16.10.2021
Isak Bjorntvedt
Ouvre grand ta gueule
14:29.
14:30.
Graham passa la porte du salon de tatouage parfaitement à l’heure, comme toujours.
Il n’avait jamais été en retard à un seul rendez-vous de sa vie ; ce n’était tout simplement pas dans ses gênes. Aucun Ikeda n’arrivait après l’heure annoncée. C'était une grande fierté de ses parents, et il avait pris le pli. Ses enfants commençaient aussi. Ça faisait doucement rigoler Fubuki, à juste titre.
Il s’avança dans la pièce d’un pas tranquille, avec l’air naturel de celui qui remet les pieds dans un endroit familier. Ce qui était le cas.
Ça faisait quoi, vingt-cinq ans qu’il venait se faire tatouer ici ? Presque trente ? Quelque chose dans ces eaux là ? Le temps passait décidément à une de ces vitesses…
Et tiens, d’ailleurs, de quand datait sa première pièce ? Il se rendit compte avec une certaine honte qu’il n’en avait plus aucun souvenir. Il n’était même pas sûr de pouvoir la replacer avec exactitude. Un des petits poissons du haut de son bras, peut-être ? Ça lui disait quelque chose… Bah… peu importe. Il n’était pas là pour faire un exposé. Ça lui reviendrait quand ça devrait, et pas avant.
La pièce était accueillante, sans aucune comparaison avec le réputé salon des CDC (et quelle réputation…). Ici, on n’avait pas l’impression de pouvoir attraper le tétanos en respirant un peu trop fort, et c’était déjà plus qu’il n’en fallait.
Il s’avança vers une table, dans un coin de la pièce, sur laquelle était penchée un jeune type à couettes.
Isak.
- Salut, fils, lança-t-il joyeusement en s’approchant pour jeter un coup d’œil rapide sur ce qu’il était en train de faire. C’est une future commande ?
Il se redressa et continua son tour de la pièce, regardant les nouveaux cadres et dessins accrochés aux murs, pour lui laisser l’espace dont il avait besoin. Il était à peu près sûr qu’Isak n’aimait pas qu’on l’observe par dessus son épaule.
- Ta monstera est en train de mourir, grogna-t-il, les mains dans les poches devant une pauvre plante qui avait connu des jours meilleurs, plus pour lui-même que pour le tatoueur, qui, de toute façon, avait l’air bien trop concentré pour l’écouter jacasser.
Il releva légèrement la tête, son regard en coin se perdant vers le bureau, et le tatoueur qui y dessinait.
Isak.
Il avait bien changé, depuis leur première rencontre. Cinq ans déjà, s’il calculait bien.
Quatre ans depuis cette nuit-là. Il se frotta le visage, contint un long soupir.
Quatre ans.
- Je peux venir un autre jour pour les retouches si t’es trop occupé, hein. Ça ne presse pas.
ouvert ?
Un mouvement dans ton champ de vision te fait presque sursauter tant tu étais plongé dans tes pensées. Tu éteins ta musique, retires ton casque. Il est déjà quatorze heures trente ? Tu jettes un œil à ton portable tout en sachant que Graham est toujours à l’heure et que l’horloge de t’en donnera que la confirmation. « Salut l’vieux. » Graham, cette figure paternelle plus qu’un ami. Tu ne te souviens plus de la dernière fois où ton propre père t’as appelé “fils”. Sans doute une époque lointaine où il avait encore un peu foi en toi, si tant est qu’il en ait jamais eu. Alors c’est vrai que, quand cet homme qui n’est pas du tout de ta famille t’appelle ainsi, ça te fait chaud au cœur. À ses yeux tu n’es pas un bon à rien. Ça fait du bien. Ça change. Ça réconforte. « Ouais. La nana veut la tête de Medusa dans l’dos. Mais sincèrement, elle va morfler. Elle est aussi maigre que mon poignet. » Et toi, t’es déjà bien peu épais.
Tu jettes un oeil dans sa direction puis sur la plante et hausse les épaules avant de reprendre ton dessin. « Ouais bah… J’ai d’autres priorités. » Et quelles priorités… Survivre par exemple. Là, plus d’ombres. Ici, plus de lumière. Là encore, retoucher le trait pour qu’il soit plus précis. Et puis ranger le croquis pour ne pas tout foutre en l’air en le travaillant de trop sur un coup de tête. « Qu’est-ce que tu racontes comme conneries ? J’ai toujours du temps pour les retraités ! Surtout pour toi. » Tout ça en plus de la dimension financière et du travail. Tu n’as pas envie de rester seul à ne rien faire. La présence de Graham sera une bonne distraction de tous tes problèmes.
