Il est là. Silhouette fine, solitaire, des cheveux qui tombent comme le soir, blonds, longs, défaits. Je presse le pas.

Je veux passer mon bras autour de sa taille. Je veux le serrer contre moi. Je veux caresser sa joue. Je veux embrasser sa bouche. Je veux tenir sa main. Je veux mordre son ventre. Je veux griffer son dos. Je veux, je veux, je le veux. Le picotement dans le bout de mes doigts a fini par devenir familier. Heureusement, j'ai appris de mes erreurs: je porte des gants.

Aujourd'hui, ça fait un an que je ne l'ai pas touché.

Le gravier des allées crisse sous mes semelles. Il m'entend arriver, regarde par-dessus son épaule. Est-ce qu'il a deviné que c'était moi? Est-ce qu'il m'attendait, d'une façon ou d'une autre? Est-ce qu'il savait que j'aurai jamais laissé rien ni personne m'empêcher d'être là avec lui, pour lui, aujourd'hui? Numa est un mystère. Mon mystère. Je souris quand nos regards se croisent.

– Hi there, Pumpkin.

Mon cœur explose.

Un mois est passé depuis que j'ai revu Numa. Y a du progrès. Et puis, c'est pas comme si on avait eu le choix, cette fois-ci. C'est un sacré bordel qui m'est tombé du ciel sur le coin de la gueule. Enfin, une sacrée Étoile. Mais je crois que ce congé improvisé m'a fait du bien, mine de rien. Plein de temps pour se promener dans les champs, la forêt, lire, cuisiner… Bon, fallait gérer Procyon, mais j'ai l'habitude des chiens.

Je m'arrête devant la tombe pour y déposer un bouquet. Je meurs d'envie de me jeter sur Numa pour le dévorer tout entier, mais j'ai des principes.

– Bonjour, Léon.

Aujourd'hui, ça fait deux ans que Léon Celestial est mort.

La main de Numa s'empare de la mienne et c'est un électrochoc. Un coup d'œil à nos doigts entrelacés me rassure, le cuir d'agneau de mes gants a gardé sa souplesse, la peau de Numa sa pâleur. J'ai patiemment doré l'intérieur de ces gants, à la feuille, couche par couche, comme Eunoia m'a appris à faire il y a quelques années déjà, pour contenir mon pouvoir dans une prison dorée. Tout ce que j'espère, c'est qu'il ne va pas progresser. Les pouvoirs de Niels et Graham sont pas limités, eux, alors est-ce que le mien va finir par s'étendre à d'autres parties de mon corps? Who fucking knows. Et bien sûr, c'est pas Procyon qui va me répondre.

Je lâche sa main pour glisser mon bras autour de sa taille, l'attirer contre moi. Sentir sa chaleur, sa respiration, son cœur qui bat. Putain comme je l'aime.

Est-ce qu'on aurait fini ensemble sans ton intervention, Leon?

Famille de fouines.

– J'aurai manqué cette journée pour rien au monde.

Sourire carnassier de toutes mes dents pointues. Qu'on ose me dire que je suis pas le fiancé parfait, après tout ça. Même une étoile tombée du ciel pourra pas arrêter Ruben Paul Alexander DeMayo-Cortés.

– Je t'ai menti, au fait. J'ai pas quitté le pays. Je pouvais pas te quitter après t'avoir retrouvé.

J'ai envie qu'il m'embrasse. J'ai envie de sentir le poids de ses bras sur mes épaules, qu'il se pende à mon cou, qu'il ferme à moitié ses yeux et qu'il pose ses lèvres sur les miennes. Je caresse ses cheveux, sa nuque, attentif à la brûlure au bout de mes doigts, cette chaleur alchimique qui guette la moindre occasion pour jaillir.

– T'es pas venu à l'appart après nos retrouvailles. Tu voulais pas me revoir? Tu m'aimes plus?

Embrasse-moi.

Oh come on, faut toujours qu'il casse l'ambiance. Je veux juste un baiser et lui, il parle de choses qui fâchent. Je soupire, lève les yeux au ciel.

– Numa, bébé…

Il s'écarte, je grimace, passe une main sur mon visage.

– Bon, j'imagine que ça veut dire que toi aussi tu t'es retrouvé mêlé à tout ce bordel d'étoiles? Ça explique pas mal de trucs, eh. Mais ouais, la mienne s'appelle Procyon. Un sacré phénomène, j'te raconte pas, le mec c'est un chien dans un corps humain – et je te parle pas de puppy play, c'est littéralement un clebs, mal élevé en plus. On s'est relayé avec deux autres mecs du cercle pour s'occuper de lui, heureusement que j'ai de l'expérience avec les lévriers de mon père… C'est pour ça que j'ai disparu pendant un mois. Ça m'a fait des petites vacances.

J'enlève mon gant gauche, je sens à peine le froid tellement ma main brûle de désir. Je veux, je veux, je te veux. Je l'aurai. Numa lové contre moi sonne juste. C'est là qu'est sa place, c'est là qu'est la mienne. J'attrape avec nonchalance un des chrysanthèmes du bouquet pour Léon, il m'en voudra pas. Mon poignet chancelle quand la fleur si légère se change en or massif – poof! – entre mes doigts.

