C’est une dague rituelle de culture aurigaine. La lame a été taillée dans du quartz hyalin – ce que le commun des mortels appelle cristal de roche –, la poignée d’ivoire figure la tête d’un cerf sika d’Astéria, cervus nippon asteriae. Ces matériaux sont rares ici, ils ont dû venir de loin, le quartz d’Amérique, l’ivoire d’Asie, troqués à prix d’or à des marchands de passage. Cette dague ne pouvait qu’appartenir à une élite, ceux qui pouvaient s’offrir ces matières premières et les faire sculpter.

– … Et c’est tout ce qu’on a comme infos?
– Euh, oui. Les relations entre Polaris et Auriga sont… tendues. Ça ne rend pas la recherche très facile…

Fuck.

Plein de bouquins ont été écrits sur le «cas astérien». Comment des pans entiers de cette île résistent encore à l’urbanisation et au capitalisme; comment la guerre civile de 65 a précipité la rupture des liens entre Polaris, capitale officielle fondée par les colons britanniques et Auriga, cité-état religieuse et bastion farouche de la culture ancestrale du pays. Y a des milliers de personnes qui vivent à Polaris une copie carbone des existences qu’ils mèneraient dans les autres mégalopoles de la planète, sans soupçonner qu’à quelques jours de marche à travers les Astrales tout un peuple lutte pour le droit de vivre comme ses ancêtres. Les réserves de ce musée sont pleines d'artefacts venant de la région d'Auriga. Des céramiques, des figurines, des armes, des textiles, qui dorment dans des caisses et des tiroirs. Mais niveau documentation, rien, nada, que dalle, zip. Un gouffre à combler. On dirait un défi à ma hauteur.

Quand j'annonce mon projet au comité d'administration du musée, ils font tous dans leur froc. Comment? Le blanc-bec à peine débarqué des États-Unis veut s’en aller seul dans ces contrées sauvages, à la rencontre de barbares qui vivent sans eau courante, sans après-shampoing, sans aspirateurs? Les voir bégayer, en sueur à l’idée que je me retrouve sacrifié à la Lune ou une connerie du genre, c'est putain de jouissif. Ma demande finit par être acceptée, je laisse pas trop le choix à vrai dire. C'est comme ça que je me retrouve sur un bateau qui rejoint Pulsar via le Crépusculaire; de là, le plan c'est de rejoindre le village d'Ameratu à pattes, en m'arrêtant sur le chemin pour faire de la recherche. Quelques semaines de croisière et de randonnée aux frais de la princesse, quoi… Putain, j'adore mon taff.

Un matin je tombe sur un bled si petit qu'il apparaît même pas sur ma carte, j'ai vite compris qu'elle était approximative, apparemment on cartographie pas non plus la région pour pas empiéter sur les plates-bandes d'Auriga. Je suis attendu, ça m'étonne pas, les gens d'ici sont des chasseurs et je me déplace dans la forêt comme un citadin, c'est-à-dire en faisant un boucan sans nom. Probable que ma progression soit surveillée depuis quelques jours déjà. L'accueil est froid; en même temps, de ce que j'ai pigé, la plupart des polarisiens qui se ramènent jusqu'ici sont des entrepreneurs immobiliers qui veulent reloger les natifs dans un HLM sordide des Chiens de Chasse pour raser la forêt et construire ~de somptueuses résidences de luxe dans un cadre exceptionnel et préservé~. Sounds familiar.

La personne qui traverse la place du village pour venir me voir est entièrement masquée. Ça me surprend tellement que je réagis même pas à son anglais maladroit qui me souhaite une bienvenue de pure forme. D'habitude je déteste ça – les formules toutes faites, les conventions, la politesse forcée, toute cette hypocrisie mielleuse, ces rituels sociaux qui justifient la perte de mon temps par la préservation de l'ego mal placé des autres. Mais là, les enjeux diplomatiques comme les rapports de pouvoir sont radicalement différents. Ma présence dans cette forêt c'est la présence du colonialisme tout entier, son lourd passé, son poids présent, la façon dont il a modifié en profondeur le paysage et l'histoire de cette île. À travers moi, des siècles de discriminations, une guerre civile meurtrière, du racisme systémique et des inégalités profondes se présentent.

– Bonjour.

J'ai appris à la dire dans leur langue, ça me paraissait la moindre des choses. J'ai fait de mon mieux mais je sais que ma prononciation est au moins aussi catastrophique que la sienne: la purée de pomme de terres qui me fait office de langue ne respecte rien, ni les accents chantants ni les «rrrrrr» roulés sur la langue. Derrière le masque, en tout cas, aucune réaction.