16.10.2021
isak bjorntvedt
ouvre grand ta gueule
- Ah ouais ? La pauvre, si c’est son premier, elle va plus jamais vouloir en refaire… répondit-il avec une certaine compassion dans la voix.
Mais Isak, en plus d’être un très bon artiste, était un talentueux tatoueur. Il ne doutait pas une seule seconde qu’il prendrait toutes les précautions imaginables pour que la nana en question en souffre le moins que possible. Il y avait fait très attention, depuis le début, et sa technique s’était incroyablement perfectionnée depuis.
C’était un bon, ce petit, et c’était entre autre pour ça que Graham revenait chez lui aussi souvent.
Ça, et le fait qu’il s’était pris d’affection pour ce môme.
Il jouait les durs, le Isak, mais Graham devinait, Graham savait qu’il en avait bien plus sur le cœur qu’il ne lui avait jamais partagé.
Oh, il se connaissait lui-même sur le bout des doigts. C’était son air renfrogné et taiseux qui l'avait intrigué, la toute première fois qu’il l’avait rencontré, et qu’il avait planté son aiguille et son talent dans sa peau pour la première fois.
Un petit mec à problèmes, et Graham avait la fâcheuse tendance à penser qu’il pouvait prendre tous les oisillons perdus sous son aile.
et si tu te concentrais sur ta famille d’abord, mon vieux ?
Plus facile à dire qu’à faire quand on ressent un amour sincère pour la moindre personne que l’on croise dans la rue.
et si tu te concentrais sur ta famille d’abord ?
Graham leva les yeux au ciel et attrapa un verre d’eau qui trainait, en vérifia la propreté, et le remplit pour aller hydrater la pauvre plante qui ne demandait qu’un peu d’amour et un peu d’eau.
Comme Isak, finalement. Fameuse métaphore.
- Si je dois revenir toutes les semaines juste pour donner à boire à ta plante à ta place, ça va finir par ne plus être rentable, lâcha-t-il en lui jetant un coup d'œil amusé.
Il reposa le verre vide près de la plante (allez, reviens-nous en forme, ok?) et s’approcha à nouveau d’Isak, un air parfaitement outré sur le visage.
- Je ne te permets absolument pas, petite fouine, grogna-t-il en lui donnant une petite tape sur l’arrière du crâne. Je suis dans la fleur de l’âge et -non en vrai c’était juste pour m’assurer que t’étais pas surchargé de boulot, mais si tu me confirmes que non…
Il enleva sa veste qu’il posa sur le dossier d’une chaise vide.
Il n’avait qu’un peu de remplissage à corriger sur une petite zone dans son dos, ça ne lui prendrait pas longtemps.
- Comment tu vas, sinon ? demanda-t-il, comme si de rien n’était.
ouvert ?
Les bras croisés, presque avachi dans le fin fond du canapé en faux cuir, tu l’observes de tes yeux foncés. « Je penserais pas à l’arroser. » Tu lâches. « Je suis un homme occupé moi. » Oh il est occupé. Tu le sais. C’est d’ailleurs d’une si simple logique. Comment ne pouvait-il pas l’être avec son métier ? Avec sa femme ? Ses enfants ? Tu serais bien incapable de faire tant de choses. Tu as déjà bien du mal à te gérer toi tout seul alors faire en sorte d’aider autrui ? Non merci. « T’as qu’à l’emmener avec toi en partant. Ça t’évitera de faire le chemin. » C’est plus un ordre qu’une suggestion. La plante va crever sinon.
Et puis lui qui peste. Et puis sa main qui vient taper derrière ta tête. Et la tienne qui frotte à l’endroit de l’impacte plus par réflexe que pour autre chose. « Elle est fanée la fleur là. » L’emmerder, vraiment une passion. Presque un sport olympique à ce niveau. Haussement d’épaules. Du taff tu en as. Juste assez. Pas trop. Ni trop peu. Juste assez. « Je suis clairement pas à plaindre. Je sais gérer mon temps pour ne pas être overbooké on va dire. » Ouais, on va dire. En réalité, tu n’as pas vraiment le choix. Trop de travail, tu ne pourrais pas le supporter. Trop de travail, ça t’a déjà fait replonger plusieurs fois auparavant. « Je vais bien. » Tissu de mensonge. Tu ne vas pas bien. Tu vas mal. T’es au fond du trou. T’es au fond du trou mais il n’a pas besoin de le savoir. Pas besoin de l'inquiéter. « Et toi ? »