Cette vue m'est devenue familière. Je m'en rend compte car j'en suis déjà nostalgique.
J'essaye de me détourner de la fenêtre, mais cette portion du monde qu'elle découpe – si petite, infiniment petite – est magnétique. Le paysage n'a pourtant rien d'exceptionnel. Un morceau de rue, la galerie. D'autres bâtiments autour, derrière, qu'on devine. Le ciel par-dessus, nuageux par intermittence. Il y a un mot pour ça dans ma langue: wisselvalig. L'automne est arrivé si vite. Je n'ai jamais aimé cette saison. Toi non plus. Nous sommes tous les deux des enfants de l'été. Il y a des mots pour ça dans ta langue: bambini dell'estate. Ton accent chantant, l'odeur de la mer, le bruit des pins.
L'entretien avec monsieur Boratav est terminé depuis longtemps déjà mais on m'a autorisé à rester là, à regarder par la fenêtre. Je ne dérange personne, j'en profite: c'est devenu quelque chose de rare. Leith, Cursa. À peine je les effleure de ma pensée que leur présence fait écho jusqu'à moi. Je commence doucement à m'habituer à ces liens, au fait d'être pluriel. À les accepter comme faisant partie de ma nouvelle réalité.

(J'ai toujours au fond de la bouche le goût des larmes, si salées qu'elles en deviennent amères.)

Je pense vers partout à la fois. Difficile toujours de rester concentré sur moi, ici et maintenant, et Leith ne peut pas me mettre un coup de poing à chaque fois que je dissocie.
Leith. Je n'ai jamais si bien connu un parfait étranger. On apprend encore à s'apprivoiser, à comment se frôler sans se faire mal. Pas facile quand on est deux hérissons.
Cursa. Je l'ai rencontrée juste là, à quelques mètres en contrebas. C'était le soir de mon vernissage, le soir de ma gloire. Je me sentais invincible. Elle a tellement changé depuis. Difficile de croire que c'est la même personne. … Non. C'est juste qu'elle devient enfin elle-même, la nouvelle elle. Comme nous.
Mes parents. Ils ne comprennent pas. Ça fait longtemps qu'on ne se se comprend plus.
Et toi. Où es-tu? Sur mon téléphone, notre conversation est arrêtée, figée dans le temps depuis dix jours. Le dernier message est de moi, Finalement je reste. On peut donc trahir quelqu'un en trois mots.
Le ciel recèle de promesses de pluie, je l'ai regardé pendant suffisamment d'heures


pour le savoir. Les nuages ont le ventre lourd, ils sont gonflés comme des fruits trop mûrs.



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Une silhouette passe, blottie sous son parapluie, et s'arrête.
Mon cœur, lui aussi, s'arrête.

C'est impossible.

– Monsieur Vanobbergen?

Je dévale les escaliers. Je traverse le hall. Je me jette dans la rue.

Pas de doute. C'est toi. Tu es là.

J'ai crié ton nom si fort que je reste muet.

Je me précipite à ta rencontre, indifférent à la pluie qui m'embrasse, ce n'est pas son étreinte à elle que je veux c'est la tienne.
Je me retiens, j'ai peur, terrifié à l'idée que tu puisses n'être qu'une illusion, un fantôme, un fantasme, (un fantasma), que tu éclates entre mes bras comme une bulle de savon.
Les gouttes tambourinent sur le tissu du parapluie. J'ai le souffle court. Ton odeur m'enivre, un parfum rose et vert. Bergamote et mandarine, jasmin et fleur d'oranger, vanille. Tu sens la forêt et le jardin.


Tu es si proche et pourtant je peux encore sentir les mois et les kilomètres entre nous. Il me faut une éternité pour que le bout de mes doigts trouvent le dos de ta main. Et tu restes.

– Oh mon Dieu, tu es là…

Il y a tant de choses à dire et je ne te dis rien. Tu me dirais, commence par le commencement, Kees, commence par le début. Et je te répondrais: quel commencement? Le début de quoi? Il n'y a que nous, il n'y a que toi, ici et maintenant. Le tonnerre roule et gronde.

– Tu es vraiment là…

– T'abandonner?

L'écart se creuse quand tu t'approches.

– Andrea, je n'ai jamais voulu t'a…

C'est à ce moment-là seulement que la réalité me rattrape.
Tu es là. Tu es venue jusqu'en Astéria pour me trouver, me retrouver. Je n'ai pas besoin de te demander pourquoi, c'est limpide, douloureusement limpide, la raison tient en trois mots, trois mots que j'ai moi-même écris. Finalement je reste. Finalement je reste, c'est donc toi qui es venue.

