Je me souviens de la première fois que j’ai pris ce chemin. Descendre la rue, tourner à droite après la boulangerie, traverser la place, rejoindre l’avenue commerçante. Passer devant les différents commerces, le coiffeur, le boucher-charcutier, le chocolatier belge, la maison de la presse, le restaurant indien – c’est là. La librairie. Elle a sûrement un nom mais pour moi c’est juste la librairie. La librairie de Numa.

Pendant onze mois, onze putain de mois, j’ai été incapable de venir jusqu’ici.

J'ai voulu, pourtant. J'ai été bouffé par cette envie, par ce besoin de revoir Numa, le tenir dans mes bras, le retrouver à côté de moi au réveil, me perdre dans ses cheveux et ses yeux et le bas de ses reins. Entendre sa voix appeler mon nom à travers mon appartement, le bruit de ses pas résonner dans sa petite maison, les pages se tourner au rythme de ses lectures. Sentir son parfum, le vieux papier sur ses doigts, les fleurs dans sa nuque. Goûter sa peau, ses lèvres, sa présence toute entière, le dévorer, le faire mien, mien, absolument mien.

À chaque fois, pourtant… rien. Mon corps qui se fige sur la place, impossible d'aller plus loin, le cœur qui me bat dans les oreilles et la sueur qui me glace le dos.

Numa, découpé à contrejour dans l'ouverture de la porte, le rai de lumière du couloir qui tranche la poitrine nue de Madison en deux, ma main enlacée dans la sienne.

Impossible d'aller plus loin.

Octobre. Un premier SMS qui brise le silence.


Puis les article de journaux, les reportages télévisés, une fusillade, un blessé léger, un blessé grave, deux morts. Légitime défense. La vitrine brisée, le sol luisant de pluie et d'éclats de verre, le ruban de police qui claque au vent sur les barrières de chantier, la foule compacte de curieux.

Numa introuvable. Mon corps jeté par les baies vitrées du trentième étage, encore, et encore, et encore, et encore, et encore, et encore, et encore, et encore, et encore, et encore, et encore, et encore, et encore, et encore, et encore, et encore…

Et enfin, hier.


C’est comme si rien n’avait changé. La vitrine est intacte, le scotch de police a disparu, comme les bris de verre. Et Numa n’a pas changé non plus, affairé à sortir des livres d’un carton et à les disposer sur les étagères. Ses gestes calmes et contrôlés. Son expression sérieuse, indéchiffrable. Son teint pâle. Ses cheveux blonds, noués en queue-de-cheval depuis la mort de Leon.

Onze mois. Plus de trois cent jours.

Dans cette boutique, Numa a abattu deux types de sang-froid.

La clochette tinte quand je pousse la porte. Il relève les yeux, son regard bleu se pose sur moi.

– Salut, Pumpkin.

J’ai les bras remplis de fleurs. Des cyclamens.


– … Ça fait un bail.

–Ah, donc c'est à moi de te présenter des excuses?

Je pose les cyclamens sur le comptoir, ça déborde, j'ai dévalisé le fleuriste, en même temps va trouver des belles fleurs en novembre qui soient pas des fucking chrysanthèmes… Ça sent la verdure des tiges coupées, le miel, un fouillis blanc et rose et violet et vert sombre sur le bois clair. Numa abandonne le pauvre carton sur lequel il a passé ses nerfs et s’approche de moi, sa haine, bordel, sa haine est palpable, elle fait vibrer l’air comme une brume de chaleur. Et cette haine, elle est pour moi.

Je souris.

–Non.

Non, Numa, je vais pas quitter Polaris juste parce que tu me le demandes, juste pour tes beaux yeux, sans explications. Cette ville est assez grande pour nous deux. Un pas pour me rapprocher de lui. Il est toujours aussi beau malgré les cernes qu'il essaye de camoufler, malgré la fatigue qui l'écrase. Est-ce qu'il dort assez? Est-ce qu'il mange correctement? Est-ce qu'il pense à s'hydrater? Qui veille sur lui pendant ses crises, pour l’empêcher de se blesser?

Dans cette boutique, Numa a abattu deux types de sang-froid.

Le silence retombe, électrique. Y a un orage qui couve, ça tempête sous la surface, derrière le masque de cire de Numa Celestial, derrière mon armure dorée aussi. Ça fait si longtemps, trop longtemps. Je dois prendre sur moi pour pas le plaquer contre une étagère et l'embrasser, c'est douloureux à quel point j'ai envie de lui putain ça me rend dingue, je vais crever si je le prend pas dans mes bras, là, tout de suite. Mais je bouge pas. Leon, Numa, Madison, moi. Pourquoi ils se ressemblent autant, bordel de merde. Pourquoi est-ce que son visage est hanté de fantômes.

–Moi aussi tu m'as manqué, Pumpkin.

Sa main sur mon épaule. Je pensais que son contact me brûlerait de désir, combustion spontanée entre ses bras comme les nuits d'avant, les nuits où je fondais contre lui, éperdu, ivre. C'est tout le contraire. Ses doigts sont glacés. Il me touche pas, il me repousse. Encore.

– Pourquoi tu…


Je me dégage, trop brusquement.
Rire jaune, mauvais.
Numa, Numa, Numa.

– Tout ça, ça a servi à rien, en fait, c'est ça? T'as toujours pas pigé? J'suis con, bien sûr que t'as pas pigé, t'as même pas cherché à comprendre, hein, tu t'es jamais demandé pourquoi ton putain de fiancé s'est retrouvé à se taper ta sœur.

