Lassitude
[RP-C04-01]

Ne repose pas de questions sur sa sœur.
Quand les trois coups retentirent, il n'y eu pas le «Entrez!» classique. Au lieu de ça, la porte s'ouvrit presque immédiatement devant Numa dans un mouvement ample et doux.

– Bonjour, monsieur Celestial. Je vous en prie, prenez place.

Quand Benjamin avait eu la notification d'un nouveau rendez-vous, le vendredi précédent, il avait un peu pâli. Il avait reçu Numa l'avant-veille et les choses ne s'étaient pas vraiment bien passées. Du point de vue administratif, il n'y avait rien à déplorer; mais du point de vue humain, il avait été tout simplement désastreux. Et puis les rumeurs et les chuchots avaient commencé à arriver. Des coups de feu dans l'Octant. Un braquage qui dérape. Des morts. Du verre brisé, partout. Une librairie.
J'aurai dû accepter son invitation.
Cette réflexion n'avait bien sûr aucun sens: Benjamin ne voyait pas par quel aléa du destin le fait d'aller boire un café avec l'étudiant aurait empêché deux criminels armés de surgir dans sa boutique le lendemain. Aller boire un café n'aurait pas empêché la tragédie. Ces deux données n'avaient aucune corrélation. Mais l'apparence de Numa lui porta, derrière le visage professionnel et impassible qu'il s'efforçait de maintenir, un coup au cœur. Il n'avait jamais vu le jeune homme dans un tel état. Ils se ressemblaient, tous les deux, dans leur façon de présenter au monde une façade; celle de Numa menaçait de s'écrouler à chaque instant.
Benjamin referma la porte en veillant à faire le moins de bruit possible et, de son pas silencieux, regagna son bureau. Pas de bruits trop forts, pas de gestes trop brusques; les voilages avaient été tirés pour tamiser la lumière et l'odeur de son thé du matin (thé noir bergamote infusé à 95° pendant quatre minutes, sans lait) flottait encore dans l'air. Un bureau de secrétaire n'est jamais très chaleureux, mais il se donnait beaucoup de mal pour.

– J'ai pris la liberté de bloquer une heure pour ce rendez-vous, ne sachant pas à quoi m'attendre. Aussi, ne vous sentez pas pressé par le temps. Nous irons à votre rythme.

Benjamin H. Baldwin

Lassitude
[RP-C04-02]

– En effet.

Que pouvait-il ajouter d'autre? Benjamin n'était effectivement ni psychiatre, ni psychanalyste, ni psychologue. Il n'avait pas vraiment le profil ou le tempérament qui collait aux métiers dits du care. Son truc à lui c'était la politique, l'administration, le droit, les montagnes de paperasse et les formulaires à n'en plus finir, les textes juridiques et les règlements. Malgré tout, il ne manquait ni de discernement ni d'empathie. Il savait bien que cette remarque de la part de Numa était une pique, le jeune homme se comportait comme un animal blessé, mais répondre à l'agressivité par l'agressivité ne menait jamais à rien.
Il récupéra la feuille et la parcourut rapidement avant de hocher la tête d'un air satisfait. Il se détourna un moment de son interlocuteur pour en réaliser une photocopie, qu'il glissa ensuite dans une nouvelle farde bleu pervenche qu'il avait pris soin de préparer en avance.

– Vous pouvez récupérer cette attestation, merci de me l'avoir apportée. Concernant les services de police… c'est une première pour moi aussi. Je suppose que le procès-verbal de placement en garde à vue pourrait faire l'affaire, pour autant que vous parveniez à vous le procurer… Avez-vous fait appel à un avocat, de famille ou commis d'office? Si oui, une lettre sur l'honneur de sa part sera amplement suffisante. Cela étant dit, je vais être honnête avec vous: compte tenu des circonstances, je ne pense pas que justifier ces absences soit une nécessité. Elles n'auront aucun impact sur la réussite de votre année. Consacrez plutôt ce temps et cette énergie à vous occuper de vous. Puisque vous avez abordé le sujet, j'espère que vous bénéficiez d'un soutien psychologique professionnel. Si non, les services de l'université comme ceux de la police devraient pouvoir vous conseiller.