J'ai envie de hurler.

La pluie crépite tout autour de nous avec un bruit assourdissant, elle rebondit sur le parapluie, la chaussée, roule en minuscules torrents entre nos pieds, la pensé furtive que c'est peut-être de mon fait surgit et s'en va aussitôt.

– Andrea… Depuis combien de temps tu es à Polaris?

Ce ne seront pas d'heureuses retrouvailles.

Les mots t'échappent et chacun me frappe comme une pierre, tu parles et c'est un éboulement. Le récit de ces trois derniers jours me fait deviner en négatif tout ce que tu passes sous silence, tout ce à quoi tu as dû renoncer pour venir ici en catastrophe, tout ce que tu as dû traverser dans ce pays étranger pour arriver jusqu'à moi. Ton humiliation aux douanes, cet homme de l'auberge de jeunesse (la rage qu'il ai pu te regarder ainsi me fait tourner la tête), tes affaires abandonnées et perdues sans aucun doute, ces coups et ces blessures, pour moi.

Et moi, qu’est-ce que j’ai fait pour toi?
Qu’est-ce que j’ai à t’offrir, maintenant que plus rien ne m’appartient, même pas mon propre avenir?

Ta main trouve mon épaule, l’enchantement est rompu, mon cœur explose. Avec une violence qui me surprend moi-même je te prends dans mes bras


pourquoi est-ce que même ta peau contre la mienne
je te sens si distante


le parapluie chavire.

– Je t’aime.

Je me déteste.

– J’aurai dû t’écouter, si je n’étais pas venu je n’aurai pas, je n’aurai pas…

J’ai le nez enfoui dans ton cou, mon Dieu comme ton odeur me rend fou. Un sanglot me secoue, nous secoue, le parapluie chavire à nouveau. Je m’agrippe à toi avec l’énergie du désespoir, mais comment te faire comprendre que je te veux loin d’ici?

– Andrea. Polaris est dangereuse. J’ai peur que… j’ai peur d’être dangereux. Pour moi. Pour toi. Oh, fuck…

– Elle? Andrea, si seulement c'était ça… Si seulement c'était si simple.

Abandonner ta chaleur est un déchirement. Je tremble en reculant parce que je suis terrifié de ce que je vais faire et de ta réaction, mais ai-je seulement le choix? Trois pas, je quitte le frêle abri de ton parapluie tambourinant, je suis sous l'orage qui fait rage. Aucune goutte ne m'atteint.

La facilité avec laquelle mon pouvoir a jailli, après plus de deux mois, me grise autant qu'elle me terrifie. Ce n'est pas son étreinte à toi que je veux c'est la sienne. J'entends bien la pluie qui s'en plaint

malgré tout, s'écarte comme un rideau pour me laisser au sec. Si tu as une rivale en amour, meermin, c'est bien elle, c'est bien l'eau.

Te mentir ne servirait à rien, je suis pour toi un être sans mystères. Quand bien même je voudrais te cacher quelque chose j'en serai incapable, tu portes en toi un morceau de mon âme, je sais que la réalité aussi irréelle qu'elle soit vaudra toujours mieux qu'une histoire que balayera le premier coup de vent. Non, te mentir ne servirait à rien et je ne veux pas te mentir. Je veux te protéger de choses, de gens, d'êtres, de situations que je suis moi-même incapable d'appréhender. Le mieux que je puisse faire alors est de te dire ce que je sais, tout ce que je sais, le si peu que je sais.

– L'âme d'une étoile est tombée du ciel et dans sa chute, l'un de ses éclats s'est accroché à moi. Nous sommes plusieurs à Polaris à avoir reçu une partie d'elle et à avoir éveillé un don. Je ne sais pas qui ni pourquoi, mais on nous chasse. Il y a eu des morts. M'éloigner de mon cercle c'est risquer ma vie. Me rapprocher de toi, c'est risquer la tienne.

Je crois que j'espère te faire peur, te faire fuir, le plus loin possible.
Je ne suis pas prêt à te perdre, à te perdre toi aussi.
J'ai l'impression d'avoir le cœur en vide.

– …Sei incredibile, sai?

C'est tout ce que j'arrive à te dire, dans mon pauvre accent flamand.

Un sourire falot sur mes lèvres.

