Paumé. Tu n'as pas oublié. C'est... dommage. Quoique, non, tu ne veux pas oublier. Tu revois la scène. Toi, au milieu du salon, Andrea, à l'entrée de l'appartement. Et les putains d'étincelles, qui te rendent fou. Tu ne sais pas quoi dire. Tu ne sais pas quoi lui dire.

Tu as demandé à Andrea, avec une ombre sur le regard, si elle pouvait dormir sur le canapé ce soir-là. Au final, c'est toi qui as dormi sur le canapé - de ton propre chef. Tu n'as pas bien dormi. Même dans ton lit, tu n'aurais pas bien dormi, tu supposes. Tu ne sais pas ce qu'il t'arrive, et tu te dis - que tu ne mérites peut-être pas ça. Pas encore quelque chose. Quelque chose en plus. Tu n'en as pas besoin.

Tu décides de faire ta vie comme si Andrea n'était pas là - au réveil. Eviter ses questions. Eviter ses remarques, qui seront sûrement pétries d'inquiétude et de curiosité, mais auxquelles tu n'as pas envie de penser - parce que c'est un reflet de tes propres pensées. Et surtout, éviter ses regards. Parce que c'est ce qui te fera craquer, sûrement - sûrement.

Alors tu te lèves, tu t'étires, et tu t'assois sur le canapé, tes mains sur ton visage. Tu te souviens de tout, plus clairement que jamais, plus vibrant et clair et net que jamais. C'est une malédiction. Une fichue malédiction - et tu n'es pas encore en retard, avec un peu de chance tu pourras aller au taf, mais est-ce que tu as vraiment envie d'y aller ? Est-ce que tu veux électrocuter un gadjo qui n'a rien demandé ? Pire, un étudiant ? Sans façon. Oui, non, c'est mort, impossible que tu y ailles, mais tu allais quand même prendre la poudre d'escampette, filer à l'anglaise, ça pourrait le faire -

Tu tournes la tête et là - Andrea, épaule contre l'encadrement de la porte de ta chambre, bras croisés.
Goutte de sueur.

Reprend tes esprits. Tu lèves les yeux vers Andrea à nouveau et lui sourit. Tu ne peux pas oublier Andrea, tu en es convaincu désormais, tu penses à elle tout le temps de toutes façons. Elle n'est pas au centre du tourbillon de tes soucis, elle n'est pas encore tombé dans l'œil de la tempête, mais ça ne saurait tarder - pour l'instant, elle se fait balloter dans les bourrasques, incapable de se sortir de la tornade. Ca te fait de la peine. Parce qu'elle ne mérite pas. Personne ne mérite, en fait, et surtout pas vous deux.

Ton sourire fait pitié.

Mais bon, avec un peu de chance elle aura la délicatesse de ne pas te le faire remarquer. Tu lèves la main et gratte tes cheveux, pensif. Ouais, normalement j'y vais. Après, je... Non. Tu n'as pas le droit de mentionner ça, pas après tous les efforts pour ignorer l'existence même d'Andrea, parce que tu avais un problème. Tu n'as pas le droit de lui infliger ça. Tu baisses la tête et détourne le regard. Je sais pas. Je me sens pas en très grande forme, ce n'est même pas un mensonge, tu as l'impression qu'on t'a enterré dans un champ pendant la nuit et qu'on t'a déterré pour te reposer tranquillement dans ton salon au petit matin. Tu te lèves et te diriges vers la cuisine. T'as faim ? Je te fais à manger si tu veux. J'ai largement le temps.

Tu n'as pas envie de perdre Andrea. C'est bien la seule personne que tu as gardé auprès de toi toute ta vie, même si vous vous perdiez de vue de temps à autre, même si parfois des années s'écoulaient sans que vous ne vous adressiez la parole. Tu n'as pas envie de la terrifier et de la faire fuir -

Le mouvement de recul t'a fait mal. Elle ne t'a pas poussé, mais c'est tout comme. Ton coeur se serre et tu retiens de justesse un soupir abattu alors que tu te retrouves dans la cuisine en te demandant vaguement ce que tu fais là. Ah, oui. Le petit-déjeuner. Tu la regardes sortir tout et rien des placards, du frigo. Aucune idée. Je pensais pas non plus faire un truc très élaboré. Tu lui souris, alors que tu lui adresses la parole dans un italien plus que respectable. Peut-être que tu veux la mettre à l'aise; il te semble que vous aviez déjà été soumis
à cet exercice, devoir vous parler simultanément dans une langue qui n'était pas la vôtre. Toi en italien, elle en grec, et avec de l'anglais pour combler parce que tout de même.

Qu'est-ce qui te ferait plaisir ? tu continues, partant instinctivement pour poser ta main sur son épaule, comme tu le fais souvent... mais tu te retiens. Ce n'est peut-être pas une bonne idée.

Elle te fait peur, Andrea. Parce que tu sens qu'elle ne va pas bien. Tu sens qu'elle est au moins aussi instable que toi, et ça te met mal à l'aise.

Tu
Sais ce qu'il se passe avec Kees. Enfin, ce qu'il ne se passe pas, en tous cas. Tu observes la bague de fiançailles qui pend tristement à son collier. Tu te demandes si Andrea fait réellement tout ça pour qu'on ne la lui vole pas, mais tu préfères ne pas trop faire ta fouine et te mêler de tes oignons, même si les oignons d'Andrea t'intéressent grandement.
Mais elle a l'air si triste.

Tu lui souris, observant ta main entre les siennes, et la distance de sécurité qui te fait mal. Vous êtes des tactiles, tous les deux. Des gens qui parlent avec leur corps. C'est étrange de se contenir de la sorte. Tu songes à une paire de gants noirs. Ah, oui, tout ça... ça te rappelle quelque chose. Cet étrange retournement de veste, de situation, de comportement. Tu plisses les yeux. Il faudra que tu enquêtes - si tu n'oublies pas.

Andrea, elle doit connaître ce ton. Tu l'emploies quand tu veux être pris au sérieux. Quand tu mansplain, comme elle s'était plu à le dire. Ca, tu t'en souviens. Et tu avais eu confirmation que cette conversation avait réellement existé. A moins que la confirmation en question soit fausse, elle aussi. Arrête. Je veux pas te faire de mal.

L'étincelle est telle que quand Andrea recule, il y a des petits éclairs entre tes doigts, comme une boule plasma un peu cheap. C'est... tu n'as jamais rien vu de tel. C'est improbable. Impossible, aussi, peut-être. Tu regardes Andrea en silence pendant quelques minutes avant de prendre ton courage à deux mains et de... fuir sans la moindre forme de procès la cuisine. Gros lâche.

Mais tu es outré. De ta propre impuissance, en réalité. Et de la vie qui te fait encore un croche-pied, alors que tu y croyais, à... tout ça. Tu n'avais plus beaucoup de souvenirs de la Grèce, il était vrai. Mais est-ce que tu devais réellement te souvenir que tu étais une pile humaine ? Bof. Enfin. Tu t'assois sur le canapé comme un enfant boudeur, les coudes sur les genoux et les doigts croisés devant ton nez. Tu es embarrassé et honteux. Tu y croyais, à ce contrôle de toi-même (?) qu'Andrea invoquait.

Tu ne tireras aucune satisfaction à lui dire que tu lui avais dis. Tu te contentes de fuir ton regard. Tu ne lui as même pas demandé si ça allait. Tu es un déchet, mais un déchet électrique. Joie ! Désolé, tu finis par lui souffler. Je sais pas ce que j'ai.