Je le déteste. Oh comme je le hais. Si froid, si cruel, si beau.


Mon corps blessé par lui, pour rien.
Leon mort et enterré, pour rien.
Madison brisée, pour rien.
Mon âme défenestrée, pour rien.

Pour rien, rien, rien, rien, r i  e   n    .






Qu'est-ce qu'il faut encore que je casse pour t'atteindre, Numa?






Et cet anneau qu'il ose encore porter à son doigt…






Les cyclamens valsent.

Je veux tout détruire. Je veux le détruire.
J'oserai jamais lever la main sur lui.

Y a pas de raisons que sa Majesté soit le seul qui ai le droit de faire des crises.

– Tu voulais des excuses? Je suis désolé, Numa. Désolé que tu sois une telle ordure. Mais si c'est comme ça que tu veux vivre, vas-y. You do you, boo. Continue à repousser toutes les main tendues, mène ta petite vie misérable et crève dans la solitude. Mais dans ce cas tue-moi d'abord, parce que je te laisserai jamais tomber.

Je hurle.

– Bute-moi, puisque t'en meurs d'envie! Hein, Numa? Colle-moi une balle entre les deux yeux, qu'on en finisse une bonne fois pour toute! Je serai jamais que le troisième type que tu flingues dans cette librairie.

C'est toujours la même chose. Quand l'un de nous deux tempête, l'autre encaisse. La falaise dressée contre les déferlantes. Sans ça, on se serait pas survécu. Mais Numa est beaucoup plus doué que moi pour jouer ce rôle. Immuable, inébranlable. Et si les vagues finissent toujours par dévorer les falaises, moi, j'ai pas la patience de la mer.

Il s'est assis, me regarde. On dirait un parent qui attend que son chiard arrête sa crise parce qu'il a pas eu la dernière Barbie. Tu pourrais pas essayer d'être un poil plus méprisant, Numa? Je me sens pas assez humilié encore. Connard.

Je l'ai bien cherché. J'ai voulu glisser un anneau au doigt de cette statue, maintenant que j'ai réussi je peux pas me plaindre qu'elle reste de marbre. Pygmalion et Galatée, c'est rien qu'un mythe grec à la con. Ça existe pas dans la vraie vie.

Ma colère part aussi vite qu'elle est venue. Je reste debout, tremblant, à bout de souffle, avant de me pencher pour ramasser les fleurs pendant qu'il me parle et chaque mot de sa part est une aiguille de glace en plus sous ma peau.

– Pourquoi t'as accepté cette bague, Numa? Pourquoi t'as accepté qu'on se fiance, si c'était pour me traiter encore plus froidement qu'avant, pour qu'on en arrive là? On aurait pu rester des plans cul, ça nous aurait évité tout ce bordel.

Cette première rencontre avec les parents Celestial c'était rien de plus qu'un piège tendu par Leon et Maddie. Si ça n'avait tenu qu'à lui, Numa aurait jamais fait se rencontrer ces deux mondes, eux et moi. Au final, j'ai toujours été à l'initiative de tout dans cette relation, mais c'est lui qui concrétisait les choses. Est-ce que ça fait trois ans, trois putains d'années qu'il fait semblant, qu'il me dit oui parce qu'il a pas l'impression de pouvoir dire non?

Pourtant, Numa m'aime. Et moi aussi, je l'aime. Ça, rien m'en fera jamais douter.

– J'ai peur que tu disparaisses, Pumpkin.

J'ai peur qu'il s'en aille, qu'il s'évanouisse sans laisser de traces, il existe déjà tellement en retrait de la vie, de sa propre putain de vie qu'il suffirait d'un rien pour qu'il descende sur le bas-côté et s'enfonce dans la forêt et le pire dans tout ça c'est que c'est probablement ce qu'il veut, être effacé de la surface du monde, oublié comme s'il n'avait jamais existé.

– Tout ce que je veux c'est que tu reviennes à la maison.

Jamais il a dit mon prénom avec autant de douceur.
Frisson.
Je peux sentir ses deux mains se glisser sous ma peau, envelopper mon cœur et lentement, l e n t e m e n t, le déchirer en deux.

Numa vient de jeter un sort: dans la librairie, le temps s'arrête.

Quand je me tourne vers lui je me heurte à son regard, son regard qui s'agrippe au mien comme s'il était le dernier rempart entre lui et le vide. Sans que je puisse faire quoi que ce soit, sans me laisser l'occasion de fuir, de me défendre, ses mots lèvent le voile, dissipent la brume qui planait sur l'abîme pour m'en cacher la profondeur.

Je crois – je sais – que c'est la première fois que je le vois, de lui-même, me montrer ses blessures. Que c'est la première fois qu'il me laisse regarder tout au fond du gouffre bleu.

– Numa…


J'hésite. Je touche son bras, j'ai peur qu'il éclate en morceaux au moindre contact.

– Moi aussi je me suis comporté comme le dernier des enfoirés. Je te demande pas de me pardonner, parce que je compte pas m'en excuser. Ce qui est fait est fait, je regrette pas. Parce que si je m'autorise à regretter ça, j'ai peur d'ouvrir une porte. De commencer à regretter tout ce qui nous a mené là, de finir par regretter d'être tombé amoureux de toi. Et ça c'est juste hors de question.

Je lâche sa manche; le temps reprend son cours, la vie s'agite de l'autre côté de la vitrine, elle s'est jamais arrêtée. Il faut que j'y aille.

I've always been a coward,
And I don't know what's good for me.

– Tu sais où me trouver. T'es le bienvenu chez moi, Pumpkin. Tu l'as toujours été.