C'est tout ce que j'arrive à t'offrir, moi qui voudrais te donner le Soleil, la Lune, les étoiles par-dessus et le monde tout entier.

Mais quand tu reviens prendre mes mains, entremêler nos doigts, que tu ouvres la bouche pour commettre l'irréparable, je craque.

C'est trop dur. C'est trop dur.

Mes larmes jaillissent et ravagent avant que j'ai eu la chance de faire quoi que ce soit et je tombe à genoux, mon visage trempé pressé contre tes mains blanches. Je pleure et je pleure et je pleure, pour moi, pour toi, pour nous, pour cette maison avec une une vue sur la baie, pour notre «ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants», tous ces rêves qu'on pouvait effleurer et que j'ai, peut-être, sans doute, irrémédiablement détruit en fuyant, en venant à Polaris, en croisant le chemin de Cursa, et tout ça pour quoi? La gloire, des miettes de gloire quémandées comme un chien, une couronne en or des fous.

Tes mots qui sont autant des caresses que des couteaux

Pourquoi toi?

Pourquoi rester alors que je ne fais que t'accabler de malheurs?

Qui suis-je pour mériter tant des sacrifices?

Mais que ferai-je sans toi? Ton absence est une machine de guerre. Je ne veux pas te dire adieu. Je t'aime.

Andrea, oh Andrea

À ma place, tu en aurais fait de même.

…

je ne sais pas




La pluie valse autour de nous sur la pointe des pieds. Elle voudrait laver mon chagrin.

Je relâche tes pauvres mains que j'ai tant malmenées, essuie mon visage, secoué de hoquets encore. Est-ce une impression ou la pluie se calme-t-elle? Le regard que je lève vers toi brille comme les pierres au fond d'un ruisseau. Tu es si grande, si belle, si forte. Excuse-moi de tout te faire porter.

– …

La promesse que je veux te faire elle n'existe pas en mots. Permets-moi de la sceller malgré tout, en embrassant le fantôme de l'anneau que j'ai passé à ton doigt.

Un scintillement qui serpente le long de ta nuque, la chaîne qui tombe à tes pieds. Cet anneau dans ta paume tendue, que j'ai acheté avec ma première grosse vente, quand ma côte a commencé à s'affoler sans que personne, moi le premier, n'y comprenne rien. Dans ce tourbillon qui m'aspirait, c'était à toi déjà que je me raccrochais. Le 23 janvier 2019, tu as accepté de lier ton destin au mien. On ne se fiance jamais deux fois d'ordinaire, mais toi et moi, nous n'avons jamais vraiment fait les choses comme il fallait, n'est-ce pas?

– Te passer l'anneau au doigt sous la pluie? Vraiment? Zo romantisch…

J'avais oublié comme c'était bon de sourire – vraiment. De te sourire à toi. De te taquiner à propos de toutes ces fleurs bleues que tu fais pousser dans ton jardin secret, que j'aime tant tresser dans tes cheveux. La bague passe de ta main à la mienne, de ma main à ton doigt, elle retrouve sa place sur ce fin croissant pâle. Je repense à des moments heureux et ces souvenirs me réchauffent, je n'avais pas réalisé à quel point j'avais froid. Hum… non, ce n'est pas correct. Je n'ai pas froid, je le suis. Je réalise, un peu tard, que tu ne tiens plus ton parapluie, qu'il gît ouvert quelques pas derrière toi. Oh, on a vécu pire. Ces vacances en Angleterre…

– Désolé d'avance. Je fatigue.

C'est comme un fil qui rompt, avec un petit ping métallique. La pluie qui rebondissait contre ma volonté tendue au-dessus de nos têtes se précipite à notre rencontre, crépitant de joie. Ta main serrée dans la mienne je te tire vite, vite à l'abri d'une entrée d'immeuble, je suis dégoulinant, frigorifié, hilare.
Je suis désolé de t'entraîner là-dedans, Andrea. Je ne sais même pas où je vais. J'ai peur de me retourner pour te regarder et te perdre aussitôt, Eurydice traînée aux Enfers. Il n'y a aucune raison pour que ce destin tombé du ciel rejaillisse sur toi aussi. Mais je te connais, je connais ce regard. Rien dans cet univers ne pourrait te faire changer d'avis. Alors je serai là. Cette fois-ci, tu pourras compter sur moi.

– Dis… Tu m'autorises à t'embrasser?

C'est toi et moi contre le monde.