien d’autre qu’un silence lourd. Pesant. Le bruit du briquet qui veut pas s’allumer à cause du vent. Et puis l’aspiration de la cigarette. La fumée qui descend dans tes poumons et que tu recraches quelques secondes plus tard. Ce poison dont tu ne peux plus te passer. T’en crèveras. Le pire c’est que tu t’en fous. T’essaies même pas de faire semblant. De faire genre que tu fais attention à ta consommation. Parce que c’est pas le cas. De toute façon, il faut bien mourir de quelque chose non ?

Puis y a sa voix qui se lève, qui brise à peine le silence. T’es pas vraiment sûre d’avoir bien entendu. Pas la première fois en tout cas. Alors il répète. Et là. Là t’as entendu, là t’es sûre. Mai, c’est pas la première personne que tu entends prononcer ces mots. C’est à chaque fois un déchirement. Tu en as fait des familles d'accueil ou d’adoption dans lesquelles certains avaient été victimes d’abus. Avant même que tu n’aies eu le temps de lui demander qui c’était, il crache le morceau. Ça te dégoûte. T’en as la nausée. T’es en colère Ofelia. Tellement en colère. Contre ce prof de merde évidemment. Contre toi surtout. Parce que t’as rien vu. Parce que t’as pas cherché à comprendre. Parce que t’es qu’une conne égoïste. T’es restée bouche bée plusieurs longues secondes, juste à le regarder, à ne rien dire. Assez longtemps pour que la cendre s’accumule au bout de ta clope. Assez longtemps pour qu’elle tombe sur ton jean et te brûle un peu au passage. Tu t’en fous. Tu pignes même pas. Et au moins, ça a le mérite de te sortir de tes pensées. Le prof de philo, tu t’en rappelles très bien. Tu l’as eu toi aussi. T’as crush dessus, comme toutes les meufs de l’école. Bordel ce que t'as pu être bête.

« J’vais lui faire la peau à ce connard. J’te jure Mai, j’le retrouve j’lui casse la gueule. Quel sale fils de chien ! » Tu le penses vraiment. Et tu le feras sans doute. Disons que s’il passe devant ta voiture, tu risques pas de ralentir quoi. T’as qu’une envie c’est de frapper un truc, de boxer quelque chose. C’est comme ça que tu évacues, en tapant, en criant. C’est pas la meilleure des façons, tu en es bien consciente mais ça fonctionne pour toi. Tes doigts fins viennent chaparder une nouvelle cigarette sans même lui demander son avis. « J’te racheterai un paquet d’main. » T’es pas douée avec les sentiments et les émotions. Tu sais pas quoi en faire. Et tu sais pas dire pardon non plus. Tu sais pas avouer que t’as eu tort. Le moment serait pourtant bien choisi pour le faire. « J’ai rien vu… Comment j’ai pu n’rien voir ? » Qu’il te gifle, qu’il te cogne, qu’il te hurle que c’est de ta faute, que ouais, t’aurais dû voir quelque chose. Que t’aurais pu arrêter ça, mettre fin à son supplice. Que t’as rien fait pour l’aider. C’est ce que tu ressens. C’est la vérité. Ta vérité.

Il y a un truc dans ton coeur qui s’enflamme. Une colère qui te ronge. Une culpabilité qui t’agresse. C’est violent. Douloureux. Tu n’aimes pas ça. Tu n’as pas envie de ressentir quoi que ce soit. Les sentiments, les émotions, c’est naze. Et puis tu ne sais pas les gérer. Il faut dire aussi que tu n’essaies pas vraiment. T’en à rien à foutre d’habitude. T’as pas besoin de gérer quoi que ce soit d’habitude. D’habitude… D’habitude.. Mais là, y'a rien qui se passe comme d’habitude. Parce que la situation est particulière. Tu ne sais pas quoi faire de ton corps, de ta tête. Tu as l’impression que tu vas exploser. Qu’à tout moment tu peux vriller. Tout envoyer valser et te pointer chez cet homme qui a fait trop de mal à Mai. Tu en es capable. Tu le sais. Ta propre rage t’effraie presque. « J’aurais pu savoir. Si j’t’avais pas laissé partir. Si j’avais fait plus attention à toi. Même sans savoir j’aurais pu être là. » Mais tu ne l’as pas été. Trop aveuglée par ta peur de l’abandon, tu t’es refermée sans chercher à comprendre. Tu as voulu le laisser avant qu’il ne te laisse officiellement. Se faisant, c’est un peu toi qui l’a abandonné non ?

