Il murmure. Il chuchote. Il m’appelle.
On lui a donné la nom de Crépusculaire, il ne pourrait pas s’en soucier moins. Je me demande même si il le sait, lui qui n’a jamais été que de passage.

On ne se baigne pas deux fois dans un même fleuve.

Viens, Kees!

Je n’ai pas envie de dire que je suis seul parce que l’eau est là, ruisselante de paroles et de chants, courant de conscience. Mais je suis seul pourtant, sur cette plage poivre et sel, sous le ciel bas de l'hiver, devant l’eau bavarde, au milieu du gris, gris partout, trop de gris. Au milieu de ce tableau que Cursa avait tant aimé.


Paysage d’une angoisse sans fin.

Un pas. L’eau lèche le bout de mes chaussures.

J’ai toujours pensé Andrea indétrônable dans mon cœur, il me semblait bâti sur mesure pour elle. Je dois me rendre à l’évidence maintenant qu’elle a une rivale, et que ce palais prend l’eau.

(Que l’eau me prenne.)

Je ne me souviens plus d’une vie avant; d’une vie sans sa rumeur à mes oreilles, sa rumeur et ce qu’elle me fait miroiter comme la surface étincelante d’un ruisseauleil:

me dissoudre
disparaître
oublier

Douce promesse de l’anéantissement.

Un pas. J’ai l’eau aux chevilles. On danse, Kees?

Depuis la nuit le chant des sirènes n’a jamais été aussi fort. Il est la seule chose qui m’apaise quand les souvenirs m’arrachent à moi-même, quand la peur se glisse sous ma peau pour me l’écorcher vive, le bruit de l’eau, le bruit de l’eau, je suis le bruit de l’eau. M’endormir enfin dans un lit de rivière. Lavé de la fatigue, lavé des images mortes, du sang que je sens incrusté sur ma peau toujours.

D’accord. On danse. (Que le fleuve me prenne.)

Un pas.

Elle est là, m’alerte l’eau.

…?

Andrea? Cursa?

Je ne la reconnais pas quand elle s’avance vers moi nous. L’eau a cessé sa musette, elle se tapit timide et tend les mains. Elle murmure. Elle chuchote. Elle l’appelle. Je Nous la laissons s’approcher.

– Tu es…

Je la connais.

…

Je la connais?

Je ne bronche pas quand la main de cette inconnue se pose sur ma joue. Je couvre ses doigts des miens, je sonde ses yeux, son visage. Sourire tendre,



Durs car attendus si longtemps,
durs car réconfortants;

durs car dans leur réconfort ils plongent profond, rouvrent des blessures cicatrisées trop vite, trop mal, en catastrophe



– Je m'appelle Kees.

Je coule, je saigne, je serre les dents, je déborde, ça fait mal, ça fait mal putain. Elle est là, c'est tout, elle est venue à moi et juste comme ça, juste en étant (là), elle a ouvert une fente béante par laquelle je pleure (enfinenfinenfinenfinenfinenfinenfinenfinenfin) la boue putride, le sang fétide, l'obscurité des souterrains.

C'est parce que nous parlons le même langage. Parce que nous entendons la même chanson. Parce que nous voyons le monde avec les même yeux.

Qui es-tu?

– … Tu es comme moi.

L'eau s'enhardit. Elle sent, elle aussi, que nous avons affaire à une a m i e. Elle veut se joindre à nous, s'approche sur la pointe des pieds.

Je suis imprudent:

je l'invite.

Alors comme une jeune danseuse comme un cygne comme un air de violon elle se dresse en pointe, étend les bras, déverse sa chevelure claire. L'eau nous enveloppe le temps d'un tour de piste, le temps d'une révérence.

Je ne pense pas qu'elle prendra peur. La magie qui coule dans mes veines lui est familière, pour une raison ou une autre.

Je serre sa main un peu plus fort.

– Qui es-tu?

Qui es-tu, toi l'autre maudite pour qui chantent les sirènes, toi qui m'a comprise sans me parler, toi la sœur de mon âme?