– Je m'appelle Ruben. Je suis de passage par ici, je vais jusqu'à Ameratu. J'espère que vos activités n'ont pas été dérangées par ma présence dans cette forêt.

J'essaye de parler lentement, en articulant, une première pour moi. D'une poche de mon sac de randonnée, je sors une enveloppe de clichés d'objets de notre collection aurigaine. La dague en cristal, des paniers, des têtes de flèches, photographiées sur fond de velours noir.

– Est-ce que vous pourriez me renseigner sur ces objets?

Putain de carte finie à la pisse.

Mon interprète est pas la seule à s'arrêter net quand je mentionne Ameratu. Tous les gens autour de nous qui épiaient notre conversation – je mettrai ma main à couper qu'ils pigent que dalle pourtant – sont maintenant en train d'échanger des regards incrédules et des murmures, des sourires en coins, quelques rires sous capes. Ouais, ça va, je me suis perdu, ça arrive à tout le monde non? J'aimerais bien les voir parachutés en plein Los Angeles, à devoir rejoindre Pacific Palisades depuis Tujunga sans instructions… Mais les efforts désespérés que déploie l'interprète pour me faire comprendre que je suis, moi aussi, un cas désespéré m'arrachent un sourire; et quand elle s'interrompt pour me regarder et rallonger le temps de marche, j'éclate de rire.

– Plutôt six jours, alors!

Et je joins le geste à la parole, la main droite ouverte, le pouce gauche levé. C'est pas que je sois en mauvaise condition physique mais, eh, soulever de la fonte dans une gym ça t'apprend pas à te déplacer dans une forêt de montagne avec la puissance d'un ouragan et le secret des nuits de lunes de l'Orient.

… Attendez, c'est pas dans Mulan ça?

– Bon, bah je suis bon pour repartir dès demain. Mais eh, si je m'étais pas perdu, j'aurai pas fait ta connaissance… Euh… C'est quoi ton nom?

Eh? Je lui ai donné, mon blaze. Peut-être qu'elle m'a pas entendu ou qu'elle a pas compris, j'ai pas un prénom courant, elle a du penser que c'était un mot d'anglais qu'elle connaissait pas.

– Jean… Paul.

Fuck.

J'ai paniqué, ok? Elle fait de son mieux et j'ai pas envie de lui faire perdre la face, elle est déjà assez nerveuse comme ça, la moitié de son village nous écoute (pas la peine de faire semblant les mecs, vous êtes grillés à trois kilomètres), je m'en fous de lui donner un faux prénom, on se reverra jamais, mais j'ai pas su choisir entre un nom au pif et mon deuxième prénom alors j'ai sorti les deux et…

– … Je m'appelle Jean-Paul. Et j'ai vingt-trois ans.

J'imite le geste qu'elle vient de faire, poing fermé à l'épaule, courbette, pas trop bas ou mon sac va me faire basculer en avant.

De mieux en mieux.

– Bon, Prudence… Je vais pas vous embêter plus longtemps. Merci pour l'accueil et les renseignements.

Si je suis vraiment à six jours de marche d'Ameratu, je vais pas m'éterniser ici, j'ai pas tout le temps du monde. Et mes réserves de bouffe vont pas me suffire… Je me demande si c'est pas mieux de redescendre jusqu'à Pulsar que de m'aventurer à l'aveugle dans ces montagnes, vu que la carte que j'ai a apparemment été dessinée avec le cul. J'avise les clichés que Prudence tient toujours, finalement elle les aura même pas commentés, le bail avec Ameratu a totalement fait dévier la conversation.

– Je peux récupérer les photos?

– Hm?

La dague. La dague l'intéresse. Non non non, c'est plus que ça, c'est mieux que ça: elle veut la dague.

Hé.

Alors j'avais vu juste. Cette pièce a de la valeur, c'est peut-être la seule qui en a – et ces vieux croulants du musée ne voulaient pas me croire. Putain, c'est trop bon. Tout sourire, je croise les bras en miroir de Prudence. Intéressant. Je suis pas en position de négocier, il lui suffirait de trois secondes pour me trancher proprement la gorge, une heure pour faire disparaître mon corps au fond d'un ravin. Mais je crois pas que j'ai envie de négocier – non, j'ai envie de m'amuser.

De relever un défi.

Et peut-être bien de réparer une injustice en niquant mes cons d'employeurs par la même occasion.

– Okay. Parlons affaires, Prudence.