Il est occupé quand Cyllène vient le chercher. Elle sait pourtant qu’il ne faut pas le déranger, jamais, sous aucun prétexte. Alors pourquoi est-ce qu’elle s'acharne à tout faire pour qu’il perde patience ? Il déchausse les lunettes qu’il avait enfilé pour éviter une migraine carabinée, isolé dans un bureau plongé presque totalement dans le noir, si ce n’était pour une petite lampe éclairant un bureau en bois massif, recouvert de papiers. Il s’apprête à l’engueuler, lui hurler dessus comme il se plaisait à le faire, lui ordonner de se barrer et de le laisser tranquille, quand elle lui annonce le nom de son visiteur.
Son expression énervée se change en sourire exceptionnellement mauvais.

Oh, la soirée prend une tournure très intéressante, décidément.
Dante putain de Rhapsodos, ici, au Lucky Cat, pour me voir. Quel honneur, quel grand honneur, ça faisait longtemps qu’il ne m’avait pas gratifié d’une de ses visites, ce gros connard. Ça m’aurait presque manqué, si la simple idée de voir sa sale gueule ne me donnait pas des envies de violence.
J’ai presque hâte, finalement. Une bonne raison de l’humilier, il ne venait traîner ici que par nécessité, ou pour sympathiser avec Cyllène pour m’emmerder, et d’après mon employée, aujourd’hui, il avait une requête pour moi. Ou une question, peut-être, je sais pas je l’ai à moitié écoutée, je n’écoute toujours Cyllène qu’à moitié parce que je me fous de la plupart des mots stupides qui sortent de sa bouche.
Il est là.
Là, planté au milieu de ma boutique, droit comme un i, aussi droit que l’immense bâton qu’il avait dans le cul depuis toujours, il a besoin de moi, je jubile et je n’essaye même pas de le cacher.
Bien au contraire.
Rhapsodos. Que me vaut l’immense privilège de t’avoir dans mon humble établissement ?
Mon regard dévie vers sa main gauche, comme toujours, je ne m’en lasse pas, vingt ans plus tard et je ne m’en lasse toujours pas
(sa douleur son sang sa colère le sang le sang les hurlements)
c’est terrible parce que je sais que ça le dérange, tu ne peux pas me cacher ce genre de choses, Rhapsodos, je suis un véritable expert en stress post-traumatique, principalement s’il est infligé par mes soins.
Plus je m’approche et plus je me rappelle à quel point je le hais, à quel point il me déteste, c’est le genre de haine qui me fait vivre, le genre de haine qui fait se sentir vivant, tout marche mieux quand chargé du magma de la colère.
Et putain. Quand on parlait de Dante, c’était chargé à bloc.

(le couteau sous le bureau un pas un bond il est par terre et je le tue je le tue je le t)

Et j’ai pas toute la soirée à te consacrer donc va à l’essentiel.

il se tient droit, à quelques pas de lui, les mains dans le dos et remarque qu’ils ont la même position, le même sourire qui sonne faux, le sourire qui est presque une grimace, on dirait un curieux mélange, l’amorce d’un duel à mort et d’une tragédie grecque, ou les masques sont exagérés, les expressions surjouées. Ils se toisent, ils sont immobiles, un geste de trop et ça explose
oh, pourvu que ça explose