– T'es-tu déjà demandé ce que l'on ressentait en se noyant?

J'ai l'eau aux genoux. Sa main sur ma poitrine, Selkie m'a fait reculer, franchir la lisière où j'hésitais. Le courant se frotte à mes jambes comme un chat. Tout ronronnant il réclame des caresses, fait ses griffes sur mon pantalon quand elles tardent à venir.

Me suis-je déjà demandé ce que l'on ressentait en se noyant?

– Oui.

Oui, Selkie. Tous les jours.

Depuis que les sirènes chantent cette question me hante. Je l'ai vu dans les yeux de Cursa: ce futur-là me guette. L'eau est une grande amnésique, une imbécile heureuse. Fluctuante, changeante, toujours en mouvement, elle est l'élément de l'oubli, celle qui lave, efface, éteint et emporte au large. N'est-ce pas ce que je suis venu chercher ici, aujourd'hui? La fin des doutes au fond des douves. Adieu cauchemars et terreurs, adieu regrets et remords. Adieu.

– Est-ce que… c'est pour ça que tu es là? Pour m'apprendre?

Si oui, c'est que mes prières muettes ont été exaucées.

Mais alors, pourquoi est-ce que je me sens si triste?

Et l'eau m'enveloppe enfin.

Sa rumeur me soustrait au tumulte du monde. Je ne suis plus un coffre scellé, la trouée ménagée par Selkie laisse entrer toute la lumière liquide et le ciel gris par-delà. Elle a gardé sa main sur mon front, moi les yeux grand ouverts: le courant remodèle son visage sans arrêt, sans lassitude, tâche pâle et frissonnante.

L'air commence à tourner comme un fauve dans ma cage thoracique, sa panique me brûle. C'est l'heure, alors. Laisser entrer l'eau pour éteindre l'incendie. Elle me chuchote à l'oreille que pour moi elle sera douce, que le sommeil viendra avant la douleur.

Le chagrin pèse plus lourd que toutes les pierres dont j'aurais pu remplir mes poches.

Vaarwel, alles en iedereen. Addio.

…

Mais non. Mes poumons refusent de s'ouvrir. L'évidence me frappe: je ne veux pas mourir. Je ne peux pas mourir. Je n'en ai pas le droit.


Tout autour de moi, l'eau se met à paniquer.

Comme un cheval qui renâcle, l'eau refuse que je lui passe son licol. Depuis mon éveil dans le cercle, elle a enfin cet ascendant sur moi qu'elle convoitait tant: c'est moi qui suis à sa merci, plus l'inverse. M'abandonner à elle, c'était lui rendre sa liberté. Dont celle de me tuer.

Et plus je me débat, plus la prise de Selkie se raffermit.

Mais q u i est-elle?

Je me sens faiblir, j'ai de l'eau dans les bronches et des étoiles noires au coin des yeux. Je dois me calmer, économiser l'oxygène, aller chercher – partout, en moi, dans les liens du cercle, dans l'absence de Cursa, dans le souvenir solaire d'Andrea – la force de tout repousser;

de hurler mon refus,

de hurler –

L'air. Le grand air. Le sable rêche contre la peau de ma joue. Qu'est-ce que…?

J'entends la voix sans voir à qui elle appartient. Quand ma toux se calme enfin (l'impression que mon corps se tord en deux pour expulser l'eau qui s'est infiltrée en lui, sournoise), que je peux relever la tête, il n'y a plus personne sur la plage. Le poids des mots, lui, reste. Celui d'un regard aussi.

J'entends à peine la voix de Selkie. Mes pensées sont pleines d'elle. Andrea. Andrea dont je ressens la panique parce qu'elle a ressenti la noyade, Andrea qui pleure et m'appelle si proche et si loin à la fois.

Andrea que j'aime plus que, envers et contre,


Selkie me regarde et ses yeux débordent de questions auxquelles je ne peux veux peux pas répondre. Quand elle s'approche, j'ai un geste de recul.

– …

Je ne saurai peut-être jamais qui tu es, Selkie. Mais quelque chose me dit que nous nous reverrons.

Je prends la fuite.