– Kees!

L'enthousiasme incrédule avec lequel Luìs-de-la-réception me reçoit m'arrache un sourire presque malgré moi. Il se lève pour venir m'accueillir, je vois le souci dans ses yeux quand il découvre mes cernes et mon teint de papier mâché, il ne dit rien mais sa main serre la mienne avec un peu plus de force que d'habitude.

– Bonjour, Luìs. J'ai rendez-vous avec…
– Je sais, je sais. M. Boratav vous attend dans son bureau.

Je n'ai pas remis les pieds ici depuis bientôt un mois.

Après ce que nous avons vécu, quitter Andrea était impensable. Je ne suis repassé que rapidement par mon studio-atelier pour récupérer quelques affaires, mais depuis le début du mois de novembre nous vivons dans l'appartement de Vassili et l'attente de son retour.

Vassili n'est pas revenu.

Le souvenir de cette résidence non plus ne m'est pas revenu. J'ai tout simplement oublié les raisons de ma présence ici, à Polaris. La prestigieuse résidence annuelle de la fondation Boratav dont j’ai rêvé pendant tant d’années, cette opportunité unique que les artistes du monde entier cherchent à décrocher, paraît maintenant bien pâle à côté de…

À côté de tout.

Les Étoiles qui s'incarnent sur Terre. Mon éveil dans le cercle de Cursa. L'eau qui m'obéit au doigt et à l'œil. Ce lien viscéral entre moi et de parfaits inconnus. Les meurtres de l'été ressentis dans ma chair, le séisme d'octobre, le ciel doré. Andrea qui me rejoint à Polaris. La nuit dans les souterrains. Le cadavre de Madison, Cursa introuvable. La lumière et la vie qu'Andrea insufflent à l'argile. La foudre de Vassili, sa silhouette qui s'enfonce dans les ombres. L'eau qui m'invite à la rejoindre, inlassable. Nos malédictions.

Je dois m'arrêter pour reprendre mon souffle, mon cœur bat vite, trop vite. Vertiges. Panique. Je dois réussir à la retenir.

Je sais pourquoi Emil Boratav veut me voir. La fin de la première moitié de la résidence, la phase de recherche, approche; il faudra bientôt entamer celle de production, celle qui verra naître les œuvres inspirées d’Astéria. Et je n’ai pas touché à un crayon depuis que nous sommes sortis de l’enfer. Pire, je n’ai même pas donné de nouvelles: j’ai purement et simplement disparu dans la nature.

Inspire. Expire. Tout va bien se passer. Emil Boratav a toujours été encourageant et de bon conseil. Il comprendra… mais quoi? Je ne peux pas lui dire pour les Étoiles, les cercles. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir trouver comme excuse?

Mon esprit s’emballe et mon corps agit seul. À ma grande horreur, je viens de toquer à la porte du bureau. C’est trop tard.

Alea jacta est.