« Putain de boîte de conserve.

Tu jure, un petit coup de bien bien placé dans le bas du distributeur de confiseries. C'est pareil, à chaque fois que tu viens la voir à l'hôpital : tu peux être sûr que ce que tu vas commander va se bloquer en travers contre la vitre du distributeur. C'est genre une malédiction qui te pousse à essayer encore et encore, pour voir quand elle s'arrêtera. T'as bien dû claquer vingt ou trente balles en tout, c'est vraiment un scandale. Mais t'as pas la force d'aller demander à quelqu'un parce que sérieux : qu'est-ce qu'on s'en fout, y a tellement pire que tout ça, ici.

Un énième soupir et tu t'affales sur l'une des places assises à côté de la machine, y a pas grand monde entre nous, mais bon, les infirmières t'ont dit qu'elle allait revenir bientôt, qu'elle était sortie dehors, et autant dire que c'était plus que surprenant. Mais, t'étais ni médecin, ni parano alors t'avais juste décidé d'attendre patiemment sans chercher plus loin, traînant tranquillement sur ton téléphone quand un bruit t'avait poussé à relever finalement le regard. Cling clog cling clog. Eh ? Ah, un mec random avec une canne qui faisait un bruit monstre dans le hall, même lui avait l'air gêné par le bruit. Il t'avait fallu un délai monstrueux pour sortir de l'état du y m'dit quelque chose ce type et tu avais fait un bon sur tes toutes petites jambes pour lancer, plus fort que tu aurais voulu - un murmure aurait largement suffit :

« Riley ?!

Tu étais juste content, en fait. T'étais aussi le premier à avoir pris la défense du streameur sur Twitter quand il avait juste disparu, parce que c'était scandaleux que les gens viennent lui casser les couilles alors que s'il avait arrêté c'était sûrement qu'il avait toutes les meilleures raisons du monde - et il n'avait pas besoin de raisons. Mais, voilà, t'étais là comme un con à le regarder avec ton air ahuri de fan en reconversion. Tu t'en voulais, mais tu t'étais promis que si un jour tu avais la chance de le croiser, tu lui dirais à quel point ses streams chill du beau milieu de la nuit t'avaient aidé à tenir à des moments où t'avais juste envie de tout envoyer balader.

« Ouais, euh salut.

Et maintenant ? Maintenant tu n'en sais rien, t'as l'air bien embêté, te voir qui te tasse un peu sur toi même, comme si tu pouvais vraiment te faire encore plus petit que ce que tu es là, maintenant, ahuri. T'as l'air d'un microbe, pire, t'as l'air d'un ado qui aurait largué ses parents dans le couloir pour aller agresser le distributeur avec de l'argent volé dans la poche de ton père. Ou un truc du genre. Et maintenant ? Hé bien tu n'en sais trop rien. Peut-être qu'il se souvient de ton @, ou d'un truc du genre, mais t'as pas envie de forcer, et pourtant, tu désignes le distributeur avec un sourire gêné.

« Je voulais te payer un truc à boire, mais le distributeur m'emmerde.

Il va se barrer en courant - ouais, bon, façon de parler hein - en t'entendant, mais ça se voit que t'essaye vraiment, sans essayer d'avoir l'air cool, t'es pas con, t'as pas l'air cool. Au moins ta voix assez grave trahit que tu n'as pas huit ans, c'est déjà un bon début.

« J'suis content de voir que ça va. 'Fin, tu vois.

Comment est-ce que tu pouvais dire ça alors que tu le croisais d'un hôpital sérieux ? Sans doute parce qu'il était encore debout et qu'il marchait, et que pour toi tant qu'on arrivait à se sortir de chez soi pour faire des trucs, c'était un bon signe. T'avais baissé un peu les yeux, pour lui donner une assez large fenêtre pour te fausser compagnie, tout en te flagellant mentalement d'être absolument tout ce que tu détestais.

« Il... Ouais, bah, ça se voit quoi.

Tu plante ton doigt contre le paquet de bonbon coincé contre la vitre et le fusille du regard. Saleté de paquet de con, hein. Tu réfléchis à combien il te reste, mais vu qu'on est à mi-mois, t'as encore les moyens de lui payer une canette et à toi aussi, histoire de pas avoir l'air trop con à le regarder boire comme un gros tardos. Tu semble réfléchir quelques instants à sa question, comme si elle nécessitait vraiment une réflexion quelconque avant de lâcher, tout bas :

« Sen.

C'est cool vous avez l'air aussi handicapés l'un que l'autre. Et t'arrive pas à dissimuler ton accent, même si des natifs japonais de la fac t'ont expliqué comment faire, y a rien à faire, non, ça marche pas. Sans doute parce qu'une de tes sources de sociabilisation c'est ton frère et qu'il parle que japonais, qu'une autre c'est Maddie mais qu'il dit que ton accent est mignon - ça t'a fait rougir la première fois - et que les dernières sources sont en lignes pour la plupart. T'as pas vraiment l'occasion de pratiquer, on va dire. Tu comptes plus les jours de cours où t'as juste littéralement adressé la parole à personne, puisque tu te contente d'un geste de tête respectueux pour l'employé de la cafétaria.

