Je suis déjà éveillé quand le cauchemar l’arrache au sommeil.
Nous sommes trois dans ce lit. Elle, moi et nous.
Vassili n’est toujours pas revenu.

– Andrea…

Pourquoi?
Pourquoi?
Pourquoi est-ce que je suis elle? Pourquoi est-ce qu’elle est moi?

Quand je trouve sa main, c’est comme si je serrais la mienne.

À quel moment ai-je versé mon sang dans son corps?
Qui a aboli la dernière frontière qui nous séparait?

Nous sommes trois dans ce lit. Elle, moi et le souvenir de l’enfer.

C'est quand je ferme les yeux que je vois. L'obscurité poisseuse. L'odeur du sang. La chair, les os. L'éclat cruel de Vassili qui me mord et me cisaille. La lumière douce et chaude et maudite d'Andrea. Le regard de Leith.

Je suis



Trois jours depuis le 31 octobre, passés à dormir d’un sommeil sans repos.
Trois nuits depuis le 31 octobre, blanchies par l’angoisse, celle qui vous saisit à la gorge.
Trois jours et trois nuits que Leith hante la ville à la recherche de Madison, de Cursa dans le corps de Madison, mais le corps de Madison est


Je me glisse contre elle, j’enveloppe son corps du mien, visage noyé dans l’épaisseur sombre de sa chevelure.

– …

Nous sommes un dans ce lit.

La lueur bleue de son téléphone. J'aurai préféré qu'on reste dans cette obscurité tiède. La ritournelle désincarnée qu'elle et moi connaissons par cœur nous rejoint dans le lit, la segreteria vocale che stai cercando-, Andrea lui coupe la parole, la lumière s'éteint.

Ses doigts dans mes cheveux. Son odeur. Je l'inspire, j'en inonde mes poumons, comme si son parfum pouvait combler le vide en moi. Je ne ressens rien depuis notre sortie des souterrains, rien qu'une lassitude immense, une fatigue qui me leste et m'écœure. Ma tête n'est remplie que du bruit de l'eau.


Je suis un être de vide et de lâcheté.

Embrasser sa nuque. Embrasser son oreille. Suivre le dessin de ses lèvres du bout des doigts, descendre le long de son cou, embrasser son épaule, caresser ses clavicules, la pointe d'un sein. J'ai envie d'elle comme un naufragé a envie d'eau.

…

J'ai envie d'eau.

Est-ce qu'elle a le vertige quand elle regarde en moi par la porte qui bée entre nos âmes?

– Tu as le droit de pleurer, mon cœur. Surtout ici, surtout maintenant. Tu n'es pas obligée de tout porter seule, cette nuit.

Je sais. Je sais qu'elle n'est pas aussi forte qu'elle veut en avoir l'air, je sais, mijn God, je sais tant de choses sur elle maintenant qu'elle et moi… maintenant qu'elle est moi.

– Pourquoi…

Elle comprend ma question, elle la complète comme elle m'a toujours complété.

Un pouvoir. Un hiatus dans le domaine du réel, ménagé par le poids d'une Étoile – ou autre chose? – dans la trame du monde. Un espace de tous les possibles dans lequel quelqu'un comme moi, quelqu'un comme elle, tisse les destins entre eux. Je visualise tout ça avec tant de précision que j'en frissonne de peur. Combien y en a-t-il, de gens comme nous? Combien d'Étoiles ont-elles quitté ces immensités de vide, combien de personnes ont-elles été happées par la gravité de leur situation et de leurs actes?

L'eau gronde.

– Tu ne pouvais pas m'annoncer plus belle nouvelle.

Toute cette histoire est trop grande pour que quelqu'un comme moi puisse l'appréhender, son échelle est cosmique. Mon échelle à moi mesure un mètre et soixante-trois centimètres.

– Je t'aime, Andrea Castiglione.

Je me retire d'elle comme la marée sur une plage. Allongé sur le dos, je fixe le plafond, les stries blafardes que les volets y font. Je commence à les compter, je perds le fil, j'ai chaud. La soif qui feule au fond de ma gorge. Andrea dit qu'elle ne pleurera pas, pourtant je les sens, ses larmes, elles n'ont pas encore coulé, elles ne coulent pas encore, mais la coupe est pleine, le vase menace de déborder, la rivière veut sortir de son lit et inonder ses joues.

Je ne la ferai pas pleurer.

– Il faut…

Je lutte contre la nausée qui malmène tout à coup mon estomac, serre mon cou encore plus, je tends les bras pour repousser les fantômes. La sueur perle sur mon front, le diadème du prince fou qui fait danser l'eau.

– Il faut que je parle à Leith.

– Tu veux que je le fasses?
– Non. Non, c'est à moi de le faire.

J'ai envie de lui dire. J'ai envie d'être honnête avec lui, j'en ai besoin,



Le matelas m'avale, les draps sinuent sur ma peau nue, ondulation des stries au plafond, clapotis de l'ombre, profond.

Andrea me repêche, sa main est venue saisir la mienne. Combien de fois encore arrivera-t-elle à temps pour me tirer vers la surface? L'air est épais, gluant, il brûle ma poitrine, je veux du fluide et du froid. De l'eau, par pitié, de l'eau.

Il faut que j'affronte les sirènes seul. Il faut que j'affronte Leith seul. Je ne peux pas continuer à me reposer sur elle parce qu'elle vacille sur ses fondations déjà, Andrea a perdu dans les souterrains cet amour qui la portait, et la lumière de son Dieu a été chassée par une autre, la lumière d'une étoile, la lumière d'Orion.

Le profil de son visage.

Tout à coup, je suis débordé par un torrent d'émotions et c'est comme au premier jour, toutes ces années effacées et l'horizon avec.

Je l'aime. Je l'aime, mon Dieu, mon étoile, toi le monde, entends-tu? Je l'aime.

– J'ai envie de toi.