Il lui fallut toute sa bonne volonté pour ne pas rouler des yeux à ses propres phrases. Devoir exprimer son inquiétude sincère par le filtre du langage bureaucratique était un enfer, mais il ne parvenait pas à s'en défaire. Tout comme sa froideur feinte, cette langue si artificielle et détachée de la réalité était une défense, un garde-fou, autant pour les autres que pour lui. Les sentiments, l'affect, tout cela ne collait pas bien avec la machine administrative, dont le régime alimentaire consistait de nombres et de sigles.
Ses lunettes firent un petit bruit sec quand il les posa sur son bureau. Sans elles, le monde devenait flou, le monde devenait doux. Les angles s'arrondissaient, les formes se brouillaient, les frontières s'estompaient. Ces lunettes aussi étaient un bouclier, un barrage pour son regard si intense qui ne savait dire que oui ou non, tout ou rien. Sans qu'il se rende compte, une de ses mains avait glissé vers l'avant, vers Numa. Une invitation à se laisser apprivoiser.

– Je tiens également à vous présenter mes excuses concernant mon indélicatesse lors de notre dernier rendez-vous. Je veillerai à l'avenir à ce qu'une telle maladresse ne se reproduise plus.

Benjamin H. Baldwin

Lassitude
[RP-C04-03]

Une aspirine? Il devait bien avoir ça quelque part, oui. Il se recula dans son siège pour ouvrir un tiroir, avant de se rappeler que sans ses lunettes il était incapable de distinguer sa propre mère d'un portemanteau. Le monde regagna sa dureté et sa précision.
Dure et précise également la deuxième pique de Numa, qui lui fit si mal au cœur qu'il aurait bien eu besoin d'un antidouleur, lui aussi. L’administrateur en lui voulut condamner cette insolence, mais l'être humain se contenta de serrer les dents et d'encaisser.

– Votre aspirine. Je vais vous chercher un verre d'eau.

L'aller-retour de son bureau à la salle de bain mettant moins d'une minute, Benjamin ne s'inquiéta pas de laisser Numa seul. Et en effet, il revint quelque secondes plus tard; mais ces quelques secondes à être en mouvement lui firent le plus grand bien. Le verre d'eau fraîche qu'il avait en main fut déposé sur le bureau, mais lui-même n'alla pas se rasseoir derrière.

– C'est une période particulière pour beaucoup de monde. Moi y compris.

Vision mythologique: Benjamin Baldwin se laissa aller à s'appuyer sur le bord de son bureau. En attendant que Numa finisse de boire, il produisit une lingette et s'ingénia à astiquer ses verres de lunettes, avant de rajuster son nœud de cravate – un tic dont il ne parvenait pas non plus à se débarrasser.

– Est-il trop tard pour accepter votre invitation?

Benjamin H. Baldwin

Lassitude
[RP-C04-04]

La journée fut rapide et chargée; suffisamment rapide et chargée pour que Benjamin n'ai pas le temps de repenser à ce qu'il avait fait. Et quand sa journée de travail se termina, il risquait déjà trop d'arriver en retard pour tourner et retourner la situation dans son cerveau. Ne pas se laisser le temps de penser était une stratégie comme une autre.
Numa Celestial et lui avaient fixé leur rendez-vous à 17h30. Benjamin avait proposé quelques lieux différents aux Clématis et à l'Octant, mais l'étudiant avait insisté pour qu'ils se retrouvent dans un café de l'avenue commerçante. Il voulait peut-être ainsi exorciser l'endroit du drame, remplacer les souvenirs douloureux par d'autres plus inoffensifs.
Quand il arriva à l'adresse convenue, Numa attendait déjà, assis à une petite table un peu en retrait. Benjamin déposa son parapluie – la pluie s'était mise à tomber au moment où il quittait le campus, cette pluie fine et pénétrante des automnes astériens – et alla prendre place face au jeune homme bien trop blond.

– Je ne pense pas être jamais venu ici auparavant. Je fréquente plutôt le Willy's en haut de l'avenue, ils servent un excellent full English.

Le Willy's était aussi le café où Hego et lui se retrouvaient, et avant Hego, d'autres conquêtes… ce qu'il évita soigneusement de mentionner.

Benjamin H. Baldwin

Lassitude
[RP-C04-05]

– Ça n'aurait pas été très correct de ma part de vous poser un lapin. Et je suis quelqu'un qui tiens ses promesses.