– Tiens, cadeau. Un peu plus classe que les cyclamens, non? Comment ils vont d'ailleurs? Tu t'en occupes bien j'espère.

J'ai pas encore tout pigé à propos de mon pouvoir. Niels et Graham m'ont un peu montré les leurs, la peau indestructible et la production d'acide, mais ils fonctionnent pas comme le mien. Tiens, si Numa est lié aussi, ça veut dire que…

– Et toi, c'est quoi ton tour de magie, Pumpkin?

Midas, eh?

– On va espérer que je m'en sorte mieux que lui, hein? Il a quand même failli mourir de faim et de soif, le mec. Pour le moment, y a que mes mains qui changent les choses en or, et puis c'est un peu au pif. J'ai intérêt à figurer le truc avant l'été parce que les gants, ça va bien deux secondes…

Mais ouais, je vais pas nier que j'ai direct pensé au mythe de Midas quand mon pouvoir a commencé à devenir hors de contrôle. Bon, ok, je l'ai jamais vraiment eu sous mon contrôle. Combien d'objets j'ai changé en or ce dernier mois? Pas mal de vaisselle, une chaise, une chemise, des bouts de bois, une bouteille de shampoing, mon iPhone, des bâtonnets de carotte… J'ai souvent senti les picotements qui annoncent une aurification quand je touchais Procyon, mais rien ne s'est jamais passé. Je sais pas si les êtres vivants sont immunisés ou si c'est spécifique à lui, vu que c'est mon Étoile et tout, mais je préfère pas prendre de risques. Alors, pendant que Numa me fait un topo sur sa situation à lui, je remets mon gant. Mieux vaut prévenir que guérir… et je sais même pas si la métamorphose est réversible.

– Pffff. Ça craint, comme pouvoir.

Ça s'appelle même pas un pouvoir, ça. Ça s'appelle être entremetteur.

– Orion? Comme un oignon? C'est un animal, aussi? Il est cool? Procyon peut-être super casse-couilles parfois, mais quand il se calme c'est une crème. Bon, le fait qu'il soit dans un corps humain c'est un peu malaisant parfois, mais on s'y fait.

– Fuuuuck. Quatre personnes? Je peux vraiment pas te laisser sans surveillance…

Je réalise pas. C'est trop, trop énorme, et c'est annoncé avec un tel détachement, comme si ces quatre meurtres étaient coincés entre le lait et les tomates-cerises sur une liste de courses.

(Ça fait si longtemps que je n'ai pas fait les courses pour nous deux…)

Sa remontrance à la con me fait grincer des dents.

– Pitié Numa, on dirait ma mère. Bah ouais, je t'ai pas écouté, et puis quoi? C'est comme ça, c'est tout. Faut vraiment que t'arrêtes d'être obsédé par le passé. Si j'avais écouté tout ce qu'on m'a dit dans ma vie j'aurais pas transitionné, j'aurais pas fait mes études en Europe, j'aurais pas accepté ce poste au CRUX, je t'aurais pas rencontré. Et commence pas à me sortir que j'aurai été plus heureux comme ça, tu sais comme j'étais malheureux à LA.

Il sait. Il sait tout de moi, de mon histoire. Je n'ai jamais rien caché à Numa, parce que je l'aime, parce qu'il m'aime. J'espérais qu'il allait se confier en retour, mais non. Toujours à se protéger de moi comme si j'étais son pire ennemi. Peut-être que je le suis. Voilà que je le retrouve, et quelque chose en lui ne tourne plus rond. Il y a un ressort cassé dans sa mécanique du cœur. C'est ça qui me qui me cueille au ventre, plus que la révélation qu'il a du sang sur les mains. Quelqu'un a brisé mon Numa, et ça me rend fou.

Et puis, Madison. Un nom qui dans sa bouche fait se tendre tous mes muscles. Puis l'annonce. Tout fait sens. Cette guérison miraculeuse était juste un autre tour de passe-passe, une prouesse d'une de ces étoiles qui commencent à être un peu trop nombreuses à mon goût.

– Oh, Maddie… Elle ne méritait pas ça.

Madison était un pion quand elle aurait dû être une reine. Toute sa vie elle aura avancé vers ce but, petite obstinée qu'elle était, pour finalement se faire faucher avant d'avoir jamais eu la chance de damer. J'ai le cœur qui se serre. Moi aussi j'ai fini par l'utiliser, comme si elle n'était qu'une simple pièce que je pouvais manipuler à ma guise. Je m'excuse pas, c'est une règle d'or, mais Maddie est sans doute la seule personne dans cet univers à qui j'aurai voulu demander pardon.

– Pfff… T'oses poser la question?

Je vais pour le prendre dans mes bras, il se laisse faire. Je retrouve sa tiédeur, la forme de son corps toute en tensions, comme un animal farouche sur le point de déguerpir. Bordel, mais qu'est-ce que je l'aime… L'envie me caresse d'enlever mes gants et de nous figer tous les deux dans cette position, pour l'éternité à venir.

– Bien sûr que tu peux. Ça fait un an que je t'attends chaque jour, Pumpkin.

Je le serre un peu plus fort, j'embrasse ses cheveux. Je savoure le moment, sa présence et ma victoire.

J'obtiens toujours ce que je désire.