« Je t'embête pas longtemps, t'as clairement mieux à faire si t'es là.

Même toi en vrai, encore que tu devais demander dans quelle chambre ils l'avaient placée, maintenant, puisqu'elle avait changé encore, il paraissait.

« Oh, woa.

C'est tout ce que tu trouves à répondre quand le distributeur se met à balancer les vingt balles qu'il t'a bouffé en nourriture, comme une machine de casino trop heureuse de vivre. Hé ben, t'en attendait pas autant, mais t'es clairement content de la situation. En plus de ça, il s'est pas barré - tu lui en aurais pas voulu, bien sûr.

« Pour cette fois, on va dire que t'es un génie.

Tu lances, un ton amusé mais boudeur, un peu vexé de pas avoir eu la force de taper juste dedans comme le dernier des cons. Ouais, c'était sans doute ce que faisais les autres, et vu que les infirmières avaient pas bougés d'un pouce, t'avais supposé - pas à tort, assurément - que ça n'était qu'une habitude ici d'entendre le clink clonk du vieux distributeur.

« Tu veux qu'on se pose un peu dehors ?

Tu demande, alors que t'es discrètement en train de tout fourrer dans ton sac à la va-vite. Arrietty, le petit monde des chapardeurs, ça vous parle ? Bah ton même-pas mètre soixante il soulignait bien que t'aurais dû être casté pour la version live action. Un silence, tu relèves finalement les yeux vers lui avant de hisser sur ton épaule le sac déformé par son contenu.

« Ah, t'as d'autres projets sans doute ? Désolé, j'veux pas envahissant, mais bon un butin ça se partage.

Tu comptais bien lui garder quelque chose, elle devait avoir faim là-haut.

Alors que vous êtes en train de vous rendre dehors pour trouver un coin tranquille où grailler vos victuailles, tu jettes un dernier regard vers la réception et soupire faiblement. Va falloir que tu trouves le courage d'aller demander, peut-être qu'il pourrait t'accompagner ? Genre ce serait plutôt cool, en vrai, de l'avoir à tes côtés, ça te donnerait un peu de courage. En plus, Maddie serait peut-être contente de le voir ? Un jour, tu lui avais parlé de ce super streameur que tu regardais de temps à autre, et elle s'était mise à regarder par dessus ton épaule en cours quand tu craquais. Alors, peut-être que ça, elle l'aurait reconnu ? Tu n'en savais trop rien. Sur ce sujet, tu naviguais en eaux troubles à vrai dire.

« Je viens voir une amie de la fac.

C'était bien la première fois que tu la qualifiais d'amie. Le pire, c'est que vous vous connaissiez pas si bien, et que beaucoup de monde venait la voir, en soi elle n'avait pas besoin de toi. Loin de là. Surtout comme elle avait peiné à te reconnaître, pas vrai ? Mais tu continuais à venir, parfois sans avoir le courage de monter jusqu'à la chambre, juste pour te dire que tu étais venu jusque là, et que c'était pas si mal. Parfois l'ambiance de l'hôpital faisait mourir dans l'œuf ton envie de rester.

« C'est genre une miraculée, mais elle est coincée là depuis des mois, alors j'essaye de lui parler un peu du monde extérieur.

Un petit rire léger s'échappe de tes lèvres, mais ton cœur a l'air plus lourd que tu voudrais le faire croire. Tu t'enfonce un peu dans tes épaules en grommelant quelque chose d'incompréhensible, puis :

« Et toi ?

Tu restes silencieux de longues secondes alors que Riley parle. Une amie ? Tu savais pas qu'il s'était trouvé quelqu'un - en tout cas ça sonne comme ça, il a l'air très impliqué dans cette relation, selon toi, mais t'as aussi aucun skill social donc bon - mais ça expliquerait pourquoi il a quitté le stream. Et finalement, tu te contente de baisser les yeux sur les friandises. Il ne mange pas de sucré, et tu te contente de lâcher, tout bas :

« Ouais, je sais.

Bien sûr que tu sais. Ça te fait sans doute passer pour un mec bizarre alors tu rosis un peu alors que tu détournes les yeux, l'air de rien. C'est pas ta faute si t'as retenu ce genre de trucs, t'as pas demandé à ton cerveau de retenir les goûts en matière de bouffe des streamers que tu regardes. Bon, après, il faut dire que tu regardes plus grand monde maintenant.

« T'sais, ma pote, c'est vraiment horrible c'qui lui est arrivé.

T'en as parlé à personne en vrai, et quand Akira avait demandé si tu connaissais l'intéressée - il avait dû voir l'info circuler à la télé ou sur internet, sans doute - tu avais dis que non, pour ne pas l'inquiéter. Tu pinces tes lèvres, avant de soupirer bruyamment, étrangement mal à l'aise à présent.

