Tu te forces à vivre. A survivre. C'est étrange, hein, mais, tu t'obliges à dormir pour continuer d'avancer, pour tenir sur tes deux jambes, et tu manges pour les mêmes raisons. Si elle savait, si elle pouvait voir, elle te demanderait surement de faire plus attention à toi, elle t'as pourtant demander de ne rien faire de stupide, mon vieux, mais c'est plus fort que toi. Tu n'es même pas retourné travailler. Premier arrêt de travail depuis une éternité, le médecin que tu t'es forcé à visiter pour l'obtenir n'a même pas hésité à le signer. Tu dois te reposer, il l'a répété. Cinq fois, pour être exact. Mais chaque jour, tu te lèves, et chaque jour tu sors. Tu cherches. Tu erres. Tu arpentes à l'infini. L'octant, bien sûr. Les Clématis. Les Chiens de Chasse. Improbable routine, écrasante et épuisante.

Aujourd'hui, pourtant, le lien du cercle vient te prendre aux tripes alors que tu traverses une rue des CDC. Tu n'as qu'à lever la tête pour voir Kees qui te fixe, à quelques pas. Kees. Te voilà partagé entre la confiance que tu as naturellement placée en lui, et les doutes de cette soirée. Le sang … tout ce sang. Cette image ne te quitte plus, les questionnements qui vont avec non plus. Les doutes et la crainte encore moins. « Kees. » Te voilà devant lui, ton regard sombre, éteint et fatigué est braqué sur lui, étrangement, tu as l'impression qu'il n'est pas là par hasard. « Je t'écoute. » Qu'il parle, qu'il mette fin à tout ça, l'ignorance est insoutenable.

Incapable du moindre effort de soutien, ou d'encouragement, tu n'es pas en état de jouer à ça aujourd'hui. Tu ne ressens rien de positif et la tempête enfle et gronde dans le fond de ton regard. C'est durement que tu fixes Kees, aujourd'hui, sans marque de compassion, sans une once de compréhension. Votre lien te fais souffrir, il est malmené à l'extrême. Tu devrais comprendre. Tu choisis d'être égoïste et d'ignorer sa douleur, son mal. Tu le laisses parler, les mots sortent, un par un, difficilement, douloureusement pour vous deux. Il extirpe chacun d'entre eux de sa gorge, tu les encaisses en plein cœur.

C'est comme une liste, qui se crée, d'abord la date. Ensuite, l'endroit. Puis, les précisions. Il était déjà trop tard, elle était déjà morte. Jusque là, tu tiens. Ton corps se tend, tes poings se serrent. A moitié dévorée. La colère reprend le dessus, te submerge, une main vient se plaquer contre ta bouche. Il vomit à tes pieds, tu manques d'en faire de même. L'horreur. Tu repenses au sang … tu t'entends encore, poser la question. Tu te remémores sa réponse. Et puis, vous êtes sortis. Et elle est restée là-bas.

Le vent souffle.

C'est soudain et violent, une bourrasque puissante qui emporte avec elle les poubelles, les déchets du trottoir, qui fait pencher le panneau de signalisation, fait claquer violemment quelques volets ouverts. Et dans le même temps, c'est toi qui bouge, ta main vient le saisir, tes doigts agrippent son vêtement, tu tires d'un coup sec vers le haut, tu le repousses en arrière. « Tu m'as caché la vérité ! » Ta voix se perd dans la sifflement du vent, tu sens l'air qui tourbillonne à toute vitesse, autour de vous, c'est presque une épreuve de tenir debout, et de ne pas flancher, tant il vous malmène. « Tu m'as laissé la chercher, encore et encore, alors que tu savais ! » Et tu as beau savoir que Cursa est là, quelque part, tu te dis que tu as perdu du temps, que tu as simplement cherché au mauvais endroit. « De quel droit est-ce que tu as gardé ça pour toi ? Pourquoi tu l'as abandonnée là-dessous ? Tu aurais dû me le dire ! Je serais allé la chercher … tu … tu te rends compte … » La force manque. La prise se fait plus faible. « Tu l'as laissée toute seule … elle est restée toute seule là-dessous … »

Colérique et injuste. Voilà ce que tu es, lorsque les choses vont mal. Personne n'a jamais prétendu que tu étais parfait, Leith, c'est d'ailleurs loin d'être le cas, même si tu fais tous les efforts du monde pour te donner une image positive, même si en toi, il y a de bonnes choses. Beaucoup de détermination, de sincérité, de courage. Ouais, mais à côté de ça, tes émotions tu ne les maîtrisent pas, l'échec et la perte, c'est trop pour toi, et ça fait des mois que ça dure, des mois que tu vis ça en boucle avec les autres. Les liés de Cursa disparaissent, un à un, ils sont remplacés, ça va, ça vient et toi, tu te demandes quand est-ce que tu seras le prochain, à chaque fois, tu te demandes quand tu vas perdre Oslo, maintenant que t'as perdu North, quand est-ce que Kees va disparaître. Tu ne supporterais pas que ça tombe sur eux, tu ne supportes pas que ça soit tombé sur North mais … sa mort est noyée dans la perte de ton étoile alors, finalement, tout se mélange.

La prise se relâche, la peine remplace la colère … au moins Kees est en vie. Il évoque Vassili. Tu ne comprends plus rien. Vassili, tu ne le connais pas tant que ça, croisé une fois, ou deux, c'est tout, pourtant, c'est l'un des vôtres alors tu peines à comprendre les raisons pour lesquelles il aurait voulu tuer Kees et sa fiancée. Tu ne veux pas y penser, tu ne veux pas rajouter un problème à tous ceux qui s'empilent déjà face à toi et semblent représenter une montagne infranchissable. Tu souffles, ta gorge te fais souffrir, tes yeux brûlent mais tu retiens les larmes. Le vent s'apaise, se fait plus tout, il tourne autour de vous, fait voleter vos mèches dont les teintes s'opposent …

« Je sais. » Tu lâches, subitement. Bien sûr que tu sais, tu la sens, en permanence, et c'est d'autant plus frustrant que tu n'arrives pas à la retrouver, c'est comme si tu lui tournais autour depuis des jours sans jamais la voir, tu en es venu à te dire qu'elle ne voulait peut-être même plus que tu l'approches. Après tout, tu as échoué à la protéger. Oui … oui mais elle avait promis. « Je vais la retrouver. » Hors de question d'abandonner avant qu'elle ne soit là, devant toi, tu ne veux pas, tu ne peux pas. Alors, finalement, tu baisses les yeux, c'est Kees que tu observes. A t'enfermer dans ta douleur et ta colère, tu ne prends pas le temps de voir la leur alors que tu le sais, pourtant, qu'ils souffrent tout autant que toi … Qu'est-ce qu'il a vu, là, en bas ? Qu'est-ce qu'il a eu à vivre ? Tu ne peux t'en faire qu'une vague idée, jamais tu n'aurais la vérité dans son entièreté, elle ne te concerne pas. « Pardonne moi … » Pour tout. Ton absence. Ta colère. Tu avais dit que tu ferais en sorte qu'il n'arrive rien, tu as échoué. Tu n'étais pas là. Et même si tu avais été là, tu n'as été d'aucune utilité, pour Milan. Si cette fille n'avait pas été là …

Tu avances. L'observe. Ton bras vient le chercher et tu le sers contre toi, fort, un instant.