Il ne pensait pas venir non plus.
Bon, c'était plus compliqué que ça. Cette fois-ci, c'est lui qui avait proposé ce rendez-vous et il l'avait fait de son propre chef, sans se sentir forcé par quoi que ce soit, en toute lucidité d'esprit. Il était conscient des tenants et des aboutissants, de l'équilibre qu'il lui faudrait naviguer et maintenir. Malgré tout, malgré ses efforts pour ne pas y penser, il avait hésité à venir. Benjamin avait peur, tout simplement. Peur de laisser un étudiant écarter un pan du voile qu'il s'ingéniait à maintenir tiré sur sa vie privée, peur de ne pas être à la hauteur de ce que Numa attendait (mais qu'attendait-il de lui?), peur de Numa lui-même sans doute, de ses blessures à vif et de ses fêlures aux bords tranchants.
Malgré tout, Benjamin était heureux d'être là. Heureux de finir sa journée de travail par une boisson chaude dans un café accueillant, de regarder la bruine par la baie vitrée, heureux aussi d'être en bonne compagnie: il aimait bien Numa, il était également un grand lecteur, tous deux pourraient peut-être avoir une discussion sur leurs livres du moment, les dernières nouveautés qui font vibrer et les classiques relus jusqu'à l'usure, la beauté de certaines éditions, une interview de telle autrice admirée…
Ou ils pouvaient parler de son frère mort.

– Votre frère… Monsieur Léon.

Benjamin l'avait à peine connu. Il avait pris ses fonctions depuis peu quand Léon Celestial était décédé dans un accident de voiture. Il était en lettres classiques si ses souvenirs étaient bons, comme Numa, comme… Madison. Il se demanda si l'évocation du grand frère était une invitation à aborder le sujet de la petite sœur, mais préféra ne pas tenter le diable. Le traumatisme de son agression avait l'air encore très présent. Numa ne lui avait-il pas dit que Madison était morte, alors qu'elle avait miraculeusement survécu à ses blessures? Il devrait s'en réjouir, et pourtant…

– Je peux prendre votre commande?
– Pour moi, un americano, s'il-vous-plaît.

Si la conversation continuait sur cette voie, il allait avoir besoin de caféine.

Benjamin H. Baldwin

Lassitude
[RP-C04-06]

Numa était beau. Benjamin avait fini par faire la paix avec cette beauté et l'attirance qu'il avait pour elle. Dans un autre contexte, sans rapport de force hiérarchique, sans les huit années qui les séparaient, il lui aurait peut-être dit: «vous êtes beau, Numa». Mais il était un membre de l'administration de l'université que l'étudiant fréquentait et cela suffisait à ses yeux à mettre fin à l'histoire avant même qu'elle ne commence. Malgré tout, quand le jeune homme sourit, il sentit un petit agacement du côté du cœur. Sourire le rendait magnifique.

– «Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais les familles malheureuses le sont chacune à leur façon.»

Il avait voulu dire autre chose, mais la citation lui était venue spontanément aux lèvres. Cette phrase ouvrait l'Anna Karénine de Léon Tolsoï, mais elle pouvait tout aussi bien ouvrir l'histoire de l'humanité entière: une preuve supplémentaire, pour autant qu'il en ai fallu une, du génie de la littérature russe. Depuis le début de sa carrière dans le social puis le service public, Benjamin en avait vu, des familles malheureuses. Il en avait vu, des gens à qui il ne restait plus que la parole, des gens qui avaient juste besoin de parler et d'être entendu, comme pour alléger, le temps d'une conversation, un fardeau bien trop lourd pour que qui ce soit ai à le porter.

– Je suis là pour vous écouter, monsieur Celestial. Ne vous sentez ni forcé, ni obligé, ni coupable de quoi que ce soit. Si je commence à me sentir mal à l'aise, je vous le ferai sa-

Il fut interrompu par la vibration du téléphone de Numa, qu'il avait laissé sur la table – pas le comportement le plus poli quand on était en compagnie de quelqu'un, mais Benjamin se doutait que le jeune homme devait être en attente d'appels ou de messages importants. Et au vu de la pâleur de Numa quand il termina la lecture, les nouvelles n'étaient pas bonnes. Benjamin voulut lui demander ce qu'il y avait, mais il ne fut pas assez rapide.

– Que vouliez vous savoir sur ma sœur?

Un silence. Il abordait le sujet, celui qui quelques jours auparavant avait provoqué chez lui une telle colère qu'il avait quitté son bureau sans se retourner. Prudemment, très prudemment, Benjamin répondit.

– … Comment se porte-t-elle? J'ai entendu dire qu'elle avait quitté l'hôpital pendant l'été. Je lui avais envoyé un courriel concernant sa réinscription à la faculté de lettres, mais je n'ai jamais eu de réponse de sa part.

Benjamin H. Baldwin

Lassitude
[RP-C04-07]

Benjamin était mal à l'aise. Comment ne pas l'être, à sa place? Plus Numa parlait, plus sa voix baissait, plus sa voix baissait, plus elle se faisait douce, beaucoup trop douce. Benjamin. Un frisson, qu'il ne parvint pas à masquer. Une grande gorgée de café noir, pour se donner de la contenance. Il s'était brûlé la langue. Cette étrange sensation, entre la douleur et l'anesthésie, convenait étrangement bien à la situation. Tout lui criait de partir, de se lever et de partir.

