Le silence
[RP-C03-01]

– Monsieur Celestial. Je n'ai pas le souvenir d'avoir rendez-vous avec vous.

Sur cette constatation prononcée d'une voix parfaitement égale, Benjamin Baldwin replongea le nez dans le dossier ouvert devant lui. Un rapide coup d'œil à sa montre lui apprit qu'il était seize heures et quarante-quatre minutes, un quart d'heure avant la fin de sa journée. Fabuleux.

– Il s'agit de votre aménagement horaire, n'est-ce pas? demanda-t-il sans cesser d'écrire. Asseyez-vous et donnez-moi cela, je vous prie.

Il griffonna une note dans la marge, souligna un passage, entoura rapidement quelque chose qui avait retenu son attention et, avec un cliquetis sec, referma son stylo; le dossier, lui, alla rejoindre une pile qui ne semblait pas vouloir diminuer depuis un mois.
Benjamin n'aimait pas les invités impromptus, les étudiant·e·s qui arrivaient sans prévenir, sans s'annoncer, en choisissant toujours le plus mauvais moment pour se plaindre de choses qui n'étaient pas de son ressort ou de problèmes qui auraient été réglés depuis longtemps si iels avaient pris la peine de lire le règlement des études. Mais pour Numa, il pouvait bien faire une exception. Il faisait toujours une exception. Et puis il connaissait bien l'étudiant, un jeune homme sérieux, travailleur; il le connaissait d'autant plus que le rituel de son aménagement horaire se répétait chaque année maintenant et ne manquait jamais de leur causer, à tous les deux, quelques maux de tête devant la mauvaise grâce de certains membres du corps enseignant.
Le contrat de travail, idéalement ouvert à la page détaillant les jours et les horaires, fut glissé sur le bois brillant de son bureau. Quelques opérations sur l'ordinateur plus tard, l'imprimante, dans un ronronnement docile, cracha un emploi du temps que Benjamin passa rapidement en revue avant de le tendre à Numa.

– Dites-moi si cela vous convient. J'ai fait au mieux, mais vous arrivez un peu tardivement cette année. Je dois dire que j'étais étonné de ne pas vous voir à ma porte dès la première heure de ma reprise.

Benjamin H. Baldwin

Le silence
[RP-C03-02]

– Je vous en prie, je ne fais que mon travail – et mon travail consiste à aider les étudiants. N'hésitez pas à revenir vers moi dans les semaines qui viennent si des conflits d'agenda surgissent.

Les remerciements de Numa furent accueillis avec la placidité habituelle. Sa journée de travail touchant à sa fin, et ne se sentant pas l'envie dévorante de faire des heures supplémentaires – il serait bien passé au refuge, ce soir-là –, Benjamin commença à réunir ses affaires. Mais Numa restait là, perdu dans ses pensées, des pensées qui ne semblaient pas être des plus agréables. Benjamin, imperceptiblement, fronça les sourcils; un froncement qui ne fit que s'accentuer quand le jeune homme reprit la parole. Bien évidemment qu'il n'«aurait pas l'occasion de l'embêter avec ses horaires» l'année scolaire prochaine, il était en dernière année de Master et serait, selon toute vraisemblance, diplômé au mois de juin.
La boîte de chocolat fut reçue avec incrédulité. Il avait déjà reçu des cadeaux, mais celui-là tombait du ciel. Habituellement, on voulait le remercier d'avoir débrouillé des situations complexes, des dossiers particulièrement épineux – pas un bête aménagement où le plus gros du travail consistait à changer la personne concernée du groupe A au groupe B.

– Et bien… je vous remercie pour l'attention, monsieur Celestial…

Puis vint le coup de grâce.
Benjamin ne se laissait que rarement prendre de court, mais l'invitation à prendre un café acheva de le désarçonner. Si son regard se fit plus vif, toute froideur disparut de son visage, qui n'exprimait que la surprise. Il reposa son cartable pour rajuster son nœud de cravate, hésitant sur la réponse à donner. Il n'avait jamais vu Numa Celestial se montrer si… vulnérable?

– Je ne vous cache pas mon embarras… Vous êtes encore étudiant et du fait de mon ascendant hiérarchique, il serait vraiment inapproprié de ma part d'accepter votre invitation. N'est-ce rien qui puisse être discuté lors d'un rendez-vous plus formel? S'agit-il de votre sœur? J'allais vous demander si mademoiselle Celestial comptait se réinscrire.

Benjamin H. Baldwin

Le silence
[RP-C03-03]

La colère de Numa. Sa rage.
Benjamin resta sans voix. La minéralité de son regard s'était communiquée à son corps entier. Regarder Numa brûler l'avait changé en statue de sel.
Il voulut réagir;
soudainement: le dilemme.




Au moment où il se décida à dire quelque chose, à faire quelque chose, il était trop tard. Benjamin Baldwin était seul dans son bureau.
Numa Celestial était parti.
Son cœur sombra un peu. Il n'avait servi à rien. Il n'avait rien pu faire.
Au moins, il avait toujours les chocolats.

Benjamin H. Baldwin