Dans l’air s’élèvent les volutes de fumée s’échappant d’entre tes lèvres. Son histoire te glace le sang. La cigarette te donne l’impression de réchauffer tes entrailles quand elle ne fait que t’asphyxier en réalité. Tu sens que t’as les larmes au bord des yeux. Tu ne sais pas si c’est de la tristesse ou de la colère. Sans doute des deux. Mais tu les retiens autant que faire se peut. Tu pleures pas toi. T’es pas fragile toi. Tu ricanes, renifles, ravales un sanglot ayant tenté de s’échapper quand il te dit de ne rien faire. « J’sais. » Tu ne doutes pas de Mai, ni de sa capacité à vouloir te protéger pour une raison que tu ignores. Malheureusement tu es pareil. « Sauf qu’il t’a fait du mal. Beaucoup. Et qu’ça peut pas rester impuni. » T’es tout aussi froide, tout aussi sérieuse que lui. « J’t’ai pas aidé avant. Mais j’peux l’faire maintenant. » Tu balances le mégot par terre sans te soucier de savoir s’il y a une poubelle à côté ou pas. Tu te lèves, roules sur tes rollers, restes autour de Mai. « J’connais un type. C’est un avocat. Il a sa gosse au lycée. » Oh tu le sais. Si Niels apprend une pareille histoire, il peut faire en sorte que la carrière de cet homme soit terminée. Il ne le fera pas pour Mai. Pas forcément pour toi non plus, quoique. Par contre, pour Anja… « Ou alors j’vais juste lui péter la gueule. »

Tu roules. Roules. Tournoies. Tu n’y penses même pas. Tu roules c’est tout. C’est thérapeutique. Ça t’aide. Ça te vide l’esprit d’habitudes. Pas là. Là, tu es agacée. Là, tu es en colère. Trop en colère. Ça ne calme rien. Les cigarettes que tu enchaînes non plus. Tu glisses sur un caillou, manques de te casser la gueule et tu t’en fous. Rien n’a d’importance. Rien à part Mai. « Anja Bjorntvedt. » Tu t’en moques de balancer son prénom comme ça. En règle générale tu fais attention. Mais c’est lui. Et après toutes ces années, tu crois toujours avoir une confiance quasi aveugle en sa personne. Pourtant, tu te surprends à angoisser pour elle, Anja. Si quoi que ce soit venait à lui arriver...Oh Ofelia tu ne sais pas comment tu réagirais. Mal. Forcément.

Il te demande de te calmer, Mai. Il te l’ordonne même. Tu n’es pas certaine d’en être capable. Tu enrages tout le temps. Toujours. Et même quand ça ne se voit pas, il y a cette agitation, cette brûlure constante au fond de toi. Une douleur qu’il a, par ses mots, réveillée. Ce n’est pas de sa faute. Au contraire. C’est toi. Juste toi. Toi et tes travers. Toi et tes problèmes jamais résolus. Une cocotte minute qu’on a laissée sur le feu trop longtemps. Mais pour lui, tu remets ton masque. Pour lui tu fais semblant. Semblant d’être calme, semblant de t’apaiser. « Je crois que oui. » Evidemment qu’il fait toujours cours. Les ordures sont toujours les derniers à partir. Nul doute qu’il est toujours là bas. « Les connards comme lui sont des cafards. » Nuisibles. Insignifiants. Mais coriaces.

Il se lève. Tu le suis des yeux. Tu le suis tout court. Il te fait un signe et toi, tu ne te fais pas prier pour le rejoindre. Sa proposition a le mérite de te faire sourire. Ce n’est pas le tabasser mais c’est bien quand même. De toute façon, ton idée première est irréalisable. C’est juste toi et ton envie de frapper quelque chose quand ça ne va pas. Ça ne règle rien. Jamais. « Avec plaisir. »