– Je ne suis pas votre psy, monsieur Celestial. C'est vous-même qui me l'avez dit. Mais si vous teniez tant à m'inviter, c'est qu'il y a une raison, n'est-ce pas?

Il n'aimait pas les les devinettes et les mystères. La complexité ne lui faisait pas peur, il ne disait jamais non à un challenge, mais dans son métier tout suivait une certaine logique, un ensemble de règles, autant d'outils qui permettaient de déchiffrer les situations les plus alambiquées. Quand il fallait sortir des sentiers battus, improvise, s'adapter, il savait se montrer souple, faire preuve d'inventivité, d'empathie, de rapidité de réflexion. Mais Numa était encore au-delà de ça. Il parlait par énigmes et cachait son jeu, inventait et détruisait les règles au fur et à mesure, comme s'il cherchait à le semer… ou à se protéger.

– Qu'est-ce que vous attendez de moi, monsieur Celestial?

Il étendit la main, moins une invitation à la saisir qu'un signe qu'il était là, bien présent. Puis, plus bas, et son regard aurait fait tomber Jericho:

– Qu'est-ce que vous attendez de moi, Numa?

Benjamin H. Baldwin

Lassitude
[RP-C04-08]

La main dans la sienne le fit sursauter. Inattendue, intrusive, électrique, froide. Désagréable au possible. Benjamin pâlit, voulut rompre le contact, il n'y arriva pas, c'est même l'inverse qui se produisit, il serra un peu plus fort, son cœur accéléra, son souffle avec. Sa voix aussi, froide, dénuée de la moindre émotion. Ses yeux, épuisés, résignés. Numa, il le réalisa tout à coup – l'impact le laissa imbécile quelques secondes – était une cause perdue. Il empestait la mort.

– Numa, qu'est-ce que… Que vous arrive-t-il?

Il ne pouvait pas le laisser partir mais il s'éloignait malgré tout, il tenait sa main mais il était déjà hors de portée, Benjamin refusa, Benjamin se révolta, il voulait lui hurler de demander de l'aide, à lui, à la police, à un psychiatre, il savait que ça ne servirait à rien, Numa se noyait sous ses yeux et il ne pouvait pas plonger pour le sauver, une couche de glace (épaisse, transparente, parfaite) les séparait irrémédiablement.
La dernière fois qu'ils s'étaient quitté, le jeune homme avait reçu une balle dans la clavicule et emporté deux vies en contrepartie. Qui sait quel échange allait s'opérer dans la grande balance cosmique quand ce rendez-vous prendrait fin.

– Parlez-moi, Numa. Parlez-moi de tout, tout ce que vous voulez, tout ce qui vous passe par la tête. Peu importe si ce sont des mensonges, des histoires, des rêves. Peu importe si je vous crois ou non. Parlez-moi. C'est tout ce que je vous demande.

Benjamin H. Baldwin

De rien.
[RP-C04-09]

Benjamin voulait que Numa parle, c'est ce qu'il fit. Une fois lancé, ce fut comme si plus rien ne pouvait l'arrêter.


Quand le flot de parole cessa, Benjamin eut besoin de quelques secondes pour revenir à la réalité. Le café. La bruine dans la rue. Sa tasse vide. Le sourire poignardant de Numa et ses mains et les marques rouges de ces mains sur la sienne.

Est-ce que Benjamin le croyait? Non, bien sûr que non.

Est-ce que Benjamin le croyait? Oui.

Il ne croyait pas en son histoire, en cette fable échevelée et sombre d'étoiles et de sang. Mais il croyait en sa sincérité, en sa douleur, en la sincérité de cette douleur. Sa logorrhée n'avait peut-être ni queue ni tête, mais ça n'était pas la forme qui importait. Et le fond du récit de Numa était un abîme de souffrance, une détresse si violente qu'il ne pouvait même pas commencer à imaginer.

Il resta silencieux. Que pouvait-il bien dire? Que pouvait-il bien faire?

Main meurtrie rencontre main frémissante. Je suis là. Je t'ai entendu.

Un signe à l'adresse de la serveuse, pour demander l'addition. Oui, il réglait les deux consommations. Se lever, mettre son manteau, prendre sa serviette dont le cuir brun luisait. Ne pas partir. Attendre.

– Permettez-moi de vous raccompagner chez vous.

Benjamin H. Baldwin