« Hé, faudra que j'aille check la réception pour savoir dans quelle chambre elle est, tu penses que tu pourras venir avec moi ?

Le pauvre.

Il accepte de t'accompagner, tu clignes des yeux et entrouvre la bouche pour dire quelque chose, mais te ravise. Il va pleuvoir, et comme pour appuyer ses dires, une goutte s'écrase au sommet de ton crane, coulant bien dans tes cheveux, froide comme il faut. Tu reviens à toi, et t'extirpe de ces pensées que tu cherches à repousser depuis quelques temps.

« Ouais de ouf, et puis je pourrais lui apporter tout ça.

Pas sûr qu'elle puisse ne prendre qu'une bouchée de toutes ces sucreries, mais au moins ça lui ferait sans doute plaisir. Tu glisses tout ce que tu peux dans ton sac, forçant un peu au milieu des affaires de cours que tu n'enlève jamais parce que, sérieux, qui fait encore son sac la veille au soir avant d'aller en cours ? Personne. Toi tu fais ton sac pour un semestre, sinon rien. Tu trottines jusqu'au hall principal mais pas le temps d'arriver qu'il vous drache sévère dessus. Bon, si vous choppez une pneumonie, au moins vous serez déjà sur place. Tu désigne le hall avant de t'avancer, mais tu es déjà terrifié entre nous, ça t'angoisse trop de parler à quelqu'un, comme ça, et ça doit se voir, pas vrai ?

« Uhh. Donne moi du courage...

Oh non. Sérieux c'est vraiment trop la honte. Tu as l'air encore plus minuscule et pitoyable que tu l'étais tout à l'heure, à te recroqueviller comme ça sur toi-même. Mais le pire, c'est que t'étais pas spécialement timide au début, quand t'es arrivé à Astéria. En fait ça allait, mais quasiment tout le temps on te demandait de répéter parce que tu prononçais mal, ou que ton accent était trop fort, et au delà de te vexer, ça avait finit par juste ... Te bloquer, purement et simplement.

« Euh. Ouais. Me faut la chambre de Madison Celestial, il parait qu'ils l'ont changée de bloc.

Tu finis par dire, embêté par l'idée de pas avoir la force de demander toi même - si t'avais été seul t'aurais fait les cent pas dans le couloir pendant bien dix minutes avant de te décider - mais bon, il faut bien avouer que c'est quand même rassurant de se dire que quelqu'un peut le faire à ta place, juste pour cette fois.

« ... Quoi ? T'en tire une tête...

« Ha. Sérieux ?

C'est Maddie, son amie ? Tout à coup, tu as un doute sur le fait qu'il évoquait une amie pour ne pas dire une petite amie. Bon, tu n'avais jamais trop cherché à comprendre les histoires de coeur de Riley, même si - comme tous les autres - tu étais au courant de l'histoire avec cette fille là, dont tu avais oublié le prénom ... Nicky ? Quelque chose comme ça. Mais Madison était si différente ? Oh, c'était une vraie petite démone, oui, mais ... Elle était minuscule, et elle avait vaguement un visage d'ange. C'était pas une instagrameuse populaire ou un truc du genre. Juste une étudiante.

« Ben ... Tant mieux du coup. 'Fin. Ouais...

Tu sais pas encore trop quoi en penser. Tu savais pas qu'elle avait autant d'amis. Et puis, elle t'aurait dis, pour Riley. Tu lui en avais parlé. Pourquoi elle ne t'avait rien dit ? Elle avait oublié ? Comme tellement d'autres choses ? Tu n'en savais rien. Les mots des inspecteurs qui t'avaient coincés à la sortie de sa chambre, une fois, ricochaient dans ta tête dans un rythme trop rapide, trop violent. Qu'est-ce qui s'était vraiment passé dans la vie de Madison pour qu'elle change autant ? Si fort, si vite.

Forcément, une fois dans l'ascenseur c'est vraiment très gênant. Forcément que tout se chamboule un peu dans ta tête, tu n'arrives pas à mettre le doigt sur ce qui te dérange le plus, mais quelque chose ne tourne pas rond. Comment tu aurais pu ne pas être au courant ? Tu n'es pas venu si souvent que ça, mais quand même, au moins un peu. Au moins assez pour l'avoir croisé une fois, tu te dis. C'est une chance, pas vrai ? Sans doute que t'aurais planté la dernière année si Maddie n'avait pas été là, et voilà qu'elle vient embellir celle-ci sans même le savoir. Sacré brin de fille hein ? Oh bon sang, depuis quand tu penses comme un beauf.

« Tu l'as vue tout à l'heure, non ? Est-ce que tu penses qu'elle voudra bien me voir ?

Pourquoi tu lui demandes, soudainement ? Comme si il savait mieux que toi ? Est-ce qu'ils se connaissent depuis longtemps ? Est-ce que t'avais raison de te dire que peut-être il était avec la fille dont il avait parlé ? Riley et Madison ... T'as quand même du mal à le croire. N'empêche que quand l'ascenseur s'ouvre, tu ne fais plus tellement le malin.