Dante et moi n’avons qu’un point commun (en tout cas, le seul que l’on veuille bien s’accorder, je pense que ni lui ni moi on n’a jamais vraiment cherché à creuser pour des ressemblances, ça ira mais je préfère l’imaginer un total opposé de moi-même, merci bien) : aller à l’essentiel. Une question, une réponse, bye bye et bon vent, et à la prochaine, le strict minimum nécessaire, jamais été un grand bavard, personnellement, et lui non plus, c’est notre seul terrain d’entente.
Mais je sens que ça lui coûte physiquement d’être là, de devoir me demander de l’aide, même quelque chose de si insignifiant, même pour une si petite question alors je prends tout mon temps pour lui répondre, c’est pas tous les jours que ce genre de déchet humain rampe à mes pieds pour une faveur (bon, en réalité, si, constamment, mais aucun qui ne me fasse autant jubiler que Dante, parce qu’il n’y aucun que je déteste plus que cet enculé), alors autant faire un peu durer le plaisir.
Qu’est-ce qu’il est laid.
Hideux, repoussant, à l’extérieur et à l’intérieur, bien évidemment (“mais t’es qui pour parler” bla bla bla au moins moi j’ai pas la moitié du visage en raclure de chiotte, laissez-moi au moins ça), il me dégoûte, il m’énerve, il aurait dû mourir, putain, je déteste cette situation, je déteste cette zone blanche dans laquelle on se trouve, si l’un porte la main sur l’autre ça pourrait lui poser de gros problèmes, et c’est tout ce dont je n’ai pas besoin maintenant.
On me doit déjà assez de thunes comme ça (je vais devoir aller réclamer, d’ailleurs, oh j’ai hâte), autant ne pas me mettre à dos mes alliés. Alliés de mes couilles, mais alliés quand même.
L’avocat ? Je le fais mariner, je prends mon temps, je fais mine de réfléchir, et ça m’agace en vérité parce que je ne peux rien lui dire de plus que ce qu’il ne sait déjà, je ne sais rien sur Blumenkranz qu’il ne sait déjà, merde, j’aurais aimé qu’il me soit redevable, j’aurais tué pour qu’il me soit redevable, mais pas cette fois, j’en ai peur, alors j’en profite juste pour lui faire perdre son temps. Rien de spécial. Je sais juste qu’on n’en a pas entendu parler depuis quelque temps. Il ne m’intéresse pas. Il me fixe de son œil mort
(est-ce que tu as hurlé ou est-ce que tu étais muet de douleur, quand les flammes ont attaqué ton visage ? est-ce que tu t’es débattu, est-ce que tu as pleuré ? et l’odeur, dante, l’odeur de ta propre chair qui brûle, est-ce que tu penses encore à l’odeur ?)
et j’ai envie de savoir ce qu’il cherche, pourquoi Blumenkranz spécifiquement, pourquoi maintenant, qu’est-ce qu’il avait derrière la tête, ce con ? Tu t’ennuies au point de chasser des fantômes, ou ça te faisait juste un prétexte pour venir me voir ? Si je te manque tant que ça tu peux m’inviter à prendre un verre, aussi.

son sourire s’élargit, il montre les dents, il pourrait se jeter sur lui et le mordre à la gorge, il pourrait lui ouvrir la cage thoracique de ses mains, lui arracher le coeur, lui piétiner les entrailles, il pourrait le

Tu passeras mes amitiés à Timofey. Oh, j’oubliais. Nevermind. Enfoncer un peu le couteau dans la plaie, petit plaisir coupable.

bras croisés, il s’appuie contre une des étagères près de lui et son sourire s’agrandit encore, son sourire de hyène, tout en dents et en dédain.

Mais c’est qu’il est futé en plus du reste. Bravooo. C’est vraiment le seul point positif de cette entrevue, je lui ai fait perdre son temps (autant qu’il m’a fait perdre le mien) et je sais que ça l’énerve, même s’il le cache bien. Je le connais bien trop mais malheureusement il me connait aussi, et il devient difficile de faire vraiment mouche, après autant d’années à mutuellement se bouffer la gueule.
Même si je ressens toujours le même dégoût à voir son visage cramé. Le même énervement. La même colère.
toujours la colère
Peu de choses ne m’inspiraient plus le mépris que Rhapsodos. Peu de jours n’avaient été aussi enrageants que celui où on a tous les deux découvert qu’on avait bien trop de contacts en commun que pour toucher ne serait-ce qu’un cheveu de l’autre. Oh, j’en aurais pleuré de rage, si c’était quelque chose que je savais faire.
à trop enfuir on oublie comment ressentir
Le meilleur moment de ma vie sera celui où je pourrai arracher son deuxième œil à la main. Lentement. Je sais que ce jour viendra, ce n’est qu’une question de temps, et du temps j’en ai autant qu’il en faut, pour un projet pareil.
je veux que tu crèves et je veux te tuer de mes propre mains, enculé
Quoi, tu vas chialer ? Allez, fais un effort, il en faudra un peu plus pour me vexer, je suis déçu, Dante, vraiment déçu, tu ne m’apportes rien qu’un ennui profond, discuter avec Cyllène serait même plus enrichissant que quoi que soit cette situation. Je t’ai connu bien plus acerbe, c’est ton grand âge qui te fait devenir mou comme ça ? On se fait vieux, Rhapsodos ? On commence à en avoir marre de la vie, Rhapsodos ? De se faire trahir ? Remets-toi vite, bitch, parce que toi et moi c’est vraiment tout ce qu’on mérite.

malgré tout ce qu’il se persuadait ne pas ressentir, le “dommage” de Dante fait mouche, et son sourire disparait, laissant place à une expression furieuse. il se décolle de l’étagère et s’avance vers